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Où est passée la photo d’Aylan Kurdi sur Facebook ?

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Alors que l’ensemble de l’opinion publique européenne et des principaux dirigeants du monde ont été choqués et mobilisés par cette photo de l’enfant mort sur une plage de Turquie, cette dernière a aujourd’hui disparu des recherches de Facebook. Une sorte d’hygiénisme algorithmique, dénoncé par Olivier Ertzscheid, Maître de conférences en Sciences de l’information à l’Université de Nantes :
 
Savez-vous qu’il est impossible de rechercher une photo d’Aylan Kurdi sur Facebook ? Comprenez-moi bien, on peut bien sûr trouver des images d’Aylan Kurdi sur Facebook. Nous sommes des milliers, des millions peut-être, à en avoir vu défiler sur notre mur. Mais « rechercher » non pas « des » mais « la » photo d’Aylan Kurdi, ce réfugié de 3 ans mort noyé, rechercher cette photo sur Facebook est impossible. La photo n’existe pas. Laissez-moi vous expliquer cela.
 
Je ne vous parlerai pas de l’image elle-même, de ce qu’elle dit et de ce qu’elle révèle. Je laisse André Gunthert le faire au travers de ces deux  interviews au Figaro et à Libération, ainsi que sur son blog.
 
Je ne vous reparlerai pas non plus des photos de ces quatre autres cadavres d’enfants dont nous ignorons toujours les noms, qui sont également morts en mer pourtant quelques jours avant Aylan Kurdi. Je l’ai déjà fait hier.
 
Mais alors que la quasi-totalité des journaux (presse et télé) de la planète passent en boucle la photo d’Aylan, alors que se multiplient les éditos pour expliquer le choix de la montrer ou de ne pas la montrer (celui de Johan Hufnagel est d’ailleurs aussi inédit que courageux), je veux juste prendre cinq minutes pour revenir sur une notion qui me tient de plus en plus à coeur, ce que j’appelle « l’éditorialisation algorithmique ».
 
Concrètement, l’éditorialisation algorithmique c’est ça :
 
 (Toutes les copies d’écran de cet article ont été réalisées le Jeudi 3 septembre entre 21h et 21h45)
 
Vous pouvez, chez vous, faire le test avec la même requête #Aylankurdi, ou même varier avec « Aylan Kurdi », le résultat sera la même : rien.
 
« Sorry, we could’nt find any results for this search. »
 
Le Jeudi 3 septembre 2015, la requête « Aylan Kurdi » ne ramène aucune image dans la partie dédiée du moteur de recherche de Facebook.
 
La requête « Aylan » ramène les résultats suivants :
5 « photos », dont 2 identiques (dessins) mais toujours pas la photo

 

Trois hypothèses peuvent expliquer cela
 
Hypothèse 1 : le moteur de recherche de Facebook est d’une indigence crasse
 
Faux. A ce point-là c’est tout de même assez peu probable. On pourra aussi objecter qu’à la différence de Google, le moteur de Facebook ne tourne que sur les internalités (les contenus) publiés sur la plateforme. Là encore l’argument ne tient pas puisqu’au-delà même des individus qui ont « partagé » la photo, la plupart des journaux qui l’ont affichée à la Une disposent d’une page Facebook sur laquelle ils ont également publié cette photo. La photo est bien là, sur différents profils et pages, mais elle a disparu des résultats de recherche « de photos ».
 
Hypothèse 2 : la photo d’Aylan a été énormément « signalée » par les utilisateurs parce que jugée choquante, inappropriée, etc.
 
Vraie et fausse. Vraie car de nombreux utilisateurs l’ont effectivement « signalée », jugeant – c’est leur droit le plus strict – qu’ils n’avaient pas à s’imposer cela au petit déjeuner ou alors que leurs propres enfants pouvaient traîner devant l’ordinateur familial. Mais fausse car cela ne peut pas être suffisant pour expliquer l’absence totale de réponses dans la partie « images » du moteur de recherche de Facebook.
 
Quelques jours avant le décès d’Aylan Kurdi, d’autres photos aussi insoutenables d’enfants morts noyés et échoués sur une plage de Lybie (celle de mon précédent billet) avaient également été diffusées sur Facebook avant d’être purement et simplement supprimées … par Facebook. L’histoire est racontée en détail ici.
 
« On August 29, Syrian artist Khaled Barakeh posted an album of seven photographs to Facebook, entitled Multicultural Graveyard. »
 
Ces photos avaient été partagées et commentées plus de 100 000 fois en moins de 24 heures. Le 30 Août, l’album entier était supprimé de la plateforme.
 
Du Google Bombing au Facebook Erasing. De la même manière qu’un nombre suffisant d’utilisateurs pouvaient, à la glorieuse époque du Google Bombing, associer la requête « trou du cul » avec un résultat pointant directement vers la page officielle de l’Elysée contenant la bio de Nicolas Sarkozy, des utilisateurs sont aujourd’hui en mesure (si le nombre de signalements est suffisant ou anormalement élevé sur un laps de temps très court) de faire disparaître une œuvre de Courbet pour cause de pornographie, ou la photo du cadavre d’un enfant pour cause de « non merci, là je suis en train de manger ».
 
Autant la puissance du « Google Bombing » était enthousiasmante par la possibilité offerte de prendre l’algorithme à son propre piège, à son propre jeu, autant l’arbitraire et le puritanisme bon teint du « Facebook Erasing » est inquiétant et navrant car il fait de chacun d’entre nous le Kapo d’opérette d’un ordre moral tenant tout entier entre les sous-vêtements souillés de notre vertu effarouchée et le courroux de nos indignations de canapé.
 
Hypothèse 3 : il s’agit d’un choix – algorithmique – délibéré de la plateforme pour ne pas afficher cette photo
 
Nous en sommes réduits à l’acter comme une probabilité car, naturellement, Facebook ne communiquera jamais à ce sujet, ni pour infirmer ni pour confirmer.
 
De #JeSuisCharlie à #OùEstAylan?
 
Que Facebook choisisse d’effacer la réalité des migrants de son « mur » est une chose. Qu’il soit impossible de trouver, 24h après sa publication planétaire, la moindre trace de la photo d’Aylan Kurdi dans la partie dédiée du moteur de recherche de la plateforme en est une autre.
 
D’autant qu’à regarder du côté des autres « murs d’image » de Twitter ou de Google, la question ne se pose même pas. Les photos d’Aylan, la photo d’Aylan est là, en évidence, ainsi que l’ensemble des éléments de réappropriation, de recontextualisation qui permettent de documenter ce fait, cette sinistre réalité.
 
 
 
 
Mais sur Facebook, rien :
 
 
 
Le fait est que la photo d’Aylan Kurdi a disparu des résultats de recherche de Facebook. Alors qu’elle sature la totalité de l’espace médiatique, elle est presque totalement invisible de la plateforme qui exemplifie pourtant aujourd’hui le mieux cette « économie de l’attention ». Sa disparition induit qu’elle ne peut donc pas attirer ni fixer notre attention. Il s’agit, pour la plateforme, que nous prêtions attention à autre chose.
 
Alors pourquoi ?
 
Probablement parce qu’il y a un peu de Steve Jobs dans Mark Zuckerberg, en tout cas dans l’idée de faire de sa plateforme et de sa marque un environnement totalement « safe & secure », à l’abri de toute image trop violente, trop choquante. Un hygiénisme boutiquier.
 
Probablement parce que ce n’est pas bon pour le business. On le sait, de nombreuses études l’ont montré (y compris et surtout celles menées par Facebook à l’insu de notre plein gré), mettre les utilisateurs dans un état d’esprit « léger et joyeux » facilite et augmente le nombre d’interactions sur la plateforme et nous place dans des dispositions d’esprit susceptibles de nous faire davantage consommer et donc d’alimenter la régie publicitaire de la même plateforme.
 
Pourquoi est-ce si troublant et si grave ?
 
La disparition de la photo d’Aylan Kurdi de Facebook ne nous empêche pas de voir la réalité du drame des réfugiés. Même si la moitié de l’humanité connectée est présente sur Facebook, elle ne s’informe – heureusement – pas uniquement avec Facebook.
 
La disparition de la photo d’Aylan Kurdi de Facebook ne doit pas non plus être envisagée du point de vue de la « morale ». Facebook a beau être utilisé par la moitié de l’humanité connectée, Facebook reste une plateforme privée. Et de la même manière que Le Monde, Libé, Ouest-France ou Jean-Pierre Pernaud ont le droit de montrer ou de ne pas montrer la photo d’un cadavre d’enfant, Facebook dispose aussi de ce droit légitime. Même si à la différence des précédents, il s’exonère de toute explication sur ses choix éditoriaux et/ou algorithmiques.
 
La disparition d’Aylan Kurdi du mur d’image de Facebook est grave car elle la forme la plus perverse de l’alibi de la personnalisation. Facebook nous place en situation d’injonction paradoxale ou de double contrainte en nous laissant en porter toute la responsabilité :
 
·         « Vous ne voulez pas voir de photo d’enfant mort ? Nous comprenons, nous sommes responsables, nous ne vous en montrons pas. Si vous en voyez quand même, signalez-les nous immédiatement. »
·         « Ne pas vous montrer cette photo serait vous priver du droit d’être informé ? Justement, regardez comme cette photo a été partagée au sein de la plateforme, parmi vos propres amis. »
 
Le paradoxe peut donc être résumé ainsi : Facebook est certainement la plateforme – loin quand même derrière Twitter mais pour des raisons différentes – sur laquelle la photo d’Aylan Kurdi a le plus été « partagée » mais Facebook est aussi la plateforme sur laquelle la photo d’Aylan Kurdi est, in fine, la moins visible.
 
Comment est-ce possible ? Grâce à cet effet caractéristique des réseaux sociaux que l’on appelle l’illusion de la majorité.
 
Majority Illusion
 
Interrogez vos amis. La plupart d’entre eux vous diront qu’ils ont vu sur Facebook la photo d’Aylan Kurdi. La réalité est tout autre. L’illusion de la majorité est un phénomène qui nous fait percevoir comme commun ou très répandu un phénomène ou une information qui est en fait très rare ou très peu diffusé. Tout est expliqué en détail sur la Technology Review mais l’idée est – en gros – la suivante :
 
« This comes about because the distribution of friends on social networks follows a power law. So while most people will have a small number of friends, a few individuals have huge numbers of friends. And these people skew the average. (…)
Exactly this situation occurs in social networks, and not just for numbers of friends. (…)
Now Lerman and co have discovered a related paradox, which they call the majority illusion. This is the phenomenon in which an individual can observe a behavior or attribute in most of his or her friends, even though it is rare in the network as a whole. »
 
Pour en revenir à l’exemple de la photo d’Aylan, il suffit donc que quelques individus / pages disposant d’un très grand nombre de connexions (ou « d’amis ») aient diffusé cette photo pour que nous ayions l’impression d’une diffusion massive auprès de l’ensemble de nos « amis », même si cette diffusion est en réalité rare à l’échelle du réseau dans son ensemble.
 
Le profil de l’opinion
 
Pour comprendre pourquoi la disparition de la photo d’Aylan Kurdi à l’échelle d’un certain usage de Facebook (la recherche d’images) est, sinon préoccupante, au moins problématique, il faut faire un petit détour par Google et la politique, ainsi que par la vieille – 1972 – théorie de McCombs et Shaw sur « l’Agenda Setting ».
Prenons les choses dans l’ordre :
L’Agenda Setting. La « fonction d’agenda » est essentielle dans l’économie des médias et dans le rapport conflictuel entre les différents acteurs médiatiques : hommes politiques, instituts de sondage, éditorialistes, etc …  Les médias jouent un rôle important dans la formation de la réalité sociale par la sélection et le classement des informations. Ils sont en somme les auteurs d’un véritable agenda public qui ordonne et organise notre monde. Nos intérêts et nos incertitudes pour un objet ou un débat social créent un manque que ces médias viennent combler. L’individu indécis a besoin d’une information pour être capable de faire un choix qui accompagnera ou modifiera son positionnement idéologique. Plus l’individu maîtrise l’objet ou le débat social dont il est question et moins il assigne le rôle « d’agenda setting » aux différents médias. A l’inverse, moins l’individu maîtrise le sujet, plus ledit sujet est distant ou complexe, et plus le rôle d’agenda setting qu’il assigne aux médias sera déterminant dans les choix et le positionnement de l’individu.  Résultat des courses : les études d’agenda setting montrent que les médias ne nous disent pas « ce qu’il faut penser » mais « à quoi il faut penser », et qu’il leur est bien sûr possible d’instrumentaliser cette fonction de rappel dans le sens d’une fonction d’incitation. En termes plus clairs, on a tous noté la recrudescence des reportages sur la montée de l’insécurité dans le journal de Jean-Pierre Pernaud dans les périodes précédant une élection présidentielle.
Google et la politique. Je vous en avais déjà parlé, mais tout est rappelé dans cet article du Figaro suite à la publication d’une nouvelle étude confirmant que le simple ordonnancement des résultats sur un moteur de recherche est capable de modifier l’issue d’un vote.
 
So What ?
 
Alors que la moitié de l’humanité connectée dispose d’un compte Facebook, alors que Facebook revendique clairement son intention de devenir un média d’information natif (en incitant les journaux à publier des articles directement sur sa plateforme), alors que le seuil du milliard d’individus se connectant la même journée a été franchi récemment et le sera de plus en plus régulièrement, alors que ce qui est désormais « cherchable » et « trouvable » dans les différentes plateformes connectées (Google, Twitter, Facebook, etc) et l’ordre et le taux de rotation de cet affichage joue clairement un rôle d‘agenda setting y compris comme déclencheur auprès des médias « traditionnels », la disparition de la photo d’Aylan Kurdi doit nous permettre de nous interroger sur notre rapport à l’information, notre relation et nos représentations « privées » d’une information « publique ».
 
La dynamique informationnelle d’un réseau social n’a jamais été, n’est pas et ne pourra jamais être la même que celle d’un organe de presse. Ce n’est certes pas une découverte ni une révélation, mais à l’heure où l’on observe un basculement de plus en plus systématique des organes de presse vers des plateformes sociales, cela mérite d’être rappelé.
 
La structure même d’un réseau social, les phénomènes « d’illusion de la majorité », l’opacité algorithmique qui y préside, le lien de causalité direct entre la nature de l’information diffusée et l’impact sur les habitudes de consommation des utilisateurs qui y sont exposés et donc sur le modèle économique de la plateforme hôte, doivent nous conduire à ne pas traiter à la légère cette disparition, cette « in-trouvabilité » de la photo d’Aylan Kurdi.
 
L’autre enseignement est que l’économie de l’attention est en train de laisser la place à une économie de l’occupation. Et qu’à l’inverse de certaines stratégies éditoriales classiques de la presse, radio ou de la télévision, il est hors de question pour ces plateformes de céder à une économie de la préoccupation. Ce qui est pour le moins … préoccupant.
 
Olivier Ertzscheid,  Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication 

“A la recherche d’Aylan Kurdi.”. Affordance.info  ISSN 2260-1856. 04/0/2015 http://www.affordance.info/mon_weblog/2015/09/recherche-aylan-kurdi.html
 

 

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