La dépendance automobile des populations vivant et se déplaçant hors des zones denses urbaines constitue un phénomène bien connu et analysé par les chercheurs. Est-ce pour autant un réel problème ? Sur cet aspect déjà les points de vue divergent. Pour les uns, la voiture n’est pas vraiment nocive dans ces territoires et il convient de ne pas en contraindre l’usage, voire de l’encourager. Pour les autres, les nuisances qu’elle génère y sont autrement plus fortes si l’on veut bien approfondir le sujet.
L’essor de la voiture a permis à nombre de ménages d’échapper à la fatigue de la marche et du pédalage, de ne plus dépendre de transports publics contraignants, de gagner en liberté de mouvement, d’accéder à une plus grande diversité de destinations et de s’offrir une habitation plus spacieuse, avec jardin.
Le bouleversement des modes de vie qui en a résulté a cependant son revers : dépendre désormais d’un véhicule motorisé d’environ 1,25 tonne pour presque tous ses déplacements, ce qui n’a pas que des avantages, pour soi comme pour la planète.
Quand la dépendance devient contrainte
Concrètement, la dépendance automobile concerne avant tout les « zones peu denses », soit les petites villes de moins de 10 000 habitants et le milieu rural, selon une définition possible, où vivent 8,9 millions de ménages et 21,4 millions d’habitants, (soit le tiers de la population française). Plus des trois quarts des déplacements s’y font en voiture. Plus de la moitié des ménages y ont deux voitures ou plus. Cette dépendance est également assez forte dans les villes moyennes et en périphérie des grandes villes où vit un autre tiers de la population.
Dès que les conditions de déplacement en voiture se resserrent, la dépendance devient contrainte. Les mesures réduisant la vitesse des véhicules (multiplication des radars, baisse de la vitesse maximale de 90 à 80 km/h sur les routes à double sens sans séparateur central, généralisation des zones 30…) ou augmentant le coût des déplacements en voiture (hausse du prix du carburant, introduction d’une taxe poids lourds ou d’une taxe carbone…) entraînent de vives réactions dans la population la plus concernée, comme on l’a vu avec le mouvement des « bonnets rouges » en 2014 ou celui des « gilets jaunes » en 2018.
Des alternatives peu efficaces
En zone dense, les alternatives à l’automobile – marche, vélo, transports publics… – sont bien engagées et donnent de bons résultats. Mais en zone moins dense, elles patinent).
Les transports publics ne peuvent être déployés partout ou à un coût exorbitant. Les quelques lignes finalement acceptées doivent alors souvent être rejointes en voiture ou en deux-roues, ce qui n’est guère attractif. Le covoiturage de courte et moyenne distance a beaucoup de mal à séduire à cause des contraintes d’organisation et de la difficulté à monétiser le service. L’autostop organisé, en général gratuit, ne rend qu’un service ponctuel. Le transport à la demande est très coûteux et ne peut être qu’une solution marginale.
Le vélo n’est plus compétitif au-delà de 5 à 10 km. Il est vrai toutefois que les petits déplacements restent assez nombreux dans les territoires peu peuplés, puisque près de la moitié des déplacements y font moins de 5 km (presque les deux tiers en milieu urbain). Même le télétravail incite, en fait, les gens à habiter plus loin de leur lieu de travail ou à accepter un emploi plus éloigné de leur résidence et ne réduit en rien l’usage de la voiture.
Si bien que beaucoup s’interrogent : faut-il vraiment chercher à sortir de cette dépendance automobile ? « Pourquoi embêter les automobilistes ? », traduisent les élus et les citoyens les plus concernés.
Des nuisances non négligeables en zone peu dense
Pour nombre de chercheurs, l’affaire est entendue : la voiture ne provoque pas vraiment de nuisances en zone peu dense. Les émissions de gaz à effet de serre et de polluants diminuent grâce au resserrement des normes européennes. Avec l’essor des voitures électriques et l’amélioration de leurs performances, la question sera même bientôt réglée, espère-t-on.
Le bruit reste pourtant une gêne : les logements en bordure de route ou proche d’une autoroute subissent une décote sensible et ce n’est pas la voiture électrique qui règlera ce problème car le bruit des pneus sur la chaussée puis le bruit aérodynamique dominent au-delà de 50 km/h.
Même si la mortalité routière a été divisée par 5 en France depuis les années 1970, l’insécurité routière continue de dissuader les déplacements à pied ou à vélo dans les zones peu denses.
Un phénomène renforcé par les infrastructures de transport qui morcellent le territoire et imposent des détours. De plus, la consommation d’espace exigée par les véhicules individuels motorisés engendre une circulation dans la moindre ruelle, un stationnement généralisé sur toutes les places et même sur les trottoirs (quand il y en a). Résultat : les personnes vulnérables (enfants, seniors, handicapés…) doivent le plus souvent être accompagnées en voiture par des proches pour leurs déplacements.
À plus long terme, il faudra bien se rendre compte que la voiture n’est pas une solution durable. Son efficacité énergétique est déplorable, puisqu’en moyenne, elle transporte à 93 % son propre poids et pour le reste seulement des personnes et des charges. Les ressources de la planète ne seront jamais suffisantes pour faire face à un tel gaspillage : même si le taux de recyclage des véhicules hors d’usage s’améliore, les matériaux et composants récupérés sont généralement dégradés.
On ne sait pas encore précisément quelles seront les ressources qui viendront à manquer en premier : le cuivre pour les circuits électriques, le néodyme pour les aimants permanents des moteurs électriques, le cobalt pour la production de batteries ou d’autres encore ? Il est certain, en revanche, que le prix des voitures et de l’énergie aura de plus en plus tendance à augmenter.
Vers des véhicules plus frugaux
Pour réduire toutes ces nuisances et conserver une mobilité à la fois individuelle, accessible et bon marché, une solution particulièrement efficace mais encore peu explorée, consistera à s’orienter vers d’autres véhicules beaucoup moins lourds (moins de 500 kg) et moins rapides (maximum 50 km/h), plus spécialisés et suffisants pour la grande majorité des usages et notamment des déplacements domicile-travail actuels.
Ces « véhicules intermédiaires » entre le vélo classique et la voiture, qu’elle soit thermique, hybride ou électrique, sont très divers : vélos électriques (VAE ou speed pedelec), vélos spéciaux (cargocycles, vélomobiles, vélo-voitures…), microvoitures (sorte de quads électriques), deux-roues motorisés protégés, voiturettes ou mini-voitures. Des pionniers les testent, y compris en zone rurale de montagne.
Pourtant, l’utilisation de tels modes est aujourd’hui considérée comme une régression intolérable et paraît même impensable, tant le standard de la voiture individuelle et le mode de vie qui va avec sont intériorisés dans tous les milieux sociaux.
En façonnant nos imaginaires, par leur campagnes publicitaires massives, les constructeurs automobiles y veillent.
L’accès à des véhicules toujours plus sophistiqués correspondrait, nous disent-ils, aux aspirations de la société. Il est au contraire probable qu’avec le renouvellement des générations et la montée des périls environnementaux, les gens souhaitent explorer progressivement d’autres façons de se déplacer et de vivre, fondées sur un ralentissement général, une frugalité choisie, des mobilités plus actives et plus de proximité.
En découlera un rapprochement des différents lieux de vie (domicile, travail, services…) et des relations moins lointaines mais plus approfondies.
Frédéric Héran, Économiste et urbaniste, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation, partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.