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Emmanuelle Charpentier

Une biologiste française invente l’arme absolue pour corriger, améliorer ou rééditer la vie

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Elle n’a pas encore reçu le Nobel de chimie mais décroche aujourd’hui le prix Princesse des Asturies. Emmanuelle Charpentier, microbiologiste hors pair a mis au point en 2012, une technique au doux nom de CRISPR/Cas. Celle-ci n’a pas fini de révolutionner l’ingénierie du vivant. Cette chirurgie moléculaire ouvre des possibles vertigineux. Avec leur cortège d’urgences éthiques et réglementaires.
 
Elle a troqué la danse pour l’exploration des défenses bactériennes. Emmanuelle Charpentier incarne la force de caractère et la curiosité. Cette biologiste française née en 1968, à Juvisy (Essonne) vient de recevoir le prix Princesse des Asturies, le plus prestigieux des prix décernés en Espagne. Depuis six ans, elle enchaîne les conférences et les distinctions : en avril 2015 elle avait reçu à Genève le Prix Louis-Jeantet de médecine) ; on se souvient aussi de la cérémonie du Breakthrough Prize in Life Sciences, en Californie, en novembre 2014, où elle a reçu avec sa collaboratrice Jennifer Doudna, de Berkeley, un prix de près de 3 millions de dollars.
 
Un outil prodigieux de cuisine moléculaire
 
Pourquoi tant de reconnaissances ? Les travaux d’Emmanuelle Charpentier ont abouti à une véritable révolution dans l’univers du design des organismes vivants. Si depuis 1975, on manipule les génomes en leur greffant des morceaux d’information pour leur faire faire de nouvelles productions (insecticides, herbicides, médicamenteuses…) personne n’était arrivé encore à cibler et ajouter des gènes juste aux endroits voulus. L’invention d’Emmanuelle Charpentier et de sa collègue américaine Jennifer Doudna (Université de Berkeley) consiste à utiliser une « tête chercheuse » ultra précise capable de repérer et détruire une zone d’insertion dans le génome. Leur trouvaille est une illustration de la sérendipité puisque jamais la portée de l’outil n’a été imaginée par les deux chercheuses au départ. Les hasards où mène l’envie de comprendre…
 
Tout a commencé avec l’intérêt d’Emmanuelle Charpentier pour le système immunitaire des … bactéries. Oui, les microbes ont de la mémoire ! Ils apprennent à repousser les virus qui les infectent en multipliant en d’innombrables exemplaires des petits bouts d’ADN viral. Ces répétitions forment comme des bégaiements, repérés dès 1987 par l’équipe charentaise de Philippe Horvath travaillant pour l’entreprise Danisco (rachetée par Dupont). Or cette trace, ainsi fixée, s’avère protéger les souches de bactéries des futures attaques du virus.
 

Jennifer Doudna présentant le CRISPR – Cas9
 
Encore fallait-il comprendre le mécanisme de cette résistance. Les deux chercheuses Charpentier et Doudna publient en 2012 leurs travaux décisifs (1). Elles montrent que la bactérie dispose d’un véritable système sentinelle qui dès que l’ADN du virus déjà reconnu pénètre dans la bactérie pour prendre son contrôle, celle-ci le repère grâce à son système dit CRISPR (Clustered Regularly Insterspaced Palindromic Repeats) et le coupe par son « enzyme tête chercheuse » appelée « Cas9 ». Le potentiel de la technique comme outil de génie génétique est mis en évidence dans les mois qui suivent avec la publication de Luciano Maraffini de l’Université Rockfeller, à New York (2)
 
Précise, efficace, simple et ultra rapide
 
Dès lors, c’est l’explosion de la technique CRISPR/Cas qui se révèle précise, efficace, simple et ultra rapide. Avec elle, tout devient interchangeable : Feng Zhand du Broad Institute du MIT à Cambridge, décrit CRISPR/cas comme la fonction « rechercher-remplacer » d’un ordinateur. L’outil est aussi universel : on s’en sert donc pour améliorer les semences de blé ou de pomme de terre, ajouter des traits aux espèces d’élevage, corriger des gènes sur des embryons humains.
 
 
 
La puissance de la méthode fait des « merveilles » comme le souligne le journaliste du Monde, Stéphane Foucard dans son article Editer la nature. Des chercheurs chinois ont réussi à rendre le blé résistant à l’oïdium, en inactivant les six copies du gène du récepteur du  champignon.  Lisong Li de l’université de Shanghaï a corrigé une mutation héréditaire responsable de la cataracte chez la souris. Et en avril dernier, l’équipe dirigée par Junjiu Huang de l’Université Sun Yat-sen (Canton) – encore chinoise – a publié dans la revue Proteins and Cells, des travaux visant à modifier des embryons humains. Objectif affiché: corriger un gène responsable d’une affection sanguine: la bêta-thalassémie. Objectif non déclaré: prendre de l’avance dans la course à un nouvel eldorado, celui des modifications génétiques transmissibles dans l’espèce humaine.
Maintenant que les Chinois peuvent modifier génétiquement les humains, si on appuyait sur «pause» pour réfléchir un peu? proposait le journaliste Jean-Yves Nau en mai dernier.  Un mois plus tard,  Emmanuelle Charpentier qui aujourd’hui dirige le département de biologie infectieuse de l’Institut Max Planck  à Berlin, s’exprimait à la tribune de l’Académie des sciences précisant que «cette technique fonctionne si bien et rencontre un tel succès qu’il serait important d’évaluer les aspects éthiques de son utilisation».
Un sommet des principales sociétés savantes américaines, chinoises et britanniques portant sur l’édition des gènes humains est prévu en décembre à Washington.
 
Les questions éthiques se doublent d’une féroce compétition juridique quant à la propriété des brevets sur cette technique. Car les enjeux sont colossaux tant dans le domaine de la santé que pour l’agriculture. Mais, il faudra parvenir à distinguer les applications humaines et non-humaines, agricoles ou microbiologiques, alimentaires ou non-alimentaires, utiles ou futiles, pour éviter amalgames et polémiques stériles.
 
OGM ou non-OGM ?
 
Le procédé CRISPR/Cas est devenu incontournable dans le secteur agroalimentaire. Il révolutionne la mutagenèse qui se pratique par les semenciers depuis plus de 60 ans. Au lieu de générer des mutations par des rayons ionisants ou des agents chimiques à l’aveugle puis de sélectionner les plantes ayant les traits recherchés  (ce qui prend plusieurs années), l’outil permet de muter un gène précis en quelques semaines. Par cette approche et des techniques apparentées, (Zinc Finger, TALENs, sélection par marqueurs..) ont été mises au point puis autorisées sur le marché américain des pommes génétiquement modifiées de cette manière et dénommée ArticApple (approuvées par la FDA en mars 2015). La chair de celle-ci ne brunit pas car un gène (responsable de l’expression of polyphenol oxidase (PPO) a été rendu silencieux. Les pommes « Arctic » ont eu un grand retentissement médiatique lorsque l’Agence canadienne d’inspection des aliments  a publié sur son site internet (le 2 mai 2012) la demande d’autorisation au Canada soumise par Okanagan10 sollicitant les commentaires du public..
 

Arctic Apple
 
Une pomme de terre InnateTM Potatoes, produite par J. R. Simplot Company est aussi consommable sur les marchés américains depuis avril 2015. Celle-ci contient peu d’asparagine, acide aminé qui génère de l’acrylamide cancérigène à la cuisson.
 
Dans le pipeline, on trouve des pommes résistances à la tavelure, de l’orge allégé en phytates (composants phosphorés des plantes qui ne sont pas digérables par les animaux d’élevage) pour rendre le phosphore plus disponible pour être assimilé, des peupliers à la croissance rapide pour un usage comme biofuels…. sans compter les modifications des microorganismes comme la levure ou les microalgues pour leur faire produire des molécules d’intérêt (morphine ou antibiotiques produits par Eligo Biosciences), de l’éthanol ou autres biocarburants, ou bien pour leur faire avaler du C02 (Carboyeast de Denis Pompon à TWB). Deux start ups en France, Abolis et Bgene, produisent des souches microbiennes à façon pour les grands groupes.
 
Quand CRISPR/Cas devient un casse-tête réglementaire
 
Face à ces développements, une question lancinante sourd : ces organismes modifiés sont-ils des OGM ? Vont-ils devoir suivre es évaluations et la législation les concernant ?
En clair, ces interventions qui confèrent de nouvelles fonctions doivent-elles être soumises à précaution du fait d’effets possibles inattendus ?
Pour rappel au niveau européen, la Directive de 1990 définissait un OGM comme « un organisme dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par recombinaison ou recombinaison naturelle ». Etaient exclus les organismes issus des mutagenèses classiques considérant que ces méthodes n’introduisent aucun transfert interespèces notamment. C’est ainsi que les semenciers proposent d’assimiler CRISPR/Cas (et les techniques voisines) aux mutagenèses classiques (qui n’introduisent aucun gène étranger à la variété) et d’assimiler ces organismes comme non OGM.
Mais les avis divergent sur le sujet. Les Comités chargés d’examiner cette question se multiplient à Washington, Bruxelles, dans les ministères, et les instituts de recherche.  Et Le Haut Conseil aux biotechnologies en France, va devoir se mobiliser sur ces controverses. Avec des questions des plus complexes : Si l’on évite une mutagenèse tous azimuts comme par le passé, est-on dans une production mieux contrôlée ? Ces interventions sont-elles sans effet sur les écosystèmes ou la santé ? Quels moyens a-t-on pour établir un suivi de ces productions ?
 
 
Cette mobilisation se déroule sur fond d’investissements massifs dans le secteur sous la bannière de la « biologie de synthèse ». L’ingénierie du vivant devient le défi stratégique aux Etats Unis où l’on pourrait atteindre un montant d’un milliard de dollars cette année, si l’on cumule les financements publics et privés. On compte 200 entreprises dans le secteur. « Depuis deux ans, les milliardaires du high-tech comme Peter Thiel cofondateur de Paypal ou Eric Schmidt de Google se tournent vers les biotechnologies, précise Corine Lesne dans son reportage Le boom de la biologie synthétique. Elle souligne que la DARPA, Agence du Pentagone pour la recherche défense avancée, apporte à elle seule 60% des fonds publics. Cet effort ne comporte qu’un minuscule  volet d’études sanitaires et environnementales (1% des financements). Le public est aussi tenu à l’écart de ces projets puisque seulement 23% des Américains (et 17% des Européens) ont quelque idée sur la biologie de synthèse (selon le sondage du Woodrow Wilson Institute de Washington). « Nous sommes dans cette situation étrange où il y a davantage d’argent et une réglementation inadaptée », remarque David Rejeski directeur du programme sur la science et l’innovation technologique au Woodrow Wilson Institute.
 
L’Europe mobilisée et tétanisée
 
En Europe, des programmes ont été mis en place pour faire connaître la biologie de synthèse et la bioéconomie. Synenergene par exemple s’illustre, en France par le Projet Festival Vivant qui questionne  l’industrialisation du vivant et l’emprise américaine réduisant la diversité des approches) à Vienne par le festival Biofiction, ou à Fribourg du théâtre… Le processus créatif entre scientifiques et artistes StudioLabProject donne aussi à voir la biologie de synthèse.
On peut regretter que des rencontres sur le sujet restent confidentielles en France, notamment celle à Biocitech le 27 novembre prochain organisée par l’AlEnvi. Il faut l’initiative de l’ONG ETC Group et le What Next Institute pour que se tienne à Genève le 9 décembre prochain une discussion sur la gouvernance de ces biotechniques (3)
 
Dans la communauté génétique, des voix se font entendre pour réclamer l’organisation d’une nouvelle «Conférence d’Asilomar». Cette réunion (de 130 généticiens à huis clos) avait été organisée en 1975 et avait demandé un moratoire sur les «manipulations génétiques» pour éviter des OGM non contrôlés dans l’environnement. Membre du Comité national consultatif d’éthique, Patrick Gaudray ne croit pas à la pertinence d’un moratoire : «J’ai connu les débuts du “génie génétique”, le moratoire de 1975 et la conférence d’Asilomar, explique-t-il. Et j’ai observé que rien n’a été évité, que le débat public sur les OGM n’a jamais eu lieu, et que, avec un peu de mauvais esprit, on peut y voir le temps de respiration qui était nécessaire aux technologues (américains, en particulier) pour se mettre en ordre de marche et devenir hégémoniques. Je ne crois pas à la pureté des annonces de réflexion et de moratoire publiées dans les deux grands journaux scientifiques (Nature et Science) qui ont rejeté l’article de l’équipe dirigée par Junjiu Hua. »
 
Dans ce contexte foisonnant, la France, premier exportateur mondial de semences, a tout intérêt à rendre les projets lisibles, accessibles et critiquables, comme l’on compris les Canadiens avec leur « ArticApple ». La plateforme GENIUS  qui évoque la question de l’utilité (Useful plants and sustainable agriculture) coordonnée par l’INRA est peut-être l’ébauche d’un dialogue. Financé à hauteur de 21,3 millions d’euros pour 7 ans, il vise à « expérimenter la construction sociale des projets », chère à Christian Huygue, directeur scientifiques adjoint de l’INRA.
 
 
 
(1)           Martin Jinek, Programmable dual-RNA-guided DNA endonuclease in adaptive bacterial immunity, Science, vol. 337, no 6096,‎ août 2012, p. 816-821.
(2)           Jiang et al, RNA-guided editiong of bacterial génomes using CRISPR/cas Systems, Nature Biotechnology, 2013
(3)           Governing Biotech 2.0:   How Synthetic Biology will Impact Rights, Livelihoods and Life, International Labour Organisation, 9 décembre 2015, Genève.
 
 

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