Savez-vous qu’il existe une énergie nucléaire « propre », sans danger, presque sans déchets, sans risque, sans pollution ? Ce « nucléaire vert » serait le thorium. Ce n’est pas une nouveauté car on connait ce combustible depuis la fin du XIXe siècle. Et pourtant, cette énergie magique n’a jamais réussi à percer, malgré tous les espoirs qu’elle nourrit. Jusqu’à aujourd’hui. En effet, les scientifiques du Nuclear Research and Consultancy Group (NRG) à Petten aux Pays-Bas, ont commencé la première expérience de réacteur de thorium à sels fondus. Cette expérience baptisée SALt Irradiation ExperimeNT (SALIENT) a été préparée en collaboration avec l’European Commission Laboratory Joint Research Center-ITU. L’Europe entre ainsi dans la course au Thorium.
L’industrie nucléaire est contestée, décriée, combattue par les défenseurs de l’environnement de toutes obédiences. Ses dangers, depuis Tchernobyl et Fukushima, ne sont plus à démontrer. Les risques qu’elle suscite en matière d’opportunités d’armement atomique reprennent avec plus d’acuité que jamais, face aux folies nord-coréennes. Une énergie nucléaire plus propre que l’actuelle est pourtant possible. On la connaît depuis des décennies et pourtant elle a toujours été rejetée au profit du nucléaire à uranium. Histoire d’une malédiction.
L’histoire commence en 1828 sur l’île de Løvøy, en Norvège. A l’occasion d’une promenade, le jeune Morten Thrane Esmark découvre une pierre noire étrange. N’importe qui d’autre l’aurait jetée sur le bas-côté du chemin. Mais le jeune garçon est le fils d’un minéralogiste distingué, le professeur Jens Esmark. Hélas, celui-ci se déclare incapable d’identifier cette pierre noire. Il l’expédie donc au chimiste suédois Jöns Jakob Berzelius qui en fait l’analyse et s’empresse de la baptiser du nom du dieu scandinave du tonnerre, Thor. Le thorium était né. Mais on ne savait pas trop à quoi il pouvait servir. Il fut utilisé pendant quelques années pour les manchons à incandescence, mais sans réel succès. Il faudra attendre 1898 pour que Marie Curie, associée au chimiste Gerhard Schmidt, découvre la radioactivité du thorium. Puis plus rien ; le thorium est remisé au rang de curiosité scientifique.
Dans les années 40, l’Amérique veut en finir avec la guerre. Elle lance le fameux projet Manhattan qui réunit les plus éminents savants de l’époque pour développer l’arme absolue. L’industrie nucléaire naît, sous les auspices de l’armée. Après Hiroshima et Nagasaki, l’atome se révèle être une source d’énergie inouïe. Des projets de réacteurs nucléaires destinés à produire de l’électricité s’activent dans tous les labos. Deux écoles s’affrontent : les partisans de l’uranium et ceux du thorium. Les premiers voient dans leur minerai un gage de puissance militaire, les seconds défendent un minerai largement présent sur l’ensemble de la planète, et qui, à quantité égale, contiendrait 20 millions de fois plus d’énergie que le charbon. Dans les années cinquante, les premiers réacteurs expérimentaux au thorium sont construits mais le lobby militaire fait tout pour évincer ce concurrent gênant de l’uranium. Et réussit son opération d’étouffement de la filière thorium. Au premier rang des évincés figure le physicien américain Alvin Weinberg, viré de la direction du grand laboratoire d’Oak Ridge parce que tête de file des recherches sur les réacteurs au thorium « à sels fondus ».
Tous les réacteurs nucléaires transportent la chaleur sous forme d’un fluide destiné à faire tourner des turbines pour produire de l’électricité. Deux technologies s’affrontent : celle fonctionnant à eau pressurisée (pratiquée par quasiment toutes les centrales nucléaires actuelles) ; et celle dite des sels fondus. Dans le premier cas, si le réacteur surchauffe ou n’est plus suffisamment refroidi, c’est Tchernobyl, Three Miles Island ou Fukushima… Dans l’autre cas, avec les réacteurs à sels fondus, en cas d’incident grave de fonctionnement, les fluides se solidifieraient immédiatement, emprisonnant la radioactivité et l’empêchant de se diffuser dans l’environnement. C’est pourtant la première voie qu’empruntèrent toutes les industries nucléaires du monde, aussi bien pour leurs centrales que pour leurs sous-marins ou porte-avions. Le poids de l’industrie militaire oriente ainsi depuis soixante ans la filière nucléaire dans ses choix, jusqu’à aujourd’hui.
C’est ainsi que le thorium, malgré ses avantages apparents est évincé de la course à l’industrie nucléaire. Ce minerai est pourtant quatre fois plus répandu sur le globe que l’uranium. La France, par exemple, en possède dans son sol suffisamment pour alimenter en énergie toute sa population pendant 190 années. Ce combustible permettrait ainsi de décharger les pressions géopolitiques liées à la mainmise sur les minerais radioactifs. Le thorium dégagerait moins de déchets radioactifs. Si le nucléaire n’avait pas été inventé pour fabriquer des armes atomiques, nos centrales fonctionneraient sans nul doute avec des réacteurs à sels fondus de thorium. Et Tchernobyl comme Fukushima seraient restés des petits points insignifiants sur les cartes de géographie.
Mais l’histoire du thorium n’est pas terminée. Le recours à des réacteurs nucléaires verts, à sels fondus, refait surface et convainc même les écologistes les plus vindicatifs dans le combat contre le nucléaire.
Un peu partout dans le monde, des initiatives sont lancées : Bill Gates s’y intéresse, les chinois – pollués à mort par leur charbon – décident d’investir 350 millions de dollars dans cette filière « révolutionnaire ». En France, on est plus timide, avec un contrepoids majeur, celui de l’industrie nucléaire « classique » dans laquelle Areva et EDF se sont embourbés, avec notamment le réacteur EPR qui leur procure des cauchemars, mais qui fonctionne toujours à eau pressurisée. Alors, c’est 3.5 millions d’euros seulement qui ont été accordés au seul laboratoire français qui s’intéresse vraiment au thorium : celui de Daniel Heuer du CNRS-LSPC de Grenoble. Une mise ridicule dans une partie de poker qui s’annonce mondiale.
Depuis une quinzaine d’années, des chercheurs français du CNRS travaillent sur la conception d’un réacteur à sels fondus baptisé MSFR (Molten Salt Fast Reactor). Leur expérience dans ce domaine scientifique est reconnue au niveau mondial. Le scénario imaginé par les chercheurs français part d’un constat simple : la demande énergétique mondiale ne va cesser de croître et, avec elle, une forte augmentation de la part du nucléaire dans le paysage énergétique de notre planète. Selon eux, à l’horizon 2050, il est très difficile d’imaginer un développement du nucléaire fondé sur les technologies actuelles avec notamment des réacteurs à eau pressurisée fonctionnant à l’uranium enrichi. Outre les aspects environnementaux et la durée de vie extrêmement longue des déchets radioactifs dont on ne sait que faire, un tel choix entraînerait, selon les chercheurs, un épuisement des réserves mondiales en uranium en moins de 70 ans.
Il existe une seconde voie qui repose sur le développement de réacteurs à neutrons rapides (RNR). Ce sont des surgénérateurs utilisant le plutonium comme combustible et des systèmes de réacteurs à eau pressurisée. Ce type de réacteurs ne serait pas capable de traiter la demande attendue en 2050 et ne réglerait en rien les questions d’acceptabilité sociale liées aux problèmes de sécurité nucléaire.
Reste une troisième voie, celle des réacteurs à sels fondus-thorium. Ils nécessitent dix fois moins de matière fissile pour démarrer que les RNR. Ensuite, les déchets très radioactifs sont réduits de manière considérable. Enfin, les produits de fission et les déchets ultimes peuvent être retraités en continu. Ces arguments* incitent des chercheurs comme Daniel Heuer à imaginer un parc de réacteurs complémentaires, voire de micro-réacteurs de proximité.
Verra-t-on dans quelques années des réacteurs nucléaires verts fleurir dans nos campagnes ? À l’heure actuelle, seules la Chine, l’Inde et l’Indonésie travaillent sur les réacteurs de thorium à sels fondus. L’approche de la Chine implique une étape intermédiaire de l’exploitation d’un réacteur à lit refroidi aux sels fondus et l’Indonésie a manifesté son intérêt à travailler avec ThorCon pour tester un réacteur non alimenté à grande échelle avant de commencer ses opérations commerciales. L’Inde a quelques conceptions de réacteurs de thorium à sels fondus sur le papier, mais aucune ne reçoit beaucoup d’attention. Les scientifiques indiens s’intéressent davantage à un réacteur avancé à eau lourde alimenté par le thorium (Advanced Heavy Water Reactor) tandis le premier ministre indien envisage de conclure des contrats sur des réacteurs à eau légère (uranium) en provenance de Russie.
Aussi, l’initiative de NRG avec SALIENT aux Pays-bas renforce la concurrence au niveau international. Ce pays pourrait être le premier à proposer un réacteur commercial alimenté au thorium. Et cette expérience permet à l’Europe d’être en tête dans la quête de l’énergie commerciale à base de thorium après des décennies de retard. Un succès à Petten pourrait inciter des pays comme l’Inde à accélérer le développement de leur technologie. Cela peut aussi booster de nombreuses startups qui ont des idées intéressantes en la matière, mais qui ont dû mal à obtenir des financements. Serions-nous donc en train d’assister à la fin de la malédiction du thorium ?
* Nucléaire : quels scénarios pour le futur ? (Collection 360). Michel Chatelier – Patrick Criqui – Daniel Heuer – Sylvestre Huet
Image d’en-tête : © Jakob Madsen
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