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Russie : la tyrannie est-elle une pathologie

Russie : la tyrannie est-elle une pathologie ?

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Aucune autorité médicale ne saurait s’ériger en instance de jugement moral du comportement d’un homme ; ce n’est pas sa fonction. Elle peut, au mieux, éclairer sous un angle médical, ce que seraient l’expression et les conséquences d’une pathologie qui affecte un homme d’État susceptible d’enclencher le feu nucléaire dans un contexte de gouvernance où son pouvoir échapperait à toute forme de contrôle. Aujourd’hui, d’évidence et quelques soient les mesures internationales d’ordre économique mises en œuvre pour faire pression sur ses arbitrages, il poursuit inexorablement le plan qu’il semble s’être fixé, peut-être même renforcé par les réprobations que suscite son entreprise de dévastation de l’Ukraine.

Face aux crimes contre l’humanité

Nos démocraties ont compris que les combats en Ukraine engagent le devenir des valeurs de dignité et de liberté défendues dans les « années noires » en Europe face à des fanatismes qui les menacent à nouveau aujourd’hui.

Saisi de manière inattendue comme professeur d’éthique médicale à propos des règles appliquées au respect de la confidentialité des informations relatives à l’état de santé d’un chef d’État et à ce que serait en ce domaine un devoir d’ingérence, je constate que nous sommes dépourvus du recours à une instance internationale susceptible de recevoir un signalement et d’engager si nécessaire une procédure appropriée.
Nous sommes tout autant démunis d’une réflexion et de résolutions pertinentes, alors que le Code de Nuremberg (1947) s’est appliqué à imposer un cadre moral susceptible de prémunir la recherche biomédicale de tout traitement que l’on qualifiera par la suite de « cruel, inhumain ou dégradant  ». Qu’en est-il d’exactions commises sur des populations pour les soumettre à la terreur, qu’elles soient niées ou assumées dans le cadre d’une visée destructrice annoncée, planifiée et scrutée à distance jusque dans les abris souterrains au moyen de technologies qui parviennent même à identifier les criminels ?

Si l’obligation de signalement au procureur de la République s’impose sous certaines conditions pour prévenir une situation de vulnérabilité dans un contexte de menace à l’intégrité de la personne, l’attachement au secret professionnel et au respect de la sphère privée provoque des réticences à intervenir, y compris dans le contexte de violences conjugales qui parfois aboutissent au meurtre. Qu’en est-il alors de l’effectivité de nos engagements moraux à protéger des populations exposées aux exactions systématisées décrétées par un chef d’État ?

Lorsque le ministre français des Affaires étrangères s’associe aux responsables politiques et aux ONG dénonçant les crimes contre l’humanité commis par l’armée Russe en Ukraine, il est évident que l’impuissance structurelle du Conseil de sécurité de l’ONU à condamner l’un de ses membres peut apparaître comme une défaite qui, indirectement, cautionne la barbarie. La Cour internationale de Justice recueille les témoignages et dresse l’inventaire dramatique du désastre relayé en direct par les chaînes d’information continue, pour constater que le pire n’aura pas été évité. Pourtant nos démocraties ont compris, – unies dans une mobilisation qui les élèvent au-delà de leurs clivages –, que les combats en Ukraine engagent le devenir des valeurs de dignité et de liberté défendues dans les « années noires » en Europe, face aux fanatismes qui les menacent à nouveau aujourd’hui.

Notre démocratie est-elle en position morale de s’opposer à la tyrannie ?

Notre démocratie est-elle en position morale de s’opposer, en acceptant d’en prendre tous les risques, à la tyrannie d’une déraison politique qui se nourrit de ses faiblesses tout en ayant été stratège de son affaiblissement, de ses contradictions idéologiques, et de tensions qui fracturent la cohésion nationale y compris au regard de l’ignominie ?

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Tenter de recourir à une causalité médicale, à l’invocation d’une pathologie susceptible de modifier l’entendement et les capacités décisionnelles d’un dirigeant politique pour expliquer ce que serait sa déraison, est significatif d’une impuissance à admettre la rationalité d’une barbarie qui défie notre pensée, notre culture et l’éthique d’une démocratie.

Du reste, dans l’évaluation du gradient de la raison et de la faculté d’esprit critique des personnalités politiques en charge de décisions qui déterminent notre présent et son devenir, aucune échelle et donc aucune évaluation scientifique ne nous assure a priori de la pertinence de nos choix électifs. Nous décidons de faire confiance aux personnalités politiques dont nous estimons, selon des critères personnels et une expérience partagée, qu’elles représentent et défendent nos conceptions du bien public. Mais n’avons-nous pas observé ces derniers mois que nous serions accessibles à des thématiques et à des résolutions dont le caractère radical semble atténué par les peurs et les urgences inhérentes au contexte socio-politique actuel ? De telle sorte que nous pourrions nous risquer à préférer les extrêmes, voire les perversions d’un discours vindicatif et délétère, à la mesure du discernement et d’une retenue morale.

Il est évident, et l’histoire en atteste, qu’exercer le pouvoir relève d’une volonté et d’une capacité d’engagements et de dépassement de soi, caractéristiques d’un état d’esprit et d’un profil psychologique singularisant ceux qui aspirent aux plus hautes fonctions de l’État. Même en démocratie, l’environnement du pouvoir peut être de nature à renforcer un sentiment d’autorité, de toute-puissance et d’invulnérabilité personnelles, rétif à la contradiction et bien vite convaincu d’incarner la nation au point de détenir une conception absolue de l’intérêt général qui ne se discuterait plus.

Certaines manifestations de l’autorité de l’État ne sont-elles pas assimilées, dans leurs excès, à une pathologie de la politique, les analystes de la vie publique posant même des diagnostiques inquiétant sur « l’état de santé de notre démocratie », voire sur les conditions de sa « survie » ?

Distinguer dans le contexte présent entre ce que serait la santé de notre démocratie et les pathologies qu’elle génère jusqu’à constater qu’elle pourrait ne pas résister aux contestations de ses principes et de ses valeurs dans les dérives d’une rhétorique vindicative, c’est pronostiquer, à la manière d’une observation clinique, l’éventualité d’une mort clinique que nombre d’observateurs redoutent désormais.

Mais j’ose alors la question d’actualité. Notre démocratie est-elle en position morale de s’opposer, en acceptant d’en prendre tous les risques, à la tyrannie d’une déraison politique qui se nourrit de ses faiblesses tout en ayant été stratège de son affaiblissement, de ses contradictions idéologiques, et de tensions qui fracturent la cohésion nationale y compris au regard de l’ignominie ?

Est-il alors encore temps de solliciter l’expertise médicale pour poser un diagnostic ?

Nous voilà en quelque sorte dépendants d’une déraison et peut-être déraisonnables nous-mêmes, estimant que nos soutiens moraux et l’armement par des voies détournées des forces ukrainiennes nous permettent de préserver la cohérence d’un sens moral opposé aux stratégies mises en œuvre pour l’anéantir.

Que l’obstination à décimer les Ukrainiens et à anéantir selon une stratégie du désastre revendiquée, assumée, programmée et méticuleusement planifiée, un espace de démocratie en Europe, puisse être assimilable aux conséquences d’un comportement pathologique, n’explique ou ne justifie pas notre impuissance à éviter pire encore. Au contraire, ce seul constat devrait plutôt inciter à admettre que les codes habituels de la diplomatie se heurtent aux obstacles d’une démesure et d’une obstination que renforcerait notre acharnement à croire encore que préserver le lien quoi qu’il en coûte est la tactique adaptée.

Certes, comme dans la négociation avec une personne dont les facultés de jugement critique s’avèreraient altérées, le recours aux dispositifs de sanctions visant à l’assujettir à des contraintes susceptibles d’éveiller en elle un principe de réalité est privilégié faute d’alternative qui équivaudrait à une intervention militaire de nature à provoquer le feu nucléaire.

Il est évident que les décisions et les réactions erratiques du président de la Fédération de Russie depuis son premier mandat le 7 mai 2020, ont imposé à la communauté internationale un mode de gouvernance avec lequel elle a jusqu’à présent composé, transigeant en tant de domaines sur les enjeux moraux et politiques qui devraient prévaloir en démocratie. Lorsque le sentiment de puissance, d’invincibilité et l’indifférence à la moindre compassion forgent une doctrine d’action inspirée par une vision idéalisée du monde à laquelle aucune autorité ne pourrait s’opposer, la tyrannie verse dans cette démesure destructrice qui abolit les conditions mêmes d’une société civilisée. Est-il alors encore temps de solliciter l’expertise médicale pour poser un diagnostic ?

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L’anosognosie est l’incapacité d’avoir conscience d’une maladie qui affecte les capacités de discernement, comme c’est notamment le cas pour différentes formes de démences. Selon quels critères identifie-t-on que le comportement de la personne déroge aux normes, ses altérations fonctionnelles compromettant ses facultés décisionnelles et pouvant générer des situations incontrôlables ? À la nosologie médicale devrait correspondre une nosologie appliquée aux circonstances et aux situations qui engagent des responsabilités politiques déterminantes au plan national comme dans leurs prolongements internationaux. Les démocraties sont dotées de capacités de régulation qui, bien que d’une efficacité discutable s’agissant de l’état de santé des gouvernants, permettent une alerte impossible dans un État totalitaire.

L’histoire de notre République n’est pas pour nous convaincre du devoir de loyauté ou de probité de nos dirigeants à cet égard, même si les institutions ont permis la permanence d’une gouvernance de l’État dans un contexte qui ne nous a jusqu’à présent pas confronté à des menaces vitales.

En pratique courante de psychiatrie, le recours à l’hospitalisation sans consentement selon des modalités rigoureuses est indiqué en cas de péril imminent pour la personne ou pour des raisons d’ordre public. Si nous retenions parmi les hypothèses évoquées aujourd’hui à propos de l’état de santé du président de la Fédération de Russie, une limitation de ses capacités d’analyse et de compréhension de la réalité, ainsi qu’une logique d’enfermement restreignant toute forme de projection future et d’attention confiante en l’autre au point que son isolement le rend indifférent à toute autre considération que la cause qui l’obnubile, conviendrions-nous pour autant d’une capacité internationale d’intervention au motif d’urgence médicale ? Le devoir d’ingérence serait-il pertinent – et selon quelles modalités pratiques – au regard de la souveraineté nationale ?

Ces questions sont révélatrices d’une incapacité à défendre les valeurs universelles de l’éthique en situation de guerre s’agissant notamment du devoir de protection affirmé dans la Convention de Genève du 12 août 1949. Nous intervenons après et trop tard, jugeant a posteriori pour tenter de consoler et de réparer ce qui dans l’instant présent nous expose au scandale du dilemme d’une apparente inaction. On estime, de manière consensuelle, qu’elle est préférable à la décision d’une intervention qui, dans ses conséquences possibles, s’avèrerait déraisonnable.

Nous voilà en quelque sorte dépendants d’une déraison et peut-être déraisonnables nous-mêmes, estimant que nos soutiens moraux et l’armement par des voies détournées des forces ukrainiennes nous permettent de préserver la cohérence d’un sens moral opposé aux stratégies mises en œuvre pour l’anéantir.

Nous prémunir d’un pire dont chacun comprend ce qu’il représenterait

Il ne s’agit plus de savoir si la tyrannie est une pathologie, si le tyran est malade de sa tyrannie ou si la maladie accentue sa tyrannie, mais de quelle manière comprendre et assumer la résolution attendue de la part des États démocratiques afin de nous prémunir, tant que nous le pouvons encore, de la menace d’être engloutis dans sa perte.

Il serait contestable d’assimiler la tyrannie politique à une expression de la démence pathologique, sans nier pour autant des causalités de nature à désinhiber les comportements, ne serait-ce que dans le recours à des traitements comme, par exemple, la stimulation cérébrale profonde. Il s’agit du reste de dilemmes qui incitent certaines personnes à privilégier leur identité et leur autonomie au regard des risques consécutifs aux thérapeutiques qui modifieraient leurs capacités décisionnelles et la maîtrise de leur existence.

Nous savons avec quelle attention les spécialistes du renseignement scrutent les attitudes et les réactions des personnalités en charge de responsabilités politiques. Elles recourent même à l’intelligence artificielle pour étayer leurs profilages ainsi que les préconisations utiles à l’analyse et à l’anticipation de leurs actes.

Toutefois, au-delà de l’intégration de ces savoirs à l’élaboration des stratégies et aux tactiques de négociation, il n’est pas évident que leur usage appliqué au conflit ukrainien contribue efficacement à la visée d’une phase crédible d’apaisement et à l’atténuation des exactions qui enclenchent un processus vindicatif difficilement répressible.

Un des dilemmes politique et moral est de préserver la continuité d’une relation politique entre chefs d’États qui ne soit pas affectée par le caractère pathogène d’un rapport compromis par des déterminants pathologiques. Il ne serait du reste pas sage de recourir aux seules explications identifiées dans la nosographie des maladies mentales pour tenter une exploration des mobiles de crimes commis au vu et au su de tous sur la scène publique internationale, et dont rien ne permet d’être assuré qu’il n’est pas trop tard pour interrompre son processus. Certains l’analysent dans sa dynamique sacrificielle.

Les spécialistes des maladies mentales, des maladie neuro-évolutives ou des maladies chroniques qui altèrent progressivement le sens du rapport à soi et au monde, constatent que l’environnement de la personne est progressivement envahi par cette dépendance à une forme de fatalité qui dépossède de ce à quoi on était attaché, de ce qui importait, au risque d’être parfois tenté par le sacrifice ultime. Il convient alors de trouver la juste position, l’équilibre entre les exigences de protection et de sauvegarde, et la lucidité de décisions concertées et assumées pour nous prémunir d’un pire dont chacun comprend ce qu’il représenterait.

Aucune autorité médicale ne saurait s’ériger en instance de jugement moral du comportement d’un homme ; ce n’est pas sa fonction. Elle peut, au mieux, éclairer sous un angle médical, ce que seraient l’expression et les conséquences d’une pathologie qui affecte un homme d’État susceptible d’enclencher le feu nucléaire dans un contexte de gouvernance où son pouvoir échapperait à toute forme de contrôle. Aujourd’hui, d’évidence et quelques soient les mesures internationales d’ordre économique mises en œuvre pour faire pression sur ses arbitrages, il poursuit inexorablement le plan qu’il semble s’être fixé, peut-être même renforcé par les réprobations que suscite son entreprise de dévastation de l’Ukraine.

Il ne s’agit plus de savoir si la tyrannie est une pathologie, si le tyran est malade de sa tyrannie ou si la maladie accentue sa tyrannie, mais de quelle manière comprendre et assumer la résolution attendue de la part des États démocratiques afin de nous prémunir, tant que nous le pouvons encore, de la menace d’être engloutis dans sa perte.

Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay

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