La révolution numérique pourrait aboutir à une scission entre rédaction de presse et média d’information. Dans dix ans, la majorité des journalistes travaillera au sein de petites rédactions collaboratives.
On est encore loin d’avoir pleinement conscience de la révolution que représente le passage de la presse papier aux médias sur internet. Or, il est certain dans les dix ans qui viennent, l’organisation des rédactions journalistiques va considérablement changer.
Revenons en arrière
Le XXe siècle a été l’âge classique des mass-média. Journaux, magazines, radio, télévision : une petite poignée d’entreprises de presse nationales et locales produisaient des contenus grand public sur tous les sujets de l’information. Les entreprises étaient spécialisées par type de média et intégraient fréquemment des rédactions de plusieurs centaines de journalistes. Parmi les plus connues : TF1, Le Monde, Ouest France, L’Express, Europe 1… Les contenus diffusés étaient linéaires et tributaires de dates de parution : l’édition du matin, le « 20 heures ». Une émission radiophonique d’actualité, un journal papier ou télévisé proposaient un déroulement logique des sujets traités par la rédaction, plus ou moins imposé selon le support.
L’irruption d’un internet de masse a changé la donne depuis les années 2000
L’accès à une information dépend de plus en plus de moteurs de recherche et de facteurs de popularité et de référencement ;on ne consomme plus l’information de manière linéaire (journal, chaîne) mais on entre directement sur un article ou sujet précis, au gré de ses déplacements numériques. Avec une poignée de journalistes, voire aucun, les géants du web (Google, Microsoft, Orange…) proposent sur leurs portails de l’information brute, mais gratuite. Plusieurs médias dits « pure players » n’existent qu’en ligne : Owni, Slate, Atlantico ; le web dit « 2.0 » représente le règne de l’information co-fabriquée et mise en ligne par l’internaute lui-même : forums, blogs, commentaires, wiki (espaces contributifs type Wikipedia). Les réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter, prolongent cet aspect en permettant à tout un chacun de relayer un article auprès de son réseau ou de « suivre » des personnes diffusant des informations en rapport avec ses centres d’intérêts.
Les technologies mobiles récentes (smartphones, tablettes, liseuses électroniques) permettent de consommer de l’information partout et à tout moment sur des écrans de taille modeste. On assiste à une convergence entre les industries des contenus (presse, télévision…) et celles des « tuyaux » d’acheminement (téléphonie fixe et mobile) : l’opérateur Orange, ex-France Télécom, qui fait sa place dans les contenus télévisuels, réalise le projet de Jean-Marie Messier, ex-patron de Vivendi.
A côté de ces facteurs propres au web, le changement des comportements initié par l’émergence d’une presse gratuite (20 minutes, Métro, groupe Bolloré), conduit le consommateur à refuser le plus souvent de payer pour l’information, à l’exception de certains contenus particulièrement attirants pour lui.
En outre, chacun sait aujourd’hui que l’équation économique de la presse, que ce soit sur papier ou sur le web, est particulièrement ardue. Bien peu d’entreprises semblent avoir un modèle viable dans le secteur de l’information pure.
Reprise du pouvoir par la base
Face à ces différents mouvements actuels, le scientifique et prospectiviste Joël de Rosnay décrit les internautes de la base sous le nom de « pronétaires ». Le terme désigne, avec une connotation positive, les prolétaires d’un genre nouveau du monde numérique. Ils créent leurs « médias des masses » (et non plus « de masse »), font naître une nouvelle intelligence collective, et s’opposent souvent aux produits de l’industrie médiatique classique (Voir notamment : Surfer la vie, Les liens qui libèrent, 2012).
Quel paysage sera donc celui du journalisme dans les années qui viennent ? Les grands médias aux millions d’auditeurs-lecteurs ne vont pas disparaître mais seront de plus en plus adossés à des groupes géants de communication, divertissement ou technologies. Ils produiront une information assez standardisée, généralement gratuite. Leur modèle économique reposera essentiellement sur les millions de pages vues qu’ils sont capables de générer. Le web grignotera de plus en plus la part de l’édition imprimée. De plus, ces entreprises s’appuieront sur des marques fortes, notamment celles des anciens journaux et magazines papier. Leurs ressorts principaux seront le fait divers, la caisse de résonance médiatique (politique, économie), le « people ». Ils prétendront peu expliquer les grands enjeux sociaux.
En face de ces acteurs, une multitude d’autres émergent mais doivent impérativement s’organiser. C’est en cela que les rédactions vont considérablement changer. Les évolutions récentes nous dévoilent les tendances futures : data-journalisme, fact-checking, large recours à l’infographie et à la vidéo.
Dans cette recomposition de leur métier, les journalistes vont prendre leur autonomie par rapport à l’organisation verticale des rédactions traditionnelles. Ils devront travailler sur un mode davantage collaboratif. Les décisions, notamment éditoriales, seront beaucoup plus collectives.
De plus, ils vont se subjectiver, assumer leur individualité : centres d’intérêt, écriture, modes de traitement, collaboration. Ils exerceront une partie de leur activité pour leur propre compte : blogs, microblogging, ouvrages pour un public de fans intéressés par leur spécialité et leur traitement. Sur ces supports, ils n’hésiteront pas à donner leur opinion, leur éclairage et leur vision éthique ou morale. Ils ouvriront aussi leur liste de ressources de référence.
Microrédactions
Les journalistes vont en outre intégrer des petites rédactions en réseaux de 10 à 20 personnes. Souvent, ils travailleront pour plusieurs d’entre elles. Elles se spécialiseront par thématiques (politique, environnement…) et parfois par genre journalistique (enquête, commentaire, récit, dessin de presse…). Elles mutualiseront des moyens techniques et accueilleront plusieurs techniciens supports.
Ces petites rédactions, qui pourront avoir leur site vitrine, ne seront pas forcément en elles-mêmes des médias. Car ceux-ci devront s’appuyer sur des marques très fortes pour être visibles dans le vaste internet, soit hyperspécialisées, soit très généralistes. Le journaliste, membre de plusieurs rédactions, pourra ainsi travailler pour plusieurs autres médias adaptés à sa thématique et à ses angles de traitement. Souvent, les rédactions ainsi conçues représenteront des rubriques d’un grand média collaboratif. C’est la notion même de journal qui disparaît ou est à repenser.
Un travail en commun sera effet nécessaire pour produire de l’information sur des supports variés (texte, photo, vidéo, infographie…) en le déclinant pour plusieurs publics différents.
Le citoyen non journaliste ne sera pas exclu des rédactions, dans lesquelles il pourra intervenir en tant que commentateur, rédacteur ou caution participative, sans être astreint aux obligations professionnelles des journalistes. Experts, universitaires, célébrités seront notamment amenés à tenir une chronique régulière. Les journalistes professionnels, quant à eux, réaffirmeront leur place de spécialistes de la vérification d’information, soumis à une déontologie stricte au service de l’exigence de vérité.
Pour retrouver leur public, les journalistes devront apprendre à se défaire des pratiques d’information formatée et bêtifiante qui ont longtemps tenu lieu de stratégie, pour revenir aux fondamentaux de la qualité et de l’originalité informatives. Il n’est plus admissible aujourd’hui pour le citoyen que l’on retrouve la même chose dans tous les médias, comme il n’est pas acceptable que l’information se résume à la reprise des communiqués de presse des entreprises et organisations. Critique (politique, sociale, économique), analyse approfondie, ton ou angles originaux, font partie des exigences à relever.
Le social retrouvé
L’œil du journaliste devra notamment s’exercer à scruter les non-conformismes, la créativité de la base, le terrain. Parmi ce qui pourrait devenir une figure classique du journalisme de demain, on peut imaginer une contre-programmation par rapport au vacarme médiatique ambiant : parler de religion la semaine des Jeux Olympiques… Le professionnel des médias devra se défaire de la tyrannie de l’actualité et porter son attention sur l’humain, la fragilité, la pauvreté, l’isolement, la désespérance. Le social, le concret est aujourd’hui le parent pauvre d’un traitement médiatique centré sur l’abstrait, l’économie, l’élite cultivée. Ce journaliste s’attachera aux catégories trop souvent exclues ou caricaturées : chômeurs, ouvriers, ruraux, périrurbains, catholiques, seniors. Il rejettera la starification, l’argent-roi, l’attrait du pouvoir. Il jouera sur des émotions nobles : empathie, altruisme. En véritable médiateur, il apprendra à relayer des opinions non conformes à celles de sa classe socio-culturelle.
Le journaliste doit garder à l’esprit qu’il écrit pour un public qui recherche une information qui lui ressemble, par proximité géographique et sociologique. Cette prise de conscience est nécessaire à un sursaut journalistique et démocratique. Alors, rendez-vous dans dix ans…
(Article rédigé par Laurent KACZMAREK, web journaliste pour Europe Créative – Octobre 2012)
Référence : B. POULET, La fin des journaux et l’avenir de l’information, Folio, Actuel, 2011
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