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Le dérèglement climatique modifie la chimie du vin
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Le dérèglement climatique modifie la chimie du vin

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La conjonction de fortes chaleurs et d’humidité est à l’origine d’une propagation du mildiou à 90 % du vignoble bordelais. De mémoire de Bordelais, jamais la vigne n’avait subi de tels dégâts. Les conditions météorologiques extrêmes peuvent tuer les vignes les plus robustes, mais la menace climatique est en grande partie invisible : elle opère des changements chimiques dans la nature des raisins. C’est l’identité même du vin qui est transformée. Viticulteurs et vinificateurs du monde entier s’en inquiètent de plus en plus, le changement climatique privant les vins de leurs saveurs essentielles, voire gâchant complètement des millésimes.

Le plus grand défi que le changement climatique apporte à la viticulture est l’imprévisibilité. Autrefois, les vignerons savaient quelles variétés cultiver, comment les cultiver, quand récolter les baies et comment les fermenter pour produire un vin de qualité constante. Mais aujourd’hui, chaque étape est incertaine. Cette situation, de plus en plus dramatique au fil des incidents climatiques à répétition, incite les chercheurs et les viticulteurs à trouver des moyens de préserver les cépages et leurs qualités uniques dans les conditions changeantes et capricieuses d’un monde en réchauffement brutal.

Le goût du changement climatique 

Les conditions météorologiques extrêmes peuvent tuer les vignes les plus robustes, mais la menace climatique est en grande partie invisible : elle opère des changements chimiques dans la nature même des raisins. En effet, la qualité du vin, dans son aspect le plus granulaire, se résume à l’équilibre entre trois grands aspects des baies : le sucre, l’acide et les composés secondaires. Le sucre s’accumule dans les baies au fur et à mesure que les vignes font de la photosynthèse, et l’acide se décompose à mesure que les raisins mûrissent. Les composés secondaires, c’est-à-dire les substances chimiques autres que celles essentielles au métabolisme de base de la plante, s’accumulent au cours de la saison. Certains, appelés anthocyanes, donnent leur couleur aux raisins rouges et protègent la plante contre les rayons UV. D’autres, appelés tanins, donnent aux vins leur amertume et une sensation astringente et asséchante en bouche ; pour les vignes, ils constituent une défense contre les animaux de pâturage et autres parasites. 

Ces trois composants, et donc la saveur du vin, sont influencés par de nombreux facteurs environnementaux, notamment les types de sol, les niveaux de précipitations et le brouillard, qui sont tous englobés dans le mot « terroir ». Le climat, c’est-à-dire les schémas à long terme des températures et des précipitations, est le principal élément du terroir. Lorsque le climat d’une région change, cela peut perturber l’équilibre entre le sucre, l’acide et les composés secondaires en modifiant la vitesse à laquelle ils se développent au cours de la saison de croissance. Les raisins, comme la plupart des fruits, décomposent les acides et accumulent les sucres à mesure qu’ils mûrissent. Lorsque les températures sont plus élevées, la maturation est accélérée, ce qui donne au raisin une saveur sucrée, semblable à celle du raisin sec.

Les levures consomment ces sucres au cours de la fermentation et excrètent de l’alcool, de sorte que la fermentation de baies plus sucrées entraîne, comme c’est le cas pour les vignobles du Sud de la France, une augmentation de la teneur en alcool du vin. C’est une tendance indésirable pour les consommateurs de la région, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une baisse de l’acidité, explique Cécile Ha, porte-parole du Conseil des vins de Bordeaux. Or l’acidité confère un fruité frais et assure la longévité des vins en cave.

Dans certains vins, un taux d’alcool plus élevé donne un goût de brûlé et masque les arômes subtils, explique Carolyn Ross, spécialiste des sciences de l’alimentation à l’université d’État de Washington, qui a répertorié les composés aromatiques du vin dans l’Annual Review of Food Science and Technology. Les vins plus alcoolisés ont également tendance à être plus épicés.

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Si le problème ne concernait que le sucre et l’acide, la solution serait relativement simple : récolter les raisins plus tôt, avant qu’ils ne deviennent trop sucrés et pendant qu’ils conservent leur acidité. Mais les producteurs veulent aussi que ce ragoût de composés secondaires s’accumule, car ce sont eux qui créent les arômes stratifiés essentiels aux vins de qualité. Cela peut obliger les viticulteurs à choisir entre une récolte précoce, sans tanins ni anthocyanes pleinement développés, et une récolte tardive, lorsque les baies sont chargées de ces composés, mais aussi trop sucrées. Pour les vins provenant de régions déjà chaudes, le changement climatique est inquiétant, car ils risquent de perdre leur sens du terroir.

La saveur du feu

Ces modifications de la saveur du vin sont subtiles par rapport à l’autre impact redouté du climat : le goût de fumée provenant des incendies et des mégafeux qui se développent de plus en plus un peu partout dans le monde. Alors qu’un petit goût de fumée provenant, par exemple, d’un vieillissement en barrique, peut rehausser un vin, dans le cas des incendies, la fumée prend un goût de cendrier très désagréable.

Des composés appelés phénols volatils, produits lors de la combustion du bois, s’infiltrent dans les raisins et s’accumulent principalement dans les peaux. Les phénols sont liés aux sucres pour former des composés inodores appelés glycosides – jusqu’à la fermentation, où certains de ces phénols se libèrent, conférant au vin une saveur distincte et dominante. (La décomposition se poursuit en bouteille ou en fût et en bouche). Le goût est le plus prononcé lorsque les baies sont baignées dans de la fumée fraîche plutôt que dans de la fumée ancienne.

L’expérience est « rétro-nasale », c’est-à-dire que l’arôme monte dans les sinus une fois que le vin est sur la langue ; on estime que 20 à 25 % des gens ne peuvent pas le goûter, peut-être parce que leur salive manque d’enzymes qui brisent les liaisons pour libérer les notes fumées. Le problème concerne principalement les vins rouges, car ceux-ci sont fermentés avec la peau des raisins. 

Planter des vignes plus résistantes 

Les odeurs de fumée sont épouvantables et crient leur présence même aux amateurs les moins éclairés. Mais de nombreux viticulteurs s’inquiètent également des façons plus subtiles dont le changement climatique menace la saveur et l’identité de leurs produits. Pour s’y préparer, les producteurs et les chercheurs des régions chaudes apprennent à adapter leurs vignobles, leurs méthodes de vinification et les vignes elles-mêmes.

À Bordeaux, par exemple, le style traditionnel des vins rouges est corsé, avec des arômes fruités prononcés et un côté terreux « crayeux ». Mais des printemps plus précoces signifient que les raisins des variétés traditionnelles arrivent à maturité au cœur de l’été plutôt qu’à l’automne, ce qui génère beaucoup de sucres, moins d’acides et des modifications indésirables des arômes. Afin d’identifier les types de raisins mieux adaptés aux climats plus chauds et produisant toujours des vins aux saveurs bordelaises, l’agronome Agnès Destrac-Irvine, de l’Institut national français pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), et ses collègues ont récemment conclu une étude de dix ans portant sur 52 variétés d’autres régions.

En collaboration avec des producteurs de vin, ils ont sélectionné quatre cépages rouges et deux cépages blancs qui répondent à leurs attentes. Et dans un geste remarquable pour les autorités françaises, qui n’ont longtemps autorisé que six cépages rouges et huit cépages blancs traditionnels à être cultivés, elles ont officiellement autorisé en 2021 les producteurs de vin de Bordeaux à essayer les nouveaux cépages, à condition qu’ils ne représentent pas plus de 10 % de l’assemblage final du vin. 

Selon M. Destrac-Irvine, ces nouveaux venus apportent de nouveaux outils à la palette des viticulteurs, qui pourront ainsi équilibrer les effets du changement climatique dans les assemblages de Bordeaux. L’un d’entre eux, le cépage français Arinarnoa obtenu par le basque Pierre Marcel Durquéty de l’Institut national de la recherche agronomique de Bordeaux, peut renforcer l’acidité et les niveaux de tannins ; un autre, le portugais Touriga Nacional, peut renforcer les puissants arômes de fruits noirs que les cépages sensibles à la chaleur pourraient perdre. « Si vous avez plus de couleurs », dit Cécile Ha, du Conseil des vins de Bordeaux, « peut-être cela vous donnera-t-il plus de possibilités de peindre ». 

Mais l’approbation des six variétés choisies ne se fait qu’à titre d’essai : à Bordeaux, où les viticulteurs cultivent la vigne depuis quelque 2 000 ans, l’idée de nouvelles variétés est terrifiante, déclare Gregory Gambetta, physiologiste végétal à Bordeaux Sciences Agro et à l’Institut des sciences de la vigne et du vin. Les variétés traditionnelles sont si étroitement liées à la culture et à l’histoire de la région que, « franchement », dit-il, « il vaudrait mieux que nous puissions adapter le système en utilisant d’autres leviers. » C’est ce que Gregory Gambetta et d’autres chercheurs tentent de faire : étudier comment protéger les vignes du climat en utilisant différents porte-greffes, qui sont généralement de toute façon d’une autre variété. Les porte-greffes contrôlent la vigueur générale d’une plante et son utilisation de l’eau. Ainsi, s’ils sont sélectionnés pour tolérer le réchauffement de la planète, la variété aérienne – qui détermine la chimie et la saveur uniques des raisins – peut toujours être utilisée et prospérer.

Modifier des pratiques de viticulture

Dans le monde entier, les producteurs modifient déjà leurs pratiques traditionnelles pour tempérer les effets du réchauffement climatique. Les raisins sont souvent récoltés plus tôt dans l’année pour éviter la surmaturation et, dans les régions sujettes aux incendies, pour éviter le pire de la saison des feux de forêt et la contamination par la fumée. Les Bordelais s’empressent désormais de cueillir les baies tôt le matin, lorsque l’acidité est la plus élevée, et ils taillent les plantes touffues pour limiter la production de sucre.

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Certains vignerons ont recours à des méthodes plus originales. Ils protègent leurs raisins des rayons du soleil sous des films d’ombrage semblables à des parasols. Les films ralentissent le processus de maturation et ne semblent pas affecter la quantité de baies produites par les vignes. Certains de ces films bloquent environ 30 % de la lumière infrarouge proche, les longueurs d’onde les plus responsables de la transmission de la chaleur. En refroidissant les raisins, le film leur permet d’accumuler des concentrations plus élevées d’anthocyanes sensibles à la chaleur. Mais il n’est pas toujours économique pour les agriculteurs d’ériger de longs films le long de leurs rangées de vignes, surtout sur de grandes superficies. C’est là que le palissage peut être une alternative. Certains styles de palissage fonctionnent de la même manière qu’un film d’ombrage en permettant aux feuilles de vigne de faire de l’ombre aux fruits.

Les pratiques telles que les films d’ombrage et le palissage de protection des raisins étaient essentiellement limitées à l’Australie, à l’Amérique du Sud, à Israël et à l’Espagne. Aujourd’hui, avec le changement climatique, une trentaine d’années de recherches sur la viticulture dans les climats chauds s’appliquent tout à coup à des régions comme la Bourgogne, le Beaujolais, les vignobles d’Allemagne, dans la vallée de la Napa ou en Californie.

La viticulture fait également appel à la haute technologie pour s’adapter au changement climatique. En France, la microbiologiste Fabienne Remize, de l’université de Montpellier, a mis au point de nouvelles souches de levure qui produisent moins d’alcool pendant la fermentation, afin de contourner le problème de l’excès de sucre. Les scientifiques ont également mis au point un procédé d’électrodialyse qui permet d’augmenter l’acidité du vin en éliminant des ions comme le potassium. Cette méthode a été adoptée par les viticulteurs en France, au Maroc et en Espagne. 

L’avenir du vin 

La plus grande question qui se pose au sujet du vin modifié par le climat et des adaptations proposées par les chercheurs et les viticulteurs est, bien entendu, la suivante : les consommateurs continueront-ils à l’acheter et à l’apprécier ? 

Dans une étude portant sur les vins rouges de Napa et de Bordeaux, les chercheurs ont constaté que les cotes des vins ont en fait augmenté au cours des 60 dernières années, même si ces régions se sont réchauffées. Ces résultats, écrivent-ils, semblent infirmer une prédiction antérieure selon laquelle la qualité culminerait à une température moyenne de 17,3 degrés Celsius pendant la saison de croissance, température que les deux régions ont depuis longtemps dépassée.

Néanmoins, les chercheurs notent également que nous pourrions atteindre un point de basculement où les températures plus chaudes usent les composés secondaires au-delà de la capacité d’adaptation des cultivateurs. « Franchement, nous ne savons pas ce qu’est l’optimum », déclare Gregory Gambetta. « Nous avons besoin de meilleurs outils et de meilleures analyses pour savoir jusqu’où on peut aller ». 

L’un des enseignements les plus surprenants de la recherche sur les consommateurs est l’engouement pour les vins plus audacieux et plus confiturés. Mais jusqu’où iront-ils et jusqu’où les viticulteurs seront capables de s’adapter ? Aujourd’hui, leur rythme d’apprentissage aux nouvelles conditions est plus rapide que le rythme du changement climatique. Jusqu’à quand ?

Avec Ula Chrobak et Katarina Zimmer, Knowable Magazine.

Première publication dans UP’ Magazine : 05/07/22

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