Alors que la crise énergétique s’annonce sévère et les objectifs climatiques ardus, le parc nucléaire français bat de l’aile. La moitié des réacteurs sont à l’arrêt et pas près de repartir. Pendant ce temps, l’atome connaît un regain d’intérêt dans plusieurs pays, jusqu’au Japon et en Allemagne. Onze ans après la catastrophe de Fukushima, qui avait donné un sérieux coup de frein au nucléaire, cette énergie voit le vent tourner partout, sauf en France où nos centrales accumulent vétusté, problèmes de corrosion et inaptitude à fonctionner à plein régime par temps de canicule.
Les prix de l’énergie s’envolent dans une frénésie qui apparaît incontrôlable. Une crise de l’énergie s’installe en Europe, nourrie par la guerre en Ukraine. Les pays du continent s’attendent à des pénuries, restrictions et autres serrages de ceintures. La France possède un parc nucléaire qui a historiquement bâti la souveraineté énergétique hexagonale. Mais aujourd’hui, en pleine crise, au moment où l’on a le plus besoin de lui, le nucléaire français semble frappé par la loi des séries : retards dans les opérations de maintenance pour cause de Covid, corrosion, sécheresse, canicule ont mis à l’arrêt 32 réacteurs sur un total de 56.
Les ennuis ça vole en escadrille
En France, pourtant, l’énergie nucléaire est la première source de production et de consommation d’électricité. En 2021, l’énergie nucléaire représentait pas moins de 74% de la production énergétique française. Face à la crise énergétique qui touche principalement le gaz, la France dépendante à seulement 20 % de cette énergie aurait dû mieux s’en sortir que les autres. C’était sans compter une série de défaillances en cascade mettant en tension les équipes de l’opérateur EDF.
Ce dernier, soumis à des injonctions politiques de réduction du parc et de fermetures de centrales a réduit sa capacité technique au fil des années. C’est ce que prétend le président d’EDF lors de la première journée de la REF (rencontre des entrepreneurs de France) ce lundi 30 août à l’hippodrome de Longchamp à Paris, une rencontre intitulée « Eviter la panne. L’énergie à tout prix ». Jean-Bernard Lévy, président-directeur général de EDF pour encore quelques jours (son successeur devrait être nommé par le gouvernement en septembre) a expliqué dans le détail les problèmes que rencontrait EDF concernant la production d’énergie sur les centrales nucléaires : « On n’a pas de problème d’expertise. Les compétences et les experts on les a (…) Ce qui nous manque c’est l’exécution dans les chantiers car nous avons beaucoup de chantiers en parallèle. Mais nous manquons de bras parce qu’on n’a pas assez d’équipes formées. Mais pourquoi ? Parce qu’on nous a dit que notre parc nucléaire allait décliner et qu’il fallait se préparer à fermer des centrales. Et ce sont encore les textes en vigueur à l’heure où on en parle ».
#LaRef22 Jean-Bernard Levy explique pourquoi la loi de fermeture des 14 réacteurs nucléaires, qui est toujours en vigueur, limite le nombre d'ingénieurs et de techniciens qu'EDF peut recruter pour préparer la construction de nouveaux réacteurs… puisqu'il s'agit d'en fermer ! pic.twitter.com/m7Uy1GtVHc
— Kâplan (@KaplanBen_Fr) August 29, 2022
Les injonctions contradictoires des dirigeants politiques ont sans doute fait leur effet mais il n’en demeure pas moins que le constat est saisissant. Dans un premier temps, la pandémie qui a traversé le monde a fait que bon nombre d’arrêts de maintenance ont été reportés. En effet, sur les 32 réacteurs les plus anciens du parc nucléaire français, une “visite des 40 ans” est nécessaire. Celle-ci oblige les techniciens à mettre à l’arrêt les réacteurs sur une longue durée, afin de réaliser les contrôles.
Mais c’est du côté de la corrosion que l’inquiétude grandit le plus. En effet, dès 2021, les signes de cette corrosion provoquant des microfissures sur des tuyauteries de systèmes de sécurité ont été découverts dans le circuit de refroidissement des réacteurs les plus récents, qui sont également les plus puissants. À ce jour, douze d’entre eux sont ainsi à l’arrêt pour procéder à des examens approfondis et des réparations complexes, menées dans des environnements radioactifs mettant en jeu la sécurité des personnels de maintenance.
Une situation qui ne laisse pour l’heure pas entrevoir de solution et pourrait même se prolonger plusieurs années. Pour corser le tableau, ce jeudi 25 août, EDF vient d’annoncer que quatre réacteurs nucléaires, affectés par le même mal, verront leur arrêt prolongé de plusieurs semaines cet automne, à un moment où les tensions en matière d’approvisionnement électrique seront au plus haut.
En plus de ces problèmes qui conduisent à mettre à l’arrêt environ 48 % du parc, EDF fait face cet été à une canicule sévère. Plusieurs réacteurs ont été contraints ces dernières semaines de réduire leur production, en raison des températures élevées des cours d’eau utilisés pour leur refroidissement. En effet, pour assurer le refroidissement de leurs réacteurs, les centrales pompent de l’eau qui est ensuite rejetée dans les cours. Bien que les arrêtés fixant les limites de rejet prévoient des seuils de températures plus élevés “en conditions climatiques exceptionnelles”, cette situation impose une limitation inévitable de la production.
Ces problèmes accumulés ont fait chuter la disponibilité du parc nucléaire français à son plus bas niveau depuis 30 ans, aggravant les tensions sur le marché européen de l’énergie, mis à rude épreuve par les retombées de la guerre en Ukraine.
Le vent tourne
Pendant que la France est à la peine avec son nucléaire, d’autres pays comme le Japon ou l’Allemagne y trouvent un regain d’intérêt. Onze ans après la catastrophe de Fukushima, qui avait donné un sérieux coup de frein à l’atome, cette énergie voit le vent tourner, et les industriels et les politiques pro-atome ne cachent pas leur optimisme.
Éminemment symbolique, l’intention du Japon lui-même de lancer éventuellement le chantier de nouvelles centrales. Le gouvernement a annoncé ce 24 août une réflexion sur de futurs « réacteurs de nouvelle génération, dotés de nouveaux mécanismes de sécurité », au nom de la neutralité carbone mais aussi devant la flambée des prix de l’électricité et du gaz, qui affecte l’archipel depuis la guerre en Ukraine.
Dans l’immédiat, Tokyo envisage de redémarrer certains sites et d’étendre leur durée de vie ; un virage en épingle pour un pays qui l’an dernier tirait moins de 4% de son électricité du nucléaire — contre 30% avant 2011, produite alors par 54 réacteurs. Le projet bénéficie d’un contexte plus favorable, alors que l’opinion s’inquiète de pénuries et mesure sa dépendance aux importations de gaz, pétrole et charbon.
D’autres pays sur le chemin du désengagement font, eux aussi, volte-face, comme la Belgique qui veut prolonger deux réacteurs de dix ans. En Allemagne, qui devait fermer les trois derniers à fin 2022, un tabou a été brisé quand le ministre du Climat, l’écologiste Robert Habeck, a jugé dès février que la question d’un report pouvait être « pertinente » dans le contexte de guerre en Ukraine.
Pour se décider, Berlin attend de nouvelles expertises de son système électrique au regard des besoins hivernaux. « Prolonger le nucléaire n’est pas une solution à la crise énergétique », objecte Gerald Neubauer, expert énergie de Greenpeace Allemagne, qui argue d’une efficacité limitée pour remplacer le gaz russe : « le gaz sert surtout au chauffage, pas l’électricité ».
Le climat comme argument
Mais pour Nicolas Berghmans, expert à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), « prolonger des centrales peut aider ». « L’Europe est dans une situation énergétique très difficile, avec plusieurs crises qui se superposent : le problème de l’approvisionnement en gaz russe, la sécheresse qui a réduit la capacité des barrages, la faible disponibilité du parc nucléaire français… donc tous les leviers comptent ».
Le secteur avait déjà retrouvé de l’allant avec l’argument climatique, l’énergie nucléaire n’émettant pas directement de CO2. L’atome a ainsi accru sa part dans de nombreux scénarios du Giec, les experts climat de l’ONU.
Alors que s’annonce un boom de l’électrification, dans les transports, l’industrie ou le bâtiment, plusieurs pays ont annoncé leur souhait de développer leurs infrastructures nucléaires : en premier la Chine, qui a déjà le plus grand nombre de réacteurs, la Pologne, la République tchèque ou l’Inde, qui veulent réduire leur dépendance au charbon. France, Grande-Bretagne et même les Pays-Bas ont dit leurs ambitions, et même aux Etats-Unis le plan d’investissement de Joe Biden encourage la filière.
Alors que le nucléaire, présent dans 32 pays, fournit 10% de la production électrique mondiale, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a relevé ses projections en septembre 2021, pour la première fois depuis Fukushima : elle prévoit désormais un doublement de la puissance installée d’ici à 2050 dans le scénario le plus favorable.
Pour autant, les scientifiques du Giec reconnaissent que « le déploiement futur du nucléaire peut être contraint par des préférences sociétales » : le sujet divise l’opinion, en raison des risques d’accidents catastrophiques ou du problème, encore irrésolu, des déchets. Des pays, comme la Nouvelle-Zélande, y restent opposés, et cette ligne de partage s’est aussi exprimée à Bruxelles dans le débat sur son inclusion ou non dans la liste des activités « vertes ».
Se pose aussi la question de la capacité à construire de nouveaux réacteurs à des coûts et dans des délais maîtrisés. « Les délais de construction sont longs », souligne Nicolas Berghmans : « on parle là de solutions de moyen terme, qui ne régleront pas la question des tensions sur les marchés », tout comme elles arriveront trop tard, après 2035, pour résoudre seules la question climatique, qui peut en revanche profiter immédiatement de « la dynamique industrielle » des énergies renouvelables.
Avec AFP