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L’Univers sans l’Homme

Les arts en quête d’autres mondes

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Même vide, le musée est un univers peuplé. Les créations qui emplissent ses salles portent en elles l’intention, l’esprit, la gestualité et l’inventivité des femmes et des hommes qui les ont produites, véhiculant de la sorte un peu de leurs auteurs. Surtout, un musée d’art et d’archéologie tel que celui de Valence est occupé de présences et de traits humains plus manifestes, qui, des mosaïques antiques narrant des récits mythologiques aux scènes de genre ou aux portraits peints et sculptés au cours des siècles, pourraient laisser croire que l’humain occupe toute l’histoire des représentations. Il n’en est rien et la forte dimension paysagère des collections valentinoises nous en donne l’indice, tandis que l’exposition L’Univers sans l’Homme en fait la démonstration jusqu’au 17 septembre 2023. Un message à tous les humains ?

 « L’enjeu de cette exposition au musée est ainsi de montrer quels événements historiques et scientifiques ont encouragé les artistes à chasser leur – et notre – espèce de l’espace, comment ce phénomène s’est amplifié jusqu’à nos jours, quels en sont les vecteurs visuels et plastiques. Si les œuvres présentées matérialisent notre fragilité, elles révèlent simultanément des forces et des beautés insoupçonnées, celles de l’univers comme celles d’autres composantes du vivant, qui légitiment l’acceptation de notre position contingente. »
Ingrid Jurzak, directrice du musée de Valence

Alexandre Sergejewitsch Borisoff, Les Glaciers, mer de Kara, 1906, huile sur toile, 79 x 124 cm
Paris, Musée d’Orsay
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

L’exposition en 7 séquences et 7 œuvres emblématiques

L’Univers sans l’Homme relève le défi de montrer comment les artistes ont développé, du XVIIIe siècle à aujourd’hui, des visions d’une humanité expulsée de chez elle, ébranlée dans ses certitudes de centralité, relativisée au profit d’autres composantes du monde : le vivant, qu’il soit végétal, animal, minéral.

La victoire de la nature

Que l’être humain soit une créature fragile est un lieu commun ancestral. Mais dans la seconde partie du XVIIIe siècle, cette idée convenue s’intensifie largement. De façon étonnamment contemporaine, Lisbonne est meurtrie par un terrible séisme en 1755 tandis que l’Europe découvre les sites archéologiques enfouis de la baie de Naples disparus depuis l’an 79.
Ces deux chocs sont des sujets picturaux spectaculaires et renforcent la vogue pour le « sublime » des tableaux de catastrophe et des scènes de ruines dont Hubert Robert est le grand maître. De nombreux artistes comme Philippe-Jacques Loutherbourg ou Pierre-Henri de Valenciennes se plaisent à montrer l’humanité, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, en victime des forces mécaniques de la nature, laquelle est indifférente à sa présence et à sa destinée sur Terre.

Focus sur l’Éruption du Vésuve arrivée le 24 août de l’an 79 de J.-C. sous le règne de Titus, de Pierre-Henri de Valenciennes
Pierre-Henri de Valenciennes, l’un des maîtres du paysage historique, montre ici l’ensevelissement de la ville de Pompéi sous les cendres du Vésuve en 79 après J.-C.

Pierre-Henri de Valenciennes Éruption du Vésuve arrivée le 24 août de l’an 79 de J.-C. sous le règne de Titus – 1813, huile sur toile, 148 x 196 cm
Toulouse, Musée des Augustins
© Mairie de Toulouse, Musée des Augustins, Photo Daniel Martin

L’artiste situe au premier plan le philosophe antique Pline l’Ancien, qui, fasciné par le spectacle du volcan en éruption, voulut s’en approcher au plus près et mourut asphyxié. Valenciennes se déplace en 1779 dans la cité disparue au moment où elle fait l’objet de fouilles archéologiques, et assiste à une nouvelle éruption du Vésuve. Sa toile témoigne des forces supérieures d’une nature spectaculaire, face à laquelle les figures humaines semblent presque insignifiantes.

L’œil de Baudelaire

« L’univers sans l’homme » est une expression de Charles Baudelaire (1821- 1867). Elle est issue d’un texte de 1859 alors qu’il visite le Salon de peinture et qu’il déplore la façon dont les courants dits « réalistes » deviennent dominants. Il parle aussi de « nature sans l’homme ». Le problème est double pour Baudelaire : de tels courants se focalisent selon lui sur des motifs banals ; de surcroît, ils se contentent d’une approche mécanique qui inventorie froidement le monde au lieu de le réinventer. Ainsi, les artistes de cette mouvance négligeraient l’imagination et l’idéalisation, c’est-à-dire les facultés qui donnent à l’être humain sa dignité esthétique et sa supériorité. Des peintres comme Courbet (que Baudelaire avait pourtant admiré), Troyon ou Daubigny, mais aussi les photographes de plus en plus nombreux, sont sa hantise, parce qu’ils « tuent en eux l’homme pensant et sentant. »

Focus sur Vache qui se gratte de Constant Troyon
Troyon devint l’un des peintres animaliers les plus connus de son temps, souvent récompensé au Salon, chevalier de la Légion d’honneur en 1849. Il a connu l’influence de ses amis de la communauté de Barbizon Théodore Rousseau et Jules Dupré mais aussi celle des Hollandais du XVIIe siècle Paulus Potter, Albert Cuyp et surtout Rembrandt.

Constant Troyon Vache qui se gratte, avant 1861, huile sur toile, 113 x 145,5 cm
Paris, Musée d’Orsay
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) /Hervé Lewandowski

Au Salon de 1859, il est au sommet de sa notoriété et sa Vache qui se gratte combine toutes les qualités qui ont fait sa réputation : le sens du pittoresque, le rendu du pelage soyeux et épais, l’expression nonchalante de la charolaise, une certaine originalité dans la composition, l’usage d’une lumière argentine.
Baudelaire, lui, n’est pas convaincu : « M. Troyon est le plus bel exemple de l’habileté sans âme. Aussi quelle popularité ! Chez un public sans âme, il la méritait. »

Le théâtre du vide

On doit au philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940) plusieurs propos sur la photographie et plus précisément sur leurs propriétés politiques. Walter Benjamin considère ainsi que le Paris déserté du photographe Eugène Atget s’apparente à « une scène de crime » où il faut activer le regard pour chercher des indices.
Grand fantasme du XXe siècle, notamment véhiculé par Yves Klein en 1960, le « théâtre du vide » en milieu urbain a fini par devenir une réalité mondiale à l’occasion des confinements de 2020 et 2021. Ces événements ont actualisé des œuvres qui se sont avérées, rétrospectivement, prophétiques, comme celle de Nicolas Moulin, Vider Paris.
Les cités dépeuplées offrent aussi une beauté architecturale épurée, exemptée de la fatigante agitation humaine, et deviennent fascinantes à contempler. Peut-être jusqu’à ce que la bestialité en occupe un jour les territoires et y reprenne ses droits, comme dans l’étonnant El Gringo de Francis Alÿs.

Giorgio de Chirico, Idillio antico, vers 1970, huile sur toile
Paris, Musée d’Art Moderne
© Paris Musées, musée d’Art moderne, Dist. RMN-Grand Palais / image ville de Paris
© Adagp, Paris, 2023

Focus sur Idillio antico de Giorgio de Chirico
Depuis sa peinture métaphysique des années 1910 faite d’univers urbains dépeuplés et d’objets échoués, Giorgio de Chirico s’est imposé comme le maître de l’« inquiétante étrangeté ». Il aimait montrer l’aspect anxiogène des choses inertes qui semblent aspirer à la vie : une statue, un mannequin, une chaise vide.

À la façon du philosophe cynique Diogène, le regardeur « cherche un homme » parmi les fragments d’antiques. Ses œuvres offrent une scène sans acteur. L’artiste, qui ne cachait guère sa grande misanthropie, aimait imaginer un monde où les artefacts auraient survécu à l’humanité. Malgré cette dimension mélancolique, il ne faut pas non plus négliger la part théâtrale ironique et le soupçon de drôlerie qui traversent l’esthétique chiriquienne.

Les temps atomiques

À compter de 1945, partout dans le monde, des penseurs, des scientifiques – notamment Albert Einstein – et bientôt d’innombrables artistes, comme l’Américain Bruce Conner, alertent les sociétés sur le potentiel ravageur de l’arme nucléaire. L’esthétique de la guerre change : on découvre une inflexion très significative quand les belligérants humains disparaissent au profit de scènes fantomatiques dépourvues de combattants ou de victimes. C’est le parfait symbole de l’autodestruction totale de l’humanité.
Chez Sophie Ristelhueber, les traces, les blessures, les sutures, les cicatrices infligées aux paysages deviennent des tombeaux en soi, et les témoins d’une barbarie sans issue.

Focus sur Crossroads de Bruce Conner
En 1976, l’artiste américain Bruce Conner montre Crossroads, son film le plus célèbre. Il s’agit, sur une musique de Patrick Gleeson et Terry Riley, d’un recyclage artistique d’archives (found footage) militaires. Bruce Conner s’approprie une mémoire et en fait un montage de 23 plans étalés sur 36 minutes tout à la fois sidérants et hypnotiques. Il y est question du pouvoir d’autodestruction de l’humanité, c’est-à-dire, bien sûr, de l’armement atomique. Il reprend en effet les images de deux tests nucléaires qu’opérèrent les États-Unis dans l’atoll de Bikini en 1946.
Un incroyable arsenal cinématographique avait été mobilisé par les Américains : plusieurs dizaines de caméras et 18 tonnes de pellicules (correspondant dit-on à la moitié des bandes disponibles dans le monde). Il y eut aussi 50 000 photographies.

Bruce Conner, Crossroads, 1976, film noir et blanc 35 mm, version numérique restaurée, 37’,
musique originale de Patrick Gleeson and Terry Riley
Courtoisie The Conner Family Trust and Kohn Gallery, Inc., Los Angeles
© Conner Family Trust
© Adagp, Paris, 2023

Sur les images, on ne voit aucun être humain mais seulement le souffle de la bombe sur une flotte de cinquante navires vides. Enfin, pas tout à fait. Car les Américains y ont tout de même placé environ 3500 animaux (porcs, souris, rats…), sacrifiés pour mesurer les dégâts radioactifs. Tous les appareils appartiennent à l’US Navy sauf un qui est une prise de guerre japonaise. Certains avaient même participé jadis à des campagnes prestigieuses. D’une manière tragiquement absurde, c’est donc un peu à la destruction de sa propre flotte que procèdent les États-Unis.
L’homme est bien entré, comme le dit le philosophe Günther Anders, dans l’ère de son obsolescence et ce, à son initiative seule.

L’entrée des robots

Dans le domaine artistique, on peut trouver des évocations poétiques et caustiques des robots. Ceux-ci apparaissent bien souvent comme des êtres de substitution telles les grandes silhouettes anthropomorphes signées Gloria Friedmann, faites de câbles et de matériel informatique.
Chez Patrick Tresset, on assiste au transfert de l’activité créatrice elle-même de l’humain vers la machine, laquelle observe le motif d’un œil artificiel et le représente avec un bras articulé. Enfin, dans une perspective historique beaucoup plus large, le binôme Fabien Giraud et Raphaël Siboni réalise une vaste fresque de vidéos baptisée The Unmanned [L’inhabité] qui retrace et anticipe des épisodes de basculement technologique dans le cours humain, comme celui où, par la simple force brute d’un algorithme, un robot a battu pour la première fois, en 1997, l’intelligence du plus grand joueur d’échec au monde, Garry Kasparov.

Focus sur The Brute Force (The Unmanned, saison 1, épisode 2) de Fabien Giraud et Raphaël Siboni
Le duo Fabien Giraud et Raphaël Siboni a réalisé une des fresques les plus ambitieuses sur la coexistence entre l’humanité et les technologies qu’il se fabrique.

Fabien Giraud & Raphaël Siboni 1997 – The Brute Force (The Unmanned, saison 1, épisode 2)
2014, vidéo HD, 26 min.
Collection des artistes © Fabien Giraud & Raphaël Siboni

Dans The Brute Force, on voit une longue séquence enregistrée par une caméra portée par un bras lui-même animé selon un algorithme qui génère des mouvements aléatoires. Au hasard des calculs d’une machine, le bras se déplace dans un décor vide de présence humaine mais où se tiennent deux chaises de part et d’autre d’une table sur laquelle sont posés un échiquier et un ordinateur. Il s’agit de la reconstitution du lieu où le programme d’IBM Deep Blue a battu le grand maître russe Gary Kasparov. C’était en 1997, lors d’un ensemble de confrontations dans une discipline qui était alors réputée trop complexe pour qu’une force de calculs brute puisse un jour l’emporter sur le meilleur joueur d’échecs de la planète. La plongée au cœur du plateau vide est filmée une fois en 35 mm, le format habituel et confortable pour l’être humain, et une seconde fois en 200 mm.

Le renversement des échelles

On découvrira ici l’« abhumanisme », terme promu et pensé par l’écrivain Jacques Audiberti. Ce courant très mystérieux de l’histoire de l’art n’a en fait jamais pleinement existé car, en dehors de Camille Bryen, il n’a pas compté de membres – sinon, de loin ou de manière posthume, l’Italien Benjamino Joppolo et l’Allemand Wols. Sur un plan programmatique, l’abhumanisme est pourtant très intéressant : « C’est l’homme acceptant de perdre de vue qu’il est le centre de l’univers », c’est la conjuration délibérée de l’humain qui en vient à créer comme s’il adoptait une autre perception que la sienne, en faveur de visions en rupture complète avec « l’anthropo-chauvinisme », à savoir « des visions aveugles, décalées, tenant de la coulée ou du moisi. »

Wols (Alfred Otto Wolfgang Schulze, dit) © Adagp, Paris, 2023
Sans titre
1943-1944, aquarelle et encre de Chine sur papier, 18,4 x 12,5 cm
Musée de Valence, art et archéologie
© Musée de Valence, photo Béatrice Roussel

Focus sur Sans titre de Wols
À Paris, après la Seconde Guerre mondiale, Wols était un habitué de la Rhumerie sur le boulevard Saint-Germain. Très marginal dans son comportement, il jouait du banjo, écrivait de la poésie et peignait. Il pestait contre ce qu’il faisait et en voulait pour preuve le jugement de son fidèle animal de compagnie. « Mon chien me dit : tes peintures sont idiotes. » Mais il se réjouissait aussi un peu, précisément, du type d’œuvres exposées ici. Son camarade Camille Bryen témoigne : « [Il] aimait, parfois, des aquarelles qui surnageaient, apparences surchargées et lavées d’un monde extrêmement vrai, où des formes minutieuses en voyage vers l’éclatement ou la débâcle organique criaient et fleurissaient. »

Les promesses du monde

Même avec un filtre esthétique, il est vrai que songer à l’univers sans l’homme a quelque chose d’inquiétant. Dans un contexte de menace écologique et technologique, il est devenu naturel de s’imaginer l’espace demeurant sans notre espèce, ce qui produit une impression d’absurde voire de crise existentielle. Mais les artistes ne s’arrêtent pas à cet échec.

Ils œuvrent à nous arracher aux paralysies (et au conformisme) du sentiment apocalyptique. Ils matérialisent des fractions de cosmos dont le statut oscille entre l’inaccessible et la promesse : depuis les milieux sous-marins de Gilles Aillaud jusqu’aux galaxies lointaines abstractisées par Anna-Eva Bergman ou Hans Hartung. Ces fractions qui étaient là avant nous, le seront aussi après, et si elles s’entrouvrent à notre perception, juste un peu, elles s’offrent par ailleurs à d’autres que nous-mêmes.

Gaston Bachelard écrit devant Les Nymphéas de Monet : « Le monde veut être vu. » Et il ajoute que celui-ci « a pris la première conscience de sa beauté » par « le grand œil des eaux tranquilles regard[ant] les fleurs s’épanouir». De même, les fleurs crépitantes dans les « vallées » de Joan Mitchell nous transposent au fond dans l’extase de l’abeille qui les butinent. « Le monde veut être vu » et il veut aussi être entendu – preuve en est avec les roches sonores de Cécile Beau. Le monde nous parle ; il a un message à nous faire passer. Peut-être est-ce celui de René Char : « La vie aime la conscience qu’on a d’elle. »

Focus sur La Siouva de Cécile Beau & Anna Prugne

Cécile Beau & Anna Prugne La Siouva, 2017, souche, branches, 260 x 300 cm
Collection des artistes
© Cécile Beau – Artais
© Adagp, Paris, 2023

Un important mouvement de la production artistique contemporaine, qu’on pourrait qualifier d’anthropofuge, cherche à désaxer le regard pour l’inviter à voir, ou ressentir, un univers dont l’humanité est écartée, et même tout à fait exclue (citons entre autres Richard Long, Pierre Huyghe, Fabien Giraud & Raphaël Siboni…). Cécile Beau est, parmi la nouvelle génération, une des figures incontournables de ce mouvement, et participe à la découverte d’autres réalités, d’autres perceptions, d’autres échelles. Dans son travail, elle convoque les découvertes scientifiques (Kepler, par exemple), qui actent tout à la fois l’immensité spatiotemporelle, l’excentration et la modicité de l’être humain. Ici, elle nous propose, en collaboration avec Anna Prugne, une nature hybride qui fusionne l’animal et le végétal.

Entretien avec Thomas Schlesser, commissaire de l’exposition

Thomas Schlesser est historien de l’art, auteur de nombreux ouvrages, notamment sur Gustave Courbet dont il est l’un des spécialistes, le XIXe siècle, les relations de l’art au politique et auteur en 2016 de L’Univers sans l’homme – Les arts contre l’anthropocentrisme qui avait notamment été récompensé du Prix Bernier remis par l’Institut de France. Il dirige depuis 2014 la Fondation Hartung-Bergman et est professeur à l’École polytechnique.

Comment est née l’idée de cette thématique de l’Univers sans l’homme qui a abouti en 2016 à la parution de votre ouvrage portant le même titre ?

Thomas Schlesser : Cela vient d’une coïncidence entre trois centres d’intérêt personnels. Celui pour l’art contemporain, d’abord, qui est très préoccupé par cette notion, chez Fabien Giraud et Raphaël Siboni par exemple ou, avant eux Michael Snow, Pierre Huyghe, bien d’autres. Celui pour Charles Baudelaire, ensuite, auteur d’un texte en 1859 dans lequel il réprouve l’avènement de trop nombreux peintres réalistes et explique à leur sujet qu’ils incarnent cet « Univers sans l’homme », non seulement en chassant l’être humain du champ de la représentation mais en niant en eux-mêmes l’humain sachant sentir, penser, inventer. Celui, enfin, pour le séisme de Lisbonne en 1755 et du basculement culturel qu’il a produit sur les consciences.

Que signifie « Les arts en quête de nouveaux mondes » ?

TS : Ce sous-titre est très important car il tempère l’aspect désespérant, tragique qu’on peut légitimement entendre dans l’expression « Univers sans l’homme ». Décentrer le regard, s’écarter de l’être humain donne l’occasion aux arts – peinture, photographie, cinéma, littérature… – de se focaliser sur d’autres composantes de l’univers et de les valoriser : le végétal, l’animal, la matière, l’invisible, l’infini cosmique…

Comment l’exposition s’est-elle construite par rapport au livre ?

TS : Elle s’appuie évidemment sur une même trame, avec des éléments de corpus commun : l’Éruption du Vésuve de Pierre-Henri de Valenciennes, les séries de nymphéas de Monet, l’abhumanisme de Wols et Bryen, Anna-Eva Bergman… Mais depuis la sortie du livre en 2016, un événement crucial a eu lieu : la pandémie et ses confinements gigantesques qui ont produit des réalités à peine croyables, dont celles de mégalopoles totalement vidées. J’en ai donc profité pour montrer des œuvres qui avaient eu une sorte de prémonition visionnaire : les photographies d’Atget, Yves Klein ou encore le prophétique Vider Paris de Nicolas Moulin.

L’exposition s’inscrit dans de nombreux débats contemporains tels que la puissance dévastatrice de la nature ou l’intelligence artificielle, pouvez-vous nous en parler ?

TS : Il y a aujourd’hui une convergence entre deux craintes et celles-ci traversent évidemment l’exposition. D’un côté, la nature – il est vrai très malmenée depuis des siècles – menace l’humanité dans son ensemble par le réchauffement climatique ; de l’autre, la technologie, par sa puissance galopante, pourrait bien, un jour prochain, aboutir au cauchemar imaginé par la science-fiction, c’est-à-dire la machine qui renverse l’être humain.

Quelle oeuvre forte, selon vous, pourrait résumer le propos de l’exposition ?

TS : Ce serait évidemment l’œuvre qui sert d’affiche à l’exposition, une rareté, jamais montrée ou presque, du musée d’Orsay : l’incroyable Mer de Kara (1906) de l’artiste et explorateur russe Alexandre Borisoff. Comme l’explique Étienne Klein à son sujet dans la publication qui accompagne l’exposition, c’est une œuvre à la touche impressionniste, presque expressionniste, qui célèbre les fabuleuses contrées sauvages hostiles à l’être humain de l’Arctique et qui, aujourd’hui, peut se lire comme un avertissement écologique, avec son iceberg à la dérive.

Vous avez souhaité que le public termine sa visite par un final cosmique, pourquoi ?

TS : C’est un final en apothéose, habité par le grandiose et la beauté : Claude Monet et Joan Mitchell y sont réunis – cela va devenir une habitude ! Hans Hartung y évoque des espaces infinis. Et puis, je suis, dans cette section, très heureux du prêt de La Siouva et d’Aoriste de Cécile Beau, deux œuvres hybrides, un peu végétal, un peu animal, à la frontière entre la sculpture et l’objet naturel. Aoriste est une pierre mais qui émet un léger bruit, une sorte de vrombissement, de ronronnement, comme si elle avait un message à faire passer dans une langue mystérieuse.

Vous avez découvert le musée de Valence avec le projet de cette exposition. Que diriez-vous de ce musée ?

TS : C’est un superbe musée, d’une très belle architecture, avec des points de vue merveilleux sur l’extérieur et, surtout, doté d’une collection de remarquable qualité. Je me suis beaucoup appuyé sur celle-ci et on trouvera par exemple deux des dessins de Hubert Robert au début du parcours. Je suis également heureux qu’on puisse placer dans la grande galerie historique une sculpture robotique de Gloria Friedmann. Et puis, comme, heureusement, l’univers n’est pas encore dépeuplé, ce musée est encore et surtout une magnifique aventure humaine…

Exposition « L’Univers sans l’Homme – Les arts en quête d’autres mondes », jusqu’au 17 septembre 2023 – Musée de Valence /Art et Archéologie, 4 place des Ormeaux – 26000 Valence

www.museedevalence.fr

Photo d’en-tête : Gilles Aillaud Renès 2, 1979 – huile sur toile, 200 x 240 cm
Musée de Valence, art et archéologie © Musée de Valence, photo Éric Caillet © Adagp, Paris, 2023

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