Alors que l’urgence climatique nous impose de ne plus émettre de gaz à effet de serre, il existerait une énergie sans émissions, et sans limites. Une énergie nucléaire, certes, mais « propre ». Une énergie sans danger, presque sans déchets, sans pollution, sans besoin d’eau de refroidissement, utilisant un combustible que l’on trouve partout, et dont la mise en œuvre est simple et bon marché ? Ce « nucléaire vert » c’est le thorium ; on le connaît depuis des décennies mais cette énergie a toujours été rejetée pour des raisons politico-miltaro-industrielles au profit du nucléaire à uranium. La Chine prévoit de construire des centaines de centrales au thorium dans tout le pays et d’exporter cette technologie, notamment dans les pays du Sud. Elle prendrait alors un avantage décisif dans la production d’énergie nucléaire dans le monde. Pendant ce temps, la France rame avec ses EPR et essouffle ses centrales vieillissantes, menacées de soif par le réchauffement climatique.
C’est au lieu-dit Wuvei, dans la province de Gansu, aux confins du désert de Gobi, l’un des endroits les plus arides du monde, que la Chine a choisi d’installer son premier réacteur nucléaire au thorium. Un investissement de plus de 535 millions d’euros et une mise en œuvre à vitesse accélérée depuis la première pierre posée le 30 septembre 2018. Aujourd’hui 30 juin, les autorités chinoises viennent de délivrer le permis d’exploitation, ouvrant la voie à une révolution dans le domaine de l’énergie nucléaire civile.
La Chine pourrait devenir le premier pays à avoir la possibilité de commercialiser cette technologie. Certes, elle n’est pas la première à construire un réacteur au thorium, mais aucune tentative n’avait jusque-là dépassé le stade expérimental. Pourtant, le thorium pourrait alimenter en énergie l’humanité pour des dizaines de milliers d’années.
Selon le colauréat du prix Nobel de physique en 1984, Carlo Rubbia, cité par European Scientists, la comparaison de l’énergie produite pour une tonne de fission de thorium équivaudrait à environ 200 tonnes d’uranium. Quand on sait que 7 grammes d’uranium équivalent à environ une tonne de charbon, une tonne de thorium permettrait de remplacer environ 28 millions de tonnes de charbon. En réfléchissant au succès potentiel de ce projet, on peut imaginer les futures tonnes de CO2 qui seront évitées pour gérer l’urgence climatique. D’autant que le thorium à un faible coût, environ 250 000 € la tonne, soit 0,029 €/MWh électrique. Comparativement à l’uranium, à environ 10 €/MWh électrique, le thorium reviendrait environ 350 fois moins cher au MWh électrique produit.
De l’énergie nucléaire écologique ?
Le thorium 232, unique isotope naturel du thorium, est une matière fissionnable mais non fissile. En d’autres termes, il a besoin de neutrons de haute énergie pour provoquer une fission, scission de noyaux atomiques qui libère de l’énergie utilisée pour produire de l’électricité. Mais lorsqu’il est irradié, le thorium 232 est soumis à plusieurs réactions nucléaires et finit par produire de l’uranium 233, une matière fissile qui peut servir de combustible dans les réacteurs nucléaires. Cet isotope a une probabilité de fission supérieure à l’isotope U-235, élément actuellement utilisé dans les centrales nucléaires. L’uranium 233 permet ainsi de générer une réaction en chaîne plus efficace.
De plus, le thorium permet la surgénération. Ce concept consiste à créer lors de la réaction plus d’atomes fissiles que d’atomes utilisés pour la fission. En d’autres termes, la surgénération permet une création d’atomes neufs, prêts à créer de l’énergie, par rapport aux atomes déjà exploités dans la réaction. La réaction en chaîne se régénère ainsi en continu. C’est du fait de cette “régénération en continu” que les centrales nucléaires au thorium sont considérées comme plus vertueuses, car le combustible s’autoalimente.
Le thorium ne présente pas que des avantages économiques. Il a également le potentiel de générer une quantité beaucoup plus faible de déchets radioactifs à très longue durée de vie que les réacteurs conventionnels. Le volume total pourrait être environ 35 fois inférieur à celui des réacteurs classiques pour produire la même quantité d’énergie. Les 99,99 % des déchets seraient stables en 300 ans, à la place de dizaines de milliers d’années pour les combustibles actuels.
Néanmoins, les déchets produits sont très irritants et irradiants, avec la création de rayons gamma notamment. Cette dangerosité des rayons demande une adaptation particulière au niveau de leur manipulation et de leur conditionnement.
Autre avantage de poids par ces temps de réchauffement climatique et d’assèchement des rivières : ce type de réacteur n’a pas besoin d’être construit à proximité des cours d’eau. Le combustible de ce nouveau type de centrale est dissout dans du sel qui se solidifie à basse température et qui devient liquide une fois chauffé, c’est-à-dire lorsque le réacteur fonctionne. Ce sel sert de liquide de refroidissement à la centrale, remplaçant les grandes quantités d’eau qui sont normalement utilisées pour refroidir les réacteurs nucléaires. Par ce principe, les réacteurs peuvent être installés dans des régions arides, comme les déserts. Par rapport aux réacteurs à eau des centrales nucléaires conventionnelles, qui risquent d’être arrêtées en cas de canicule, les réacteurs à sels fondus peuvent fonctionner à des températures plus élevées.
La conception même de ces centrales réduit considérablement les risques de fuites radioactives en cas d’incident. Puisque les produits radioactifs resteront piégés dans le sel et que celui-ci se solidifie dès que la température est inférieure à 600°C, s’il arrivait que le sel combustible s’échappe d’une cuve, il reprendrait aussitôt sa forme solide et préviendrait ainsi la diffusion des déchets radioactifs dans la nature.
Enfin dernier avantage et non des moindres, le thorium est un métal quatre fois plus présent à la surface de la terre que l’uranium 233. On en trouve partout, dans toutes les régions du globe. La France, par exemple, en possède en Bretagne, suffisamment pour alimenter en énergie toute sa population pendant 190 années. Ce combustible permettrait ainsi de décharger les pressions géopolitiques liées à la mainmise sur les minerais radioactifs.
« Du fait de son abondance et de sa capacité à produire des matières fissiles, le thorium pourrait offrir une solution à long terme pour répondre aux besoins énergétiques mondiaux », explique Kailash Agarwal, spécialiste des installations du cycle du combustible nucléaire à l’AIEA.
Histoire d’une malédiction
L’industrie nucléaire est contestée, décriée, combattue par les défenseurs de l’environnement depuis qu’elle existe. Ses dangers, depuis Tchernobyl et Fukushima, ne sont plus à démontrer. Les risques qu’elle suscite en matière d’opportunités d’armement atomique reprennent avec plus d’acuité que jamais, face aux folies russes. Une énergie nucléaire plus propre que l’actuelle est pourtant possible. On la connaît depuis des décennies et pourtant elle a toujours été rejetée au profit du nucléaire à uranium. Histoire d’une malédiction.
L’histoire commence en 1828 sur l’île de Løvøy, en Norvège. A l’occasion d’une promenade, le jeune Morten Thrane Esmark découvre une pierre noire étrange. N’importe qui d’autre l’aurait jetée sur le bas-côté du chemin. Mais le jeune garçon est le fils d’un minéralogiste distingué, le professeur Jens Esmark. Hélas, celui-ci se déclare incapable d’identifier cette pierre noire. Il l’expédie donc au chimiste suédois Jöns Jakob Berzelius qui en fait l’analyse et s’empresse de la baptiser du nom du dieu scandinave du tonnerre, Thor. Le thorium était né. Mais on ne savait pas trop à quoi il pouvait servir. Il fut utilisé pendant quelques années pour les manchons à incandescence, mais sans réel succès. Il faudra attendre 1898 pour que Marie Curie, associée au chimiste Gerhard Schmidt, découvre la radioactivité du thorium. Puis plus rien ; le thorium est remisé au rang de curiosité scientifique.
Dans les années 40, l’Amérique veut en finir avec la guerre. Elle lance le fameux projet Manhattan qui réunit les plus éminents savants de l’époque pour développer l’arme absolue. L’industrie nucléaire naît, sous les auspices de l’armée. Après Hiroshima et Nagasaki, l’atome se révèle être une source d’énergie inouïe. Des projets de réacteurs nucléaires destinés à produire de l’électricité s’activent dans tous les labos. Deux écoles s’affrontent : les partisans de l’uranium et ceux du thorium. Les premiers voient dans leur minerai un gage de puissance militaire, les seconds défendent un minerai largement présent sur l’ensemble de la planète, et qui, à quantité égale, contiendrait 20 millions de fois plus d’énergie que le charbon.
Dans les années cinquante, les premiers réacteurs expérimentaux au thorium sont construits mais le lobby militaire fait tout pour évincer ce concurrent gênant de l’uranium. Et réussit son opération d’étouffement de la filière thorium. Au premier rang des évincés figure le physicien américain Alvin Weinberg, viré de la direction du grand laboratoire d’Oak Ridge parce que tête de file des recherches sur les réacteurs au thorium « à sels fondus ».
Tous les réacteurs nucléaires transportent la chaleur sous forme d’un fluide destiné à faire tourner des turbines pour produire de l’électricité. Deux technologies s’affrontent : celle fonctionnant à eau pressurisée (pratiquée par quasiment toutes les centrales nucléaires actuelles) ; et celle dite des sels fondus. Dans le premier cas, si le réacteur surchauffe ou n’est plus suffisamment refroidi, c’est Tchernobyl, Three Miles Island ou Fukushima… Dans l’autre cas, avec les réacteurs à sels fondus, en cas d’incident grave de fonctionnement, les fluides se solidifieraient immédiatement, emprisonnant la radioactivité et l’empêchant de se diffuser dans l’environnement.
C’est pourtant la première voie qu’empruntèrent toutes les industries nucléaires du monde, aussi bien pour leurs centrales que pour leurs sous-marins ou porte-avions. Le poids de l’industrie militaire oriente ainsi depuis soixante ans la filière nucléaire dans ses choix, jusqu’à aujourd’hui. Si le nucléaire n’avait pas été inventé pour fabriquer des armes atomiques, nos centrales fonctionneraient sans nul doute avec des réacteurs à sels fondus de thorium. Et Tchernobyl comme Fukushima seraient restés des petits points insignifiants sur les cartes de géographie.
Mais l’histoire du thorium n’est pas terminée. Le recours à des réacteurs nucléaires verts, à sels fondus, refait surface et convainc même certains écologistes les plus vindicatifs dans le combat contre le nucléaire. Un peu partout dans le monde, des initiatives sont lancées : Bill Gates s’y intéresse, les chinois – pollués à mort par leur charbon – décident d’investir dans cette filière « révolutionnaire ». En France, on est plus timide, avec un contrepoids majeur, celui de l’industrie nucléaire « classique » dans laquelle Areva et EDF se sont embourbés, avec notamment le réacteur EPR qui leur procure des cauchemars, mais qui fonctionne toujours à eau pressurisée. Alors, c’est 3.5 millions d’euros seulement qui ont été accordés au seul laboratoire français qui s’intéresse vraiment au thorium : celui de Daniel Heuer du CNRS-LSPC de Grenoble. Une mise ridicule dans une partie de poker qui s’annonce mondiale.
La course au thorium
Depuis une quinzaine d’années, les chercheurs français du CNRS travaillent sur la conception d’un réacteur à sels fondus baptisé MSFR (Molten Salt Fast Reactor). Leur expérience dans ce domaine scientifique est reconnue au niveau mondial. Le scénario imaginé par les chercheurs français part d’un constat simple : la demande énergétique mondiale ne va cesser de croître et, avec elle, une forte augmentation de la part du nucléaire dans le paysage énergétique de notre planète. Selon eux, à l’horizon 2050, il est très difficile d’imaginer un développement du nucléaire fondé sur les technologies actuelles avec notamment des réacteurs à eau pressurisée fonctionnant à l’uranium enrichi. Outre les aspects environnementaux et la durée de vie extrêmement longue des déchets radioactifs dont on ne sait que faire, un tel choix entraînerait, selon les chercheurs, un épuisement des réserves mondiales en uranium en moins de 70 ans. Mais ces chercheurs semblent prêcher dans le désert. Certes, en 2022, on remet la médaille de l’Académie des Sciences à Daniel Heuer, le père du MSFR, mais les projets de son labo demeurent dans les limbes de la théorie. Le nucléaire vert du futur ne sera pas français.
À l’heure actuelle, seules la Chine, l’Inde et l’Indonésie travaillent sur les réacteurs de thorium à sels fondus. L’approche de la Chine implique une étape intermédiaire de l’exploitation d’un réacteur à lit refroidi aux sels fondus et l’Indonésie a manifesté son intérêt à travailler avec ThorCon pour tester un réacteur non alimenté à grande échelle avant de commencer ses opérations commerciales. L’Inde a quelques conceptions de réacteurs de thorium à sels fondus sur le papier, mais aucune ne reçoit beaucoup d’attention. Les scientifiques indiens s’intéressent davantage à un réacteur avancé à eau lourde alimenté par le thorium (Advanced Heavy Water Reactor) tandis le premier ministre indien, par opportunisme géopolitique, envisage de conclure des contrats sur des réacteurs à eau légère (uranium) en provenance de Russie.
En Europe, l’initiative du Nuclear Research and Consultancy Group (NRG) à Petten aux Pays-Bas, ont commencé en septembre 2017 la première expérience de réacteur de thorium à sels fondus. Cette expérience baptisée SALt Irradiation ExperimeNT (SALIENT) a été préparée en collaboration avec l’European Commission Laboratory Joint Research Center-ITU, faisant ainsi entrer timidement l’Europe dans la course au thorium, après des décennies de retard.
En France, le CEA, commissariat chargé historiquement de l’énergie atomique, persiste à penser que rien ne vaut l’uranium pour les centrales : « le développement de réacteurs utilisant le thorium ne présente pas d’intérêt technico-économique sur le court ou le moyen terme » peut-on lire sur son site. Quant à EDF, il ne semble pas s’intéresser au thorium, souhaitant avant tout rentabiliser les infrastructures industrielles de la filière uranium.
La Chine ne semble pas du tout du même avis que nos experts français. Le réacteur expérimental chinois du désert de Gobi est conçu pour générer deux mégawatts d’énergie thermique. C’est suffisamment d’énergie pour électrifier environ 1000 foyers. Si les expériences sont couronnées de succès, la Chine projette de construire un réacteur d’une capacité de 373 mégawatts permettant d’électrifier des centaines de milliers de foyers ; les autorités de Pékin envisagent une production en série qui pourrait démarrer dès 2030.
Selon Jiang Kejun de l’Institut de recherche sur l’énergie de la Commission nationale du développement et de la réforme à Pékin, ce type de réacteur est l’une des « technologies parfaites » qui devraient aider la Chine à remplacer les chaudières de ses centrales électriques au charbon et au gaz actuelles, par des réacteurs nucléaires au thorium et ainsi atteindre son objectif de « zéro émission » de carbone d’ici 2060.
La production d’electricité en centrale thermique, classique (chaudière au fuel ou au charbon) ou nucléaire est assurée par un groupe turbo alternateur, l’alternateur est entrainé par des turbines mises en rotation par la pression de la vapeur. Vapeur qu’il faut ensuite refroidir pour la renvoyer vers la source chaude (chaudière ou réacteur). C’est ce refroidissement de vapeur, celle qui fait tourner les turbines, qui nécessite la proximité d’un fleuve ou d’un océan. Exception faite des réacteurs à très faible puissance (expérimentaux), le besoin en refroidissement étant en rapport avec la puissance fournie. Dès lors que l’électricité est fournie par un… Lire la suite »