Une enquête réalisée par Ipsos pour le CRIF en septembre 2024 dresse un constat alarmant : l’antisémitisme progresse et change de visage. Il semble hors de tout contrôle et se déploie sur le terrain en ligne, insidieusement, tapi dans les recoins numériques. Depuis le 7 octobre 2023, nous assistons de fait à une propagation sans précédent de contenus antisémites sur internet. Le niveau de haine ne tend pas à se réduire, bien au contraire : chaque montée de tension au Proche-Orient se traduit par un déferlement de violence, à la fois dans nos rues et sur nos réseaux sociaux. Ces deux sphères s’alimentant mutuellement, l’une amplifiant l’autre. Alors, comment restaurer un espace numérique où la dignité humaine reprend ses droits ? Comment faire en sorte que la parole redevienne un outil de connexion, plutôt que de division ? S’y ajoute une interrogation connexe, globale et cruciale : comment rapprocher les individus aujourd’hui séparés par un véritable gouffre idéologique ? Comment reconstruire une société unie, harmonieuse, solidaire ? Et comment lutter efficacement contre l’antisémitisme, l’un des ferments de la division qui règne dans notre pays ?
C’est par ces mots et questions que Shani Benoualid, spécialiste de la lutte contre la haine en ligne et Conseillère lutte contre le racisme et l’antisémitisme de la DILCRAH (Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT), préface le livre de Samuel Mayol, « Antisémitisme : la République en danger » (1). L’enquête réalisée par Ipsos pour le CRIF révèle des chiffres éloquents et particulièrement inquiétants : 46 % de Français adhèrent aujourd’hui à plus de six préjugés antijuifs, contre 37 % en 2020 ; seulement 53 % des 18-24 ans pensent que la majorité des Juifs est bien intégrée dans la population, contre 84 % des Français en général ; et 17 % des moins de 35 ans jugent que le départ des Juifs de la France serait… une bonne chose ! Dans la population générale, 12 % se réjouissent à l’idée de voir les Juifs quitter le territoire national, alors qu’ils n’étaient que 6 % en 2020.
Comme l’écrit l’Historien Vincent Duclert pour la revue Esprit, » C’est inconcevable en France, dans un pays qui fonde ses idéaux, plus encore peut-être qu’au moment de l’affaire Dreyfus, sur l’État de droit, la paix civile, l’égalité des citoyens, la tolérance religieuse… Et dans un pays qui, pour avoir laissé prospérer l’antisémitisme dans l’entre-deux-guerres, pour avoir peu appris de l’affaire Dreyfus et de la Première Guerre mondiale, est entré dans la collaboration avec le nazisme et s’est rendu complice de l’extermination des Juifs d’Europe. Certes, la très grande majorité des Français rejette cette période de Vichy et mesure l’horreur de la Shoah. Cela n’empêche pas pour autant que prospère une violence antijuive qui, contournant les interdits moraux établis depuis la découverte de la « solution finale », retrouverait une « bonne vieille tradition française », presque respectable parce que « culturelle » (comme cela a été avancé récemment à propos de Pierre Loti, pour adoucir ses écrits antijuifs répétés).«
Le terme Antisemitismus est créé en 1879 par le journaliste allemand Wilhelm Marr. Il introduit ce nouveau vocable afin de remplacer le terme Judenhaß (« haine des Juifs »), dans le but de donner un caractère pseudo-scientifique à cette haine. Il développe un argumentaire selon lequel le véritable danger représenté par les Juifs n’est pas d’ordre religieux, mais biologique, les Juifs étant dès lors envisagés comme un groupe racial. Marr entretient le mythe du « complot juif » en prétendant que cette contamination est sciemment orchestrée par les Juifs dans la perspective de ruiner les sociétés au sein desquelles ils vivent, thématique qui sera reprise par les nazis.
La peste noire est de retour
« L’antisémitisme n’est pas un vestige du passé, mais une réalité bien présente et menaçante » écrit Samuel Mayol. « L’antisémitisme n’est pas seulement une menace pour les Juifs. Il est un poison pour l’ensemble de la société, un défi lancé aux valeurs fondamentales de nos démocraties. Quand une société tolère ou minimise l’antisémitisme, c’est l’ensemble de son édifice moral et démocratique qui est menacé. » (P. 22 et 23)
« La lutte contre l’antisémitisme n’est pas seulement une question de justice pour la communauté juive. C’est un combat pour les valeurs fondamentales de nos sociétés démocratiques : la liberté, l’égalité et le respect de la dignité humaine« (P. 24)
Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »
Frantz Fanon
L’antisémitisme est toujours d’actualité, et connaît même une recrudescence depuis les années 2000. Le nombre d’actes antisémites recensés chaque année entre 2000 et 2022 était de l’ordre de quelques centaines, contre quelques dizaines dans les années 1990.

Le sociologue Michel Wievierka explique que « en dehors du terrorisme islamiste de Mérah ou de Coulibaly, les profanations de tombes, voire de cimetières juifs, par des néo-nazis et assimilables, comme à Carpentras en 1990, le meurtre crapuleux en même temps qu’antisémite d’Ilan Halimi, laissé pour mort en 2006 par le « gang des barbares » de Youssouf Fofana (qui découvrira l’islam pour sa défense, depuis la prison).«
Il complète ses propos par le fait que « la recrudescence des agressions antisémites dans la période récente doit être lue dans le contexte de violence plus général qui affecte notre pays, en même temps que fleurissent les « fake news » et que le « complotisme » fonctionne à plein régime. » (2)
Les actes antisémites ne se limitent pas au cyberespace. Récemment, un rabbin a été attaqué à coups de couteau en pleine rue à Orléans, un fait divers qui s’inscrit dans une vague d’agressions et de profanations visant les communautés juives à travers le pays. Les écoles et les lieux de culte juifs sont sous haute surveillance, et les signalements d’agressions physiques et verbales ont explosé. La crainte d’un climat hostile grandit, poussant certains à envisager l’exil.
Une flambée des actes antisémites est également constatée depuis les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023. Dans les trois mois suivants les massacres, il y a eu autant d’actes antisémites recensés que sur les années 2020, 2021 et 2022 cumulées. 1 676 actes ont été recensés en France en 2023, contre 436 en 2022. Avec l’assassinat d’Ilan Halimi, en 2006 et des enfants de l’école Ozar Hatorah de Toulouse, en 2012, l’antisémitisme tue en France.
Une menace persistante pour la démocratie
L’histoire du XXe siècle a montré à maintes reprises comment l’antisémitisme, en période de crise, devient une arme politique et sociale dirigée contre les valeurs démocratiques. La crise économique des années 1930, avec ses effets dévastateurs sur la société, en est une illustration frappante. L’effondrement économique mondial a plongé des millions de personnes dans la misère, suscitant un profond sentiment d’insécurité et de frustration. Face à ces difficultés, la tentation de chercher des boucs émissaires s’est renforcée, et les populations juives ont été désignées comme responsables des malheurs du temps.
L’antisémitisme, c’est la mort, entendez-vous, de la civilisation européenne. »
Anatole France
En France, la Troisième République traversait une période d’instabilité politique majeure, marquée par une succession de gouvernements éphémères et une polarisation de plus en plus forte entre les forces de gauche et de droite. Dans ce contexte troublé, les discours nationalistes et xénophobes ont trouvé un écho grandissant, exploitant les peurs populaires pour alimenter l’antisémitisme. L’afflux de réfugiés, notamment en provenance d’Allemagne et d’Europe de l’Est, fuyant la montée des régimes totalitaires, a renforcé ces tensions. Les juifs, souvent perçus comme des étrangers, ont été accusés d’aggraver les difficultés économiques et sociales du pays.
Parallèlement, la montée des totalitarismes en Europe, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933, a amplifié la diffusion d’une propagande antisémite systématique. En France, des ligues d’extrême droite telles que l’Action française ou la Cagoule ont relayé ces thèses, remettant en cause les fondements démocratiques du régime républicain. L’affaire Dreyfus, quelques décennies plus tôt, avait déjà révélé l’ampleur de l’antisémitisme dans certains milieux, mais les années 1930 ont vu cette idéologie se radicaliser sous l’influence des tensions internationales et de la crise économique.
L’antisémitisme ne se contente pas de persécuter une communauté ; il mine les bases mêmes de la démocratie en instaurant un climat de suspicion, de haine et d’exclusion. L’histoire nous enseigne que lorsqu’une société tolère ou encourage ces discours, c’est l’ensemble de ses institutions démocratiques qui vacille. Le régime de Vichy en est une démonstration tragique : profitant de la défaite française en 1940, il a légitimé l’antisémitisme d’État et s’est inscrit dans la logique nazie d’exclusion et de persécution.
Aujourd’hui encore, l’antisémitisme demeure une menace persistante. Si les formes qu’il prend évoluent, son fondement reste le même : diviser la société, détourner les colères légitimes vers des cibles désignées et affaiblir les principes démocratiques de liberté et d’égalité. Se souvenir des leçons du passé est essentiel pour lutter contre cette menace et préserver les valeurs républicaines face aux tentations de la haine et du rejet de l’autre.
Rappelez-vous ! Les Protocoles des Sages de Sion, faux document antisémite fabriqué par la police secrète tsariste au début du XXe siècle : ce texte prétendait révéler un complot juif mondial visant à dominer la planète. Bien qu’exposé comme une fraude dès 1921, il a été utilisé par les régimes autoritaires et les mouvements extrémistes pour alimenter l’antisémitisme et la défiance envers les institutions démocratiques.
Aujourd’hui, la Russie utilise des méthodes similaires de désinformation pour fragiliser les sociétés occidentales, mais en utilisant les moyens modernes, comme les réseaux sociaux. En France, plusieurs campagnes de manipulation ont été attribuées à des réseaux liés au Kremlin. Parmi elles, la diffusion de fausses attaques contre les Juifs, cherchant à attiser les tensions communautaires et à discréditer les autorités. En 2023, des services de renseignement ont mis en lumière l’implication de la Russie dans la propagation de rumeurs et de fausses informations sur des agressions antisémites prétendument commises par des immigrés, dans le but d’alimenter les divisions et d’influencer le débat public.
Ces stratégies s’inscrivent dans une guerre hybride visant à saper la confiance dans les démocraties. La manipulation de l’information, autrefois utilisée pour justifier des persécutions, est aujourd’hui un levier de l’ingérence russe pour affaiblir les institutions et polariser nos sociétés.
Parallèles inquiétants et résurgence contemporaine de l’antisémitisme
Si l’antisémitisme du XXe siècle a été encouragé par des crises économiques et politiques, des mécanismes similaires sont observables aujourd’hui. La montée des inégalités, les incertitudes économiques et les tensions identitaires alimentent une recrudescence inquiétante de discours et d’actes antisémites. Les réseaux sociaux, en facilitant la diffusion rapide de théories complotistes et de préjugés, ont contribué à la résurgence d’idées antisémites sous des formes renouvelées. Des mythes anciens, tels que l’accusation de conspiration mondiale juive, sont remis au goût du jour et instrumentalisés par des mouvances extrémistes.
La montée en puissance des mouvements populistes dans de nombreux pays occidentaux ces dernières années constitue un autre facteur majeur favorisant la résurgence de l’antisémitisme (P. 65). Les tensions interculturelles, exacerbées par les débats sur l’immigration, l’intégration et l’identité nationale, constituent un troisième facteur majeur favorisant la résurgence de l’antisémitisme (P. 66).

L’augmentation des violences antisémites dans plusieurs pays occidentaux témoigne d’un climat de radicalisation préoccupant. Des attaques contre des synagogues, des profanations de cimetières et des agressions verbales et physiques se multiplient, souvent en lien avec des contextes géopolitiques internationaux. Certains courants politiques, qu’ils soient issus de l’extrême droite ou de certaines franges de l’extrême gauche, utilisent le ressentiment populaire pour diffuser des discours haineux et remettre en question les principes démocratiques.
De plus, la banalisation de l’antisémitisme dans certains espaces du débat public, sous couvert de critique politique ou sociale, contribue à son expansion. Lorsque la stigmatisation d’une communauté devient un outil de mobilisation politique, les fondements mêmes de la démocratie sont ébranlés, comme l’histoire l’a tristement démontré. L’explosion antisémite que traverse la France ne semble pas troubler ceux qui, d’ordinaire, s’insurgent contre le racisme, dénonce dans une tribune au « Monde » un collectif de personnalités, parmi lesquelles la sociologue Eva Illouz ou l’historienne Annette Wieviorka.
Dans son ouvrage, Samuel Mayol met en lumière un changement significatif : alors que l’antisémitisme était historiquement associé à l’extrême droite, il se manifeste aujourd’hui principalement sous des formes d’extrême gauche et islamistes. Cette transformation révèle une continuité alarmante de la haine antisémite, qui s’adapte et persiste malgré les changements sociopolitiques. Samuel Mayol vient de signer une tribune dans UP’ pour dénoncer la position de La France insoumise (LFI).
Face à cette menace persistante, il est essentiel de renforcer l’éducation, qui « joue un rôle capital contre ces théories. Il est important d’enseigner la pensée critique et la vérification des sources, en particulier aux jeunes générations qui sont nées avec internet » prévient Samuel Mayol (P. 46).
Il faut aussi renforcer la vigilance et la répression contre les discours de haine. La lutte contre l’antisémitisme est indissociable de la défense des valeurs démocratiques et humanistes. Une société qui tolère l’exclusion et la stigmatisation ne peut garantir ni la liberté, ni l’égalité, ni la fraternité pour tous.
Comment lutter contre l’antisémitisme ?
Pour combattre efficacement ce fléau, Mayol préconise des actions collectives visant à défendre les principes fondamentaux de la République, notamment l’égalité, la liberté et la laïcité. Il souligne l’importance d’une mobilisation citoyenne et institutionnelle pour préserver ces valeurs essentielles.
La haine des Juifs est une des plus grandes faiblesses de l’humanité. »
Victor Hugo
Il propose le renforcement du cadre légal : l’élaboration et la mise à jour de lois contre la racisme et l’antisémitisme et l’instauration de sanctions plus sévères pour les actes antisémistes. Mayol rappelle que « après la Seconde Guerre mondiale, la prise de conscience des horreurs de l’Holocauste a conduit de nombreux pays à adopter des législations visant à prévenir la résurgence de l’antisémitisme. Par exemple, l’Allemagne a inscrit dans sa Loi fondamentale de 1949 l’interdiction de toute discrimination basée sur la race ou la religion, affirmant ainsi son engagement envers les droits humains et la dignité de tous les citoyens.« (P. 84). En France, les lois ont été durcies « pour renforcer les dispositions spécifiques contre le négationisme, reconnaissant que la mémoire de l’Holocauste doit être protégée contre ceux qui cherchent à déformer ou à nier ces événements tragiques […] (P.84)
Cependant, « […] beaucoup estiment que la réponse des autorités reste insuffisane face à l’ampleur croissante du problème. » (P. 86). Il faut une volonté politique forte pour combattre efficacement la haine. D’où le renforcement comme piliers essentiels de lutte l’éducation et la prévention. Selon Mayol, la lutte contre l’antisémitisme passe par une vigilance accrue face à toutes ses formes, une éducation renforcée aux valeurs républicaines et une action collective pour défendre les fondements de notre démocratie. Il considère que « la prise de conscience des horreurs du passé est un puissant outil pour prévenir la répétition de telles atrocités » (P. 89). Il précise : « Enfin, en exposant les mécanismes de l’antisémitisme, cet enseignement promeut des valeurs de tolérance et de respect de la diversité. Il encourage les élèves à réfléchir sur l’importance de l’acceptation de l’autre et du vivre-ensemble dans une société plurielle. » (P. 89) « Le développement de l’ampathie est également au coeur de ces initiatives, favorisantr la capacité à se mettre à la place de l’autre et à comprendre ses expériences. » (P. 91)
Autre levier d’action : la mobilisation de la société civile. Notamment à travers le rôle des associations et des intellectuels et l’importance des commémorations. A travers leur vigilance, ils jouent tous également un rôle d’alerte, par leurs prises de position publiques, leurs interventions dans les médias ou leurs publications. (P. 99) N’oublions pas l’article d’Emile Zola, dans Le Figaro du 16 mai 1896 « Pour les Juifs« , qui révéla une haine extrême dirigée contre des Français et contre le genre humain, et, par là même, réveilla la conscience civique nationale.
Autre vigilance à avoir : « celle face aux mouvements extrémistes, aspect capital de la lutte contre l’antisémitisme car ces mouvements sont souvent les principaux vecteurs d’idéologies antisémites. […] Cette surveillance implique une analyse approfondie des discours et de la propagande extrémistes, afin d’identifier les contenus antisémites et d’anticiper les menaces potentielles. » (P. 110).
En établissant des parallèles entre l’antisémitisme des années 1930 et celui d’aujourd’hui, l’auteur a identifié, dans son livre, des facteurs communs favorisant sa résurgence. Une analyse historique qui permet de mieux comprendre les mécanismes de propagation de la haine antisémite et d’élaborer des stratégies adaptées pour la contrer. Car le danger est bien là : l’historien Vincent Duclert rappelle que l’antisémitisme est toujours un marqueur de la destruction des sociétés.
« Nous ne devons pas nous laisser gagner par le découragement ou le pessimisme. Si l’antisémitisme est de retour, c’est aussi parce que nos sociétés démocratiques ont fait des progrès considérables en matière d’égalité et de respect des droits humains. C’est parce que nous avons créé des sociétés où chacun peut aspirer à vivre libre et digne que les idéologies de haine cherchent à nous faire reculer. »(P.116)
(1) « Antisémitisme : la République en danger » de Samuel Mayol – Éditions L’Harmattan, 13 décembre 2024
(2) The conversation, 13 février 2019
Pour aller plus loin :
- Livre « Un antisémitisme odinaire » de Robert Badinter – Editions Fayard, 1997
Photo d’en-tête : Environ 80 tombes ont été vandalisées au cimetière juif du village de Quatzenheim, près de la frontière avec l’Allemagne dans la région Alsace – France, le 19 février 2019, (Photo by Frederick Florin / AFP)