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Écrans, enfants, société : la grande désertion du réel

L’urgence de réapprendre à habiter le monde

Image Shutterstock

Psychothérapeute, Karine de Leusse observe depuis près de vingt ans les effets insidieux du numérique sur nos vies, et surtout sur celles des plus jeunes. Dans son essai Sous écran total, coécrit avec Elvire d’Audigny del Fondo, elle tire la sonnette d’alarme : nous vivons désormais “sous écran total”, dans un monde où la lumière artificielle du numérique s’est substituée à la lumière du réel. À travers une analyse à la fois clinique et sociétale, les auteures explorent cette nouvelle condition humaine façonnée par l’hyperconnexion, et appellent à une écologie du lien et du temps.

Dans cet entretien accordé à UP’ Magazine, Karine de Leusse (1) revient sur la genèse et les enjeux de Sous écran total, publié aux éditions du Net, un livre né d’une urgence : celle de nommer les ravages silencieux du numérique sur nos psychés, nos relations et nos enfants. Psychothérapeute depuis près de vingt ans, Karine de Leusse a vu défiler dans son cabinet des enfants et des adolescents happés par la vitesse et la lumière des écrans. Des jeunes qui ne rêvent plus, qui ne supportent plus l’attente, qui peinent à habiter leur propre vie. De cette observation clinique est née une urgence : celle de nommer le mal-être numérique avant qu’il ne devienne un état permanent. De son expérience de terrain, elle tire un constat alarmant — mais lucide — sur ce qu’elle nomme le “fugitisme”, cette fuite du réel qui nous pousse à vivre par procuration, derrière les écrans. Aux côtés d’Elvire d’Audigny del Fondo, elle interroge le mythe de l’homme augmenté, la disparition du lien incarné, et la fragilité d’une génération privée d’ennui et de lenteur.
Un échange dense et éclairant, où l’auteure invite à “réapprendre à habiter le monde” et à redonner au réel sa juste place.

En avril 2024, une commission d’experts mandatée par le gouvernement (et présidée notamment par Amine Benyamina et Servane Mouton (2)) a remis son rapport intitulé Enfants et écrans : À la recherche du temps perdu à l’Emmanuel Macron. Ce document dénonce « la réalité de l’hyper­connexion subie des enfants » et les « conséquences pour leur santé, leur développement, leur avenir ». Parmi ses 29 recommandations : interdire l’exposition aux écrans pour les enfants de moins de 3 ans ; ne pas confier de téléphone portable avant 11 ans ; proposer un téléphone sans Internet entre 11 et 13 ans ; autoriser l’accès aux réseaux sociaux — exclusivement sur des plateformes « éthiques » — à partir de 15 ans. Le rapport appelle aussi à interdire l’usage des écrans (smartphones, tablettes, télévisions) dans les lieux d’accueil de jeunes enfants ainsi qu’à limiter « autant que possible » les téléphones et téléviseurs dans les maternités. Cette régulation proposée marque un tournant : ce n’est plus seulement une question d’usage raisonnable, mais d’encadrement rigoureux fondé sur un constat clinique et sociétal — un écho direct à ce que décrit Karine de Leusse dans Sous écran total.

UP’ Magazine : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire Sous écran total ? Y a-t-il eu un moment précis où vous vous êtes dit : “il faut qu’on en parle” ? Comment s’est organisée votre collaboration à deux voix ? Aviez-vous des approches différentes au départ ?

Karine de Leusse : Ce livre est né d’une urgence. Depuis presque 20 ans, je vois, en tant que psychothérapeute, les ravages invisibles que provoque le numérique sur les enfants, les adolescents et les familles. Je voyais arriver des symptômes forts, pulsionnels, des angoisses nouvelles, une perte de repères temporels, et je me disais : “quelque chose est en train de se passer et personne ne le nomme vraiment.” Un jour, un enfant m’a dit : “J’ai peur que ma vie passe trop vite, parce que tout se passe dans les écrans et que ça passe vite sur les écrans.” Cette phrase a été un déclic. Je me suis dit : il faut qu’on en parle et autrement.
La collaboration à deux voix, avec Elvire d’Audigny del Fondo, s’est faite dans un vrai dialogue entre regard clinique et regard sociétal. Nous avions chacune une approche différente — moi, ancrée dans la chair du quotidien, du cabinet et de la clinique du lien — et Elvire dans la perspective plus globale, professionnelle, culturelle et politique. C’est cette complémentarité qui donne au livre sa force : il est à la fois incarné et lucide.

UP’ : Le titre évoque à la fois une immersion et une alerte. Comment l’avez-vous choisi, et que signifie pour vous “vivre sous écran total” ?

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KL : Sous écran total, c’est à la fois un constat et une alerte. Un constat, parce que nous vivons littéralement sous des écrans — ils sont devenus notre atmosphère, notre filtre et notre condition d’existence. Et une alerte parce qu’on a fini par confondre protection et enfermement. Vivre “sous écran total”, c’est exister dans une lumière artificielle, sous une couche numérique qui altère la relation directe au réel. C’est une métaphore d’époque : notre écran n’est plus une fenêtre, c’est un mur transparent.

UP’ : Vous introduisez la notion de fugitisme, cette fuite du réel par les écrans. Pouvez-vous expliquer ce concept et ce qu’il révèle de notre époque ?

KL : Le fugitisme, c’est le cœur de ma réflexion. Ce n’est pas une addiction aux écrans : c’est une fuite du réel. L’écran devient le véhicule de cette fuite. C’est une manière de ne plus habiter sa propre vie et de s’exiler d’un monde perçu comme trop lent, trop exigeant et trop frustrant. Nous vivons dans un temps où tout pousse à la désertion : désertion du silence, du corps, du présent et du lien vrai. Le fugitisme, c’est la pathologie du mouvement : fuir pour ne plus sentir. Et paradoxalement, cette fuite produit une immense inertie intérieure.
C’est un concept clinique mais aussi anthropologique : il raconte la mutation d’un être humain qui ne se pense plus comme un corps dans le monde mais comme un flux parmi d’autres.

UP’ : Vous insistez sur la vulnérabilité des enfants et des adolescents face aux écrans. Quels sont, selon vous, les signes les plus préoccupants que vous observez aujourd’hui ?

KL : Les signes les plus préoccupants, aujourd’hui, ce sont les troubles du lien et du temps. Les enfants n’ont plus accès à la lenteur, à l’ennui ni à l’attente. Ils perdent la continuité du récit intérieur. Ils passent d’un stimulus à l’autre sans transition. Certains ne rêvent plus, littéralement. Ils ne supportent plus l’absence de stimulation. On parle d’addiction mais c’est souvent une forme de désincarnation. Leur corps est là mais leur esprit est ailleurs.

UP’ : Que pensez-vous des politiques publiques actuelles concernant les écrans à l’école ou la régulation du temps d’écran des enfants ?

KL : Les politiques publiques ? Elles restent terriblement timides. On parle d’éducation au numérique, alors qu’il faudrait d’abord éduquer au réel. Il faudrait aussi légiférer, comme nous le militons avec CoSE, pour protéger notre jeunesse d’un outil qui met leur santé mentale en danger et qui leur vole leurs années. À l’école, on confond modernité et écran. Or la véritable modernité, c’est celle qui protège l’humain.

UP’ : Comment les parents peuvent-ils poser des limites sans créer de conflit permanent ?

KL : Pour les parents, la clé n’est pas seulement la surveillance, mais la cohérence. Il faut instaurer des horaires sans écran partagés, non pas comme une punition mais comme un rituel de vie. Les conflits naissent souvent parce que les adultes eux-mêmes sont pris dans le même piège.

UP’ : Le numérique peut-il aussi être un levier d’éducation et de créativité, ou les risques l’emportent-ils toujours ? Selon vous, à partir de quel moment un usage intensif devient-il pathologique ?

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KL : Le numérique peut évidemment être un outil de créativité, mais à condition que ce soit un outil — pas un habitat. L’usage devient pathologique quand il remplace le contact, quand il colonise les espaces vitaux : repas, sommeil, relations et émotions.

UP’ : Les écrans servent-ils à fuir le monde ou à combler un vide que le monde réel ne remplit plus ? Peut-on vraiment parler d’addiction, au sens clinique du terme, ou est-ce plutôt une habitude sociale devenue excessive ?

KL : Les écrans ne servent pas seulement à fuir le monde : ils comblent le vide d’un monde devenu trop pauvre symboliquement. Et non, je ne parlerais pas d’addiction au sens strict : c’est plus profond. C’est un déséquilibre anthropologique, une perte du sens de l’expérience vécue.

UP ‘ : Dans le monde professionnel, la frontière entre vie privée et vie numérique s’efface. Comment cette hyperconnexion influence-t-elle notre équilibre psychologique ?

KL : L’hyperconnexion professionnelle est une forme de servitude volontaire. Les mails à minuit, les notifications permanentes, les réunions en ligne — tout cela finit par abolir le droit à la déconnexion psychique. On reste en alerte constante, dans un état d’hypervigilance. Cela crée de la fatigue attentionnelle, de l’anxiété diffuse et surtout une érosion du sentiment d’existence.
Travailler ne suffit plus : il faut se montrer travaillant. C’est l’ère du rendement visible.

UP’ : Vous critiquez le mythe de “l’homme augmenté”. En quoi cette promesse technologique est-elle, selon vous, trompeuse ou dangereuse pour l’humain ?

KL : C’est un mythe profondément dangereux, parce qu’il suppose que l’humain naturel est déficient. Or l’humain n’a pas besoin d’être augmenté, il a besoin d’être relié. On nous promet un cerveau plus rapide, un corps assisté, une mémoire externalisée… Mais à force d’augmenter la machine, on diminue l’homme. L’homme augmenté, c’est souvent un homme amputé : amputé de sa lenteur, de sa fragilité et de sa poésie. Nous devons cesser de voir la vulnérabilité comme une erreur du système. C’est elle, justement, qui nous rend humains.

UP’ : Pensez-vous que la société — écoles, entreprises, institutions — prend aujourd’hui suffisamment la mesure des risques liés à l’hyperconnexion ?

KL : Non, la société ne mesure pas encore l’ampleur du phénomène. Les institutions réagissent par petites touches, alors qu’il faudrait un vrai sursaut collectif. Nous sommes face à une transformation de civilisation, pas à un simple enjeu de santé publique. Écoles, entreprises, médias… chacun participe à entretenir cette immersion sans limite. Le numérique a colonisé nos vies comme un empire invisible, et nous sommes en retard dans la construction d’une écologie du temps et du lien.

UP’ : Vous proposez dans le livre des “rendez-vous numériques” ou des temps de déconnexion. Quelles pratiques simples recommanderiez-vous à quelqu’un qui veut reprendre le contrôle de son rapport aux écrans ?

KL : Je ne crois pas aux solutions magiques mais aux rendez-vous avec le réel. Des temps fixes, quotidiens, où l’on se reconnecte à la vie non numérisée : marcher sans téléphone, cuisiner en silence, écrire à la main, regarder par la fenêtre etc. Pour les familles, je recommande plusieurs règles simples comme par exemple : – 30 minutes pour atterrir dans le réel avant d’allumer un écran. – le soir, 30 minutes pour en ressortir avant de dormir.
C’est une hygiène de l’esprit, comme se brosser les dents du psychisme. La déconnexion ne doit pas être punitive. Elle doit redevenir un plaisir, un retour à soi.

UP’ : Depuis la parution, quelles réactions vous ont le plus touchées ? Avez-vous senti un vrai besoin de parler de ce sujet chez le public ?

KL : Ce qui m’a le plus touchée, ce sont les remerciements silencieux. Des parents qui m’ont écrit : “vous avez mis des mots sur ce qu’on ressentait sans oser le dire.” Des enseignants, des soignants, des adolescents eux-mêmes. On sent une vraie soif de comprendre, une fatigue de ce monde en tension permanente. Ce livre a permis de légitimer une souffrance que beaucoup vivaient dans la honte ou la culpabilité.

UP’ : Si vous deviez écrire une suite à Sous écran total dans dix ans, que pensez-vous que vous y ajouteriez ? Êtes-vous optimistes quant à notre capacité à réinventer une relation saine au numérique ?

KL : Si j’écrivais la suite dans dix ans, j’espère qu’elle s’appellerait Après l’écran total. J’aimerais pouvoir y raconter comment nous avons retrouvé le goût du temps long, comment nous avons redonné sens à la présence. Je suis lucide, mais pas pessimiste. Je crois que l’humain finit toujours par chercher l’air quand il étouffe. Le fugitisme est une maladie de notre époque, mais c’est aussi une occasion de renaissance : celle de réapprendre à habiter le monde.

(1) Karine de Leusse est psychothérapeute depuis 20 ans, spécialisée auprès des enfants et des adolescents. Pionnière dans l’analyse des effets du numérique, elle a développé le concept de Fugitisme — la fuite du réel par les écrans — et est coautrice de Sous écran total. Engagée au sein du Collectif CoSE,  elle œuvre pour protéger le lien humain à l’ère de l’hyperconnexion.

(2) Amine Benyamina, est spécialiste en addictologie et chef du service de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse Paris. Il est président de la Fédération française d’addictologie et de l’association Addictions France depuis juin 2025.
Servane Mouton est neurologue et neurophysiologiste. Elle a coprésidé la commission sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans en avril 2024. Elle a publié chez Gallimard /Tract n°65 « Ecrans, un désastre sanitaire – Il est encore temps d’agir ».

Propos recueillis par Fabienne Marion, rédactrice en chef UP’ Magazine

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