J’ai abordé dans deux articles récents de mon blog les bouleversements intellectuels, sociaux et individuels liés à l’intervention de plus en plus massive et experte des « machines à penser », englobant sous ce terme l’intelligence artificielle servie par les big data et leurs algorithmes d’exploitation, dotée d’une capacité d’amélioration autonome de plus en plus vive et contrôlante, le cas échéant, des robots de plus en plus performants.
Dans « À quoi l’économie participative participe-t-elle ? », j’aborde la remise en question désormais de la notion de spécialisation et de compétence ; dans Intelligence humaine, intelligence artificielle : des vases communicants ?, je propose que la cause d’une tendance bien documentée depuis le début du XXIe siècle à la baisse des scores moyens aux tests de quotient intellectuel (QI) pourrait être que, intimidés par leur puissance, nos concitoyens laissent de plus en plus aux machines le soin de réaliser des tâches qui, lorsqu’ils les réalisaient eux-mêmes, contribuaient à développer leur mémoire et leur vivacité intellectuelle, paramètres qui interviennent dans les performances de QI.
En résumé, la masse des données stockées et stockables dans des mémoires informatiques est presque infinie, des supports durables sinon éternels sont en voie de développement rapide pour les conserver, là encore presque indéfiniment. Des algorithmes qui permettent d’interroger avec une subtilité croissante ces masses de données sont en développement permanent.
Grâce à des systèmes mimant certains principes de fonctionnement (mais bien entendu pas la nature) des circuits neuronaux, ces dispositifs gardent la mémoire des tâches qu’ils réalisent et des problèmes rencontrés, ils peuvent le cas échéant interagir avec d’autres ensembles de même type auxquels ils sont connectés, et accroître de la sorte et de manière autonome leurs performances, élargir le spectre de leurs possibilités. Il s’ensuit que l’innovation algorithmique et le perfectionnement des procédures deviennent dès lors potentiellement autonomes et, à terme, ne dépendront plus obligatoirement de l’intervention humaine.
La puissance de semblables systèmes est en théorie supérieure à celles de l’esprit humain pour toutes les tâches dont la réalisation repose sur la mémoire et la capacité de tester rationnellement un grand nombre d’hypothèses, d’autant que des éléments de stratégie réflexive, au départ d’origine humaine, sont susceptibles d’une amélioration progressive autonome. C’est pourquoi la machine est désormais appelée à l’emporter sur les meilleurs spécialistes concernés, et cela de manière irréversible, dans le jeu d’échec, de Go et toute autre activité de ce type. En effet, un appareil capable de prévoir les innombrables coups possibles d’un adversaire et le mérite comparé de toutes les répliques envisageables des dizaines de coups à l’avance est à l’évidence invincible, sa stupide capacité quantitative l’emportant sur la plus brillante des subtilités des joueurs expérimentés.
Approche numérique et quantitative
Dans le champ scientifique, l’approche numérique et quantitative s’est imposée dans de très nombreux domaines ; j’ai déjà cité le clonage des gènes, les enquêtes de motivation des consommateurs et des électeurs, les études épidémiologiques. Sans ces outils nouveaux, pas d’astrophysique, de physique des particules, pas de modélisation des nouveaux modèles de voitures ou d’avions, etc. Les approches numériques modernes sont déjà, de manière balbutiante, et seront plus encore dans le futur à la base d’une révolution profonde des pratiques et de l’exercice médical.
En effet, aucun médecin, même le plus perspicace, doté d’une expérience exhaustive, ne pourra jamais à terme, pour parvenir au diagnostic difficile d’affections exceptionnelles qu’il n’a encore jamais rencontré, rivaliser avec des systèmes informatiques autoévolutifs. De plus, les perfectionnements impressionnants de l’imagerie ultrasonore, sa capacité aujourd’hui à non seulement voir mais aussi palper les organes, les innombrables robots d’analyse permettent de prévoir une intervention humaine de plus en plus limitée pour l’élucidation d’un diagnostic, l’établissement d’un pronostic et la déduction de la meilleure thérapeutique en fonction des paramètres relevés.
La question se pose par conséquent du champ – ou simplement du créneau – qui restera l’apanage de l’esprit l’humain dans ce nouvel ordre numérique des choses. Les premières réponses intuitives sont de l’ordre de l’émotion et de la fulgurance créative. Considérons tout d’abord l’émotion. Elle résulte en principe d’une interaction entre le corps et le psychisme, créée souvent par une perception et une sensation, ou bien le souvenir qui en reste imprimé dans la mémoire.
Or, la machine n’a pas de corps, elle ne ressent pas la rougeur qui enflamme les joues, la moiteur des aisselles et des paumes, elle ne sait ce qu’est la sensation de la tumescence des organes génitaux, ce que peut signifier le cœur qui se met à battre la chamade, la gorge qui « se noue », la notion du plaisir lui est étrangère. On peut bien entendu programmer une machine à ressentir des émotions « électroniques » mais nous n’avons nulle certitude sur la signification réelle du dispositif pour l’économie « psychique » de la machine, terme dont l’utilisation est ici contestable puisque l’univers psychique résulte d’un dialogue du corps et de l’esprit.
Pablo Picasso a déclaré que l’art était sexué ou n’était pas, affirmation en grande partie évidente. Or, l’intelligence artificielle est par essence asexuée, même si les programmateurs y introduisent des paramètres de genre, de toute façon ici déconnectés des sensations et des émotions. Jusqu’à plus amplement informé, le monde du corps, de la sexualité, des émotions et de l’art restent par conséquent l’apanage de l’humain. Le champ de l’émotion, élément important de la relation du médecin et de son malade, prendra sans doute dans l’avenir d’une pratique informatisée et robotisée de la médecine une place essentielle dans le rôle des praticiens, ce qui amènera à repenser en profondeur l’enseignement de la discipline.
L’analyse prospective basée sur les outils de connexion, les big data et les algorithmes est aujourd’hui la méthode principale d’accès à la prédiction des comportements individuels, en particulier à la motivation et aux déterminants d’achat des consommateurs. Ainsi, a-t-on suivi les différentes actions quotidiennes de quelques milliers de femmes enceintes : à quelle heure envoient-elles leur premier coup de téléphone, se connectent-elles sur les réseaux, quels sites consultent-elles, quels achats font-elles, où se déplacent-elles à l’extérieur, quels spectacles les attirent-elles, que lisent-elles, consomment-elles, etc. Et cela pendant plusieurs mois.
Les données sont stockées et des algorithmes dédiés créés, appliqués à la population féminine générale. Entre 95 et 98 % des femmes reconnues par les algorithmes sont enceintes et sont démarchées pour l’acquisition de produits de grossesse et de maternité. Le chiffre important est ici celui de 2 à 5 % des comportements individuels qui apparaissent échapper à la puissance des algorithmes. Ce phénomène d’un petit pourcentage de personnes dont les décisions et comportements échappent aux prévisions de l’analyse prospective la plus poussée conduit à formuler une hypothèse : et si cette petite proportion était la manifestation de l’aptitude humaine à la déviance, à l’originalité, à l’imprévisibilité, à la fulgurance créative ? Et s’il en avait de tous temps été ainsi ?
Fulgurance créative
L’immense majorité de notre vie se passe à refaire ce qu’on a toujours fait, ce qu’on nous a appris, à reproduire à l’identique ce qui existe déjà. Cela vaut aussi pour nombre d’œuvres ou l’imitation l’emporte sur l’innovation créative. De nombreux livres, qui ne sont pas simplement des romans de gare, ressassent à l’envie des situations éprouvées pour lesquelles l’appétence du public est notoire. Il en va de même pour nombres d’objets d’arts plastiques, de tableaux peints. Je n’ai aucun doute qu’un jour les « nègres » chargés de cette production, et si cela devient économiquement rentable, seront remplacés par des machines numériques dûment programmées et apprenant toujours grâce aux enquêtes sur l’évolution des goûts des gens.
Mais parfois, la fulgurance créative se manifeste « à la marge », un chef d’œuvre le cas échéant naît. Cela, c’est le domaine authentique de la créativité artistique, une des spécificités de l’esprit humain façonné par ses interactions avec les manifestations du corps, leur perception, les sensations et les émotions qu’elles engendrent, et ce monde-là, celui de la perception du beau, condition de sa création, n’apparaît pas accessible à la machine. Le même type de raisonnement vaut pour la fulgurance scientifique, la gravitation de Newton, la relativité d’Einstein, l’intuition mathématique d’un Ferdinand Jamin, etc.
Pour terminer, un mot de la morale, que l’on aurait volontiers tendance à ajouter aux spécificités irréductibles de l’humain. Cela n’est en réalité pas certain. Bien entendu, il est aisé d’injecter à un appareil les règles déontologiques ou les normes morales en vigueur. Mais qu’en est-il de l’acquisition spontanée par une société d’ordinateurs et de robots dotés d’intelligence artificielle d’un comportement altruiste, de l’établissement de relations électives. On peut en réalité la concevoir. Imaginons un groupe de dispositifs numériques soumis à un phénomène de sélection en fonction de leur niveau de performance.
Faisons maintenant l’hypothèse que ces machines interagissent et apprennent les unes des autres, ce qui accroît leur puissance et leur succès évolutif puisque, plus savantes, elles seront par là sélectionnées, les autres éliminées. Alors, les appareils qui auront le mieux échangé, ceux qui auront développé une vraie affinité « pour autrui », qui en d’autres termes seront dotés de la meilleure compétence sociale, seront les vainqueurs de la sélection, eux et leurs aptitudes à l’échange et à l’entraide dont la résonance morale apparaît évidente.
Après cette mise au point sur les relations entre l’homme et la machine, je suis conscient qu’il ne s’agit là que d’un « point d’étape », que l’univers numérique comporte encore beaucoup d’inconnues, la principale étant bien sûr de se demander si cela fera sens un jour de parler de « vie in silico ».
Axel Kahn, Directeur de recherche à l’INSERM, ancien président de l’Université Paris Descartes, généticien et essayiste, Université Paris Descartes – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.