Dans « le Crépuscule fossile », son dernier livre, Geneviève Férone-Creuzet revient sur le pétrole, cette énergie qui façonne notre civilisation depuis cent ans en maître absolu des arbitrages géopolitiques, économiques et financiers. De quoi éclairer nos difficultés à changer d’ère à l’aube du XXIe siècle.
Delphine Masson : Pourquoi changer notre façon de produire et de consommer de l’énergie ?
Geneviève Férone-Creuzet : La raison la plus structurante, c’est le climat. Les énergies fossiles que ce soit le gaz, le pétrole ou le charbon, émettent des gaz à effet de serre qui contribuent au changement climatique. Or elles sont omniprésentes. Tous les parcs du monde entier – automobile, aérien, routier, maritime – en émettent. Il faut des énergies fossiles pour la production agricole, pour l’alimentation, les vêtements, les médicaments, pour faire tourner les usines… Tout cela est extrêmement émissif et dommageable pour l’environnement.
DM : Peut-on parler d’urgence climatique ?
G.F-C. : L’urgence existe mais elle s’inscrit dans un temps long. Or à l’horizon du siècle, les experts de l’évolution du climat sont incapables de situer l’amplitude du changement climatique sur une échelle de 2 à 6°C. Cette incertitude résulte en partie de l’inconnue des politiques de réduction de gaz à effet de serre qui seront appliquées. Et ces politiques dépendent des représentations que l’on se fait du sérieux ou pas de la menace. Nous nous sommes enfermés et nous avons jeté la clé.
DM : Nous sommes pourtant la dernière génération à pouvoir agir…
G.F-C. : L’humanité n’a jamais été confrontée à un changement d’une telle ampleur attribuable à l’activité humaine. Il relève en réalité d’une responsabilité intergénérationnelle. C’est-à-dire que ce que nous, notre génération, mettons en place aujourd’hui, peut permettre de limiter le changement climatique pour les générations futures. Plus on tarde, moins on s’empare du problème, plus on aggrave la situation. Nous sommes bien la dernière génération à pouvoir agir comme l’a expliqué Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, mais nous ne serons malheureusement pas la dernière de la civilisation fossile.
DM : La pénurie de pétrole est pourtant annoncée. N’est-ce pas une autre raison pour changer ?
G.F-C. : Les études évoquent un pic de production vers 2030 puis une baisse à partir de 2060, mais il s’agit essentiellement du pétrole conventionnel, celui que l’on trouve facilement en creusant la terre. C’est typiquement le pétrole du Moyen-Orient, de l’Irak, de l’Algérie, des États-Unis et de la mer Caspienne qui a largement été siphonné. Mais il existe des réserves de pétrole non conventionnel qu’il faut aller chercher plus en profondeur dans les nappes souterraines, sous les océans, ou encore dans les sables bitumineux. Jusque-là, l’annonce de la pénurie de pétrole a surtout poussé l’homme à creuser plus profond. Ou à se tourner vers le charbon plus accessible et mieux réparti sur la surface du globe. Nous arrivons donc à une équation d’ordre sociétal, voire moral. Certes, il est possible de siphonner toutes les poches de gaz et de pétrole restantes. Mais pour quels résultats ? Une rallonge de 100, 150 ans ? Ces réserves sont en réalité une véritable bombe climatique qui peut nous balayer. Mieux vaut ne pas attendre la dernière goutte de pétrole pour bouger. Il faut tourner la page.
DM : Pas facile, dites-vous, de s’en passer. Vous nous comparez à des drogués en manque…
G.F-C. : Cela est surtout vrai pour des sociétés comme la nôtre qui n’ont pas de pétrole. Notre dépendance est impressionnante. Il suffit que l’on bloque les raffineries pour que le pays soit complètement paralysé. Et l’on va parfois très loin pour trouver sa drogue. Le sevrage est difficile à imaginer. Il va pourtant falloir l’organiser.
DM : Vous parlez également du pétrole comme d’une malédiction…
G.F-C. : Le pétrole a été sur bien des aspects une bénédiction pour le siècle dernier. Il a permis d’éradiquer certaines maladies. Il a profondément amélioré notre bien-être et notre niveau de vie sur tous les plans. Mais il a également favorisé la croissance démographique, une société de la voiture, de l’abondance et de la surconsommation qui pèse aujourd’hui sur notre environnement et qui a fait disparaître des modes de vie alternatifs et durables intéressants. La malédiction, c’est aussi celle qui frappe les pays producteurs de pétrole pris dans une dépendance totale et un jeu géopolitique extrêmement violent.
DM : Quel pays par exemple ?
G.F-C. : Prenez le Venezuela. Ce pays a tout pour lui, mais son peuple vit dans une grande misère. Malgré un gouvernement de gauche, l’argent du pétrole n’est absolument pas redistribué. On voit des nourrissons, dans les hôpitaux, qui dorment dans des boîtes de carton ! À part la Norvège, il n’y a pas, à ma connaissance, un seul pays producteur de pétrole qui a su mettre en place des politiques de redistribution tout en investissant en parallèle dans d’autres industries. C’est-à-dire en prévoyant le coup d’après. En revanche, le trait commun de ces pays, c’est d’avoir une classe dirigeante corrompue. De tels intérêts économiques sont en jeu. Et il existe de telles pressions extérieures en provenance des banques, des compagnies pétrolières, des gouvernements.
DM : Le pétrole a par ailleurs donné naissance à ce que vous appelez l’aristocratie fossile…
G.F-C. : Ou les seigneurs du pétrole. Le plus impressionnant d’entre eux c’est Rockefeller qui a bâti sa fortune sur les premières exploitations pétrolières et créé un véritable empire tirant profit de tous les usages de l’or noir dans de multiples secteurs : l’automobile, l’armement, la pétrochimie, la santé… Cette aristocratie a bénéficié d’une forme de rente, tellement facile et tellement juteuse. Elle a été faiseuse de rois. Des gouvernements ont été faits et défaits en raison des intérêts pétroliers. Elle a complètement configuré la géopolitique mondiale.
DM : Quel que soit le régime politique du pays, le pétrole semble avoir le même effet dévastateur…
G.F-C. : C’est très net avec le Venezuela. Le pétrole rend les gens fous. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est le premier secrétaire général de l’OPEP qui était vénézuélien. Il disait aussi : « le pétrole c’est la merde du diable ». Il a voulu créer l’OPEP pour s’affranchir de l’aristocratie fossile occidentale. Mais même l’OPEP qui a d’abord été créée sous surveillance étroite des Américains pour finalement échapper à leur contrôle, a complètement échoué à créer une forme de gouvernance démocratique et transparente. C’est même le contraire. Ses règles sont extrêmement opaques. Nous ne savons absolument rien de la façon dont les prix sont fixés ni de l’état réel des réserves de pétrole. Nous sommes totalement dépendants d’une ressource dont nous ne savons absolument rien.
DM : Vous donnez une explication psychologique à ce côté obscur du pétrole…
G.F-C. : Le pétrole donne un super pouvoir à des super héros qui ont pu, grâce à lui, transformer le monde. Il permet d’affirmer la suprématie de l’homme sur la nature, de l’inscrire dans l’idée de progrès avec ses éternelles envies de dépassement, de domination et de démesure. Le tout à une vitesse telle que l’homme et la nature ne cheminent plus ensemble en bonne intelligence. La nature est dépassée, écrasée. Nous avons fabriqué un monstre qui nous échappe.
DM : Vous revenez également sur les freins qui nous empêchent de sortir de cette civilisation fossile. Quels sont-ils ?
G.F-C. : Ceux qui ont transformé la société grâce au pétrole étaient des pionniers, des conquérants qui ont pris des risques absolument incroyables. Or il n’y a pas aujourd’hui plus grands conservateurs. Les voilà complètement fossilisés, avec une armée de lobbyistes, incapables de penser le changement ! Et un nouvel ennemi : le changement climatique. Il y a certainement une forme de déni. Difficile pour ces seigneurs du fossile de s’imaginer comme mauvais alors qu’ils ont façonné le progrès. Il y a surtout la volonté de ne pas lâcher cette rente qui les a faits si riches et si puissants. On a pourtant envie de leur dire « vivez avec votre temps » ! Je cite dans mon livre les propos de l’arrière petit-neveu de Rockefeller expliquant que si son arrière grand-oncle revenait aujourd’hui, il s’investirait dans le nouvel eldorado du XXIe siècle : les énergies renouvelables.
DM : Percevez-vous des évolutions ?
G.F-C .: Depuis l’écriture de mon livre il y a eu l’Accord de Paris. Il ne donne aucune direction ni aucune méthode, mais sa valeur est inestimable sur le plan psychologique et politique. C’est un vrai tournant, une inflexion dans le consensus international des gouvernements. L’enjeu maintenant, c’est d’aller suffisamment vite pour trouver des modèles économiques qui démontrent la rentabilité des énergies renouvelables. Pour cela il faut que la période de transition soit la plus courte possible.
DM : Comment aller plus vite ?
G.F-C .: Je crois au rôle absolument crucial de la finance dans l’accélération du basculement, non pas pour des raisons altruistes, mais pour des raisons qui sont liées au déplacement de la rente et des intérêts économiques. Si les plus grands financiers de la planète, les banques, les grandes compagnies d’assurances, les fonds de pension commencent à se dire qu’investir dans des énergies fossiles est pénalisant pour les rendements futurs, cela va donner un signal fort et favoriser le développement des énergies renouvelables. Or soutenir l’ancien modèle comporte des risques. Le marché des ressources fossiles est très volatil ; les perturbations liées au changement climatique peuvent occasionner des perturbations ou des poursuites en justice nuisibles aux acteurs de la finance.
DM : Tout est donc une question de volonté et de choix…
G.F-C. : C’est sûr que si l’on mettait autant de subventions et autant d’argent pour fabriquer le parc nucléaire aujourd’hui que pour fabriquer le parc du renouvelable, on y arriverait ! Dans la mobilité aussi, nous pourrions facilement parvenir à un parc de voitures électriques ou roulant au biogaz et à l’hydrogène. À condition cependant que l’électricité soit d’origine non-fossile. En Chine, les voitures électriques roulent grâce au charbon. Ce qui ne fait que déplacer le problème. Une cohérence absolument totale est nécessaire, du début jusqu’à la fin, de l’extraction jusqu’à la transformation. Il pourrait également y avoir des financements en Afrique dans l’hydroélectrique. Ce continent a un potentiel incroyable mais très peu exploité.
DM : La solution est-elle politique ?
G.F-C. : Le cadre est politique, mais pas la solution. Les industriels ont en effet besoin d’énormément de visibilité et de stabilité notamment parce que leurs investissements sont de long terme et qu’ils doivent garantir des taux de rentabilité élevés. C’est pour cela que l’Accord de Paris est important. Aux gouvernements par ailleurs d’introduire des éléments de contrainte, comme une taxe carbone ainsi que des subventions positives favorisant l’accès et l’installation des énergies renouvelables.
DM : Le nucléaire peut-il jouer le même rôle que le pétrole ?
G.F-C. : Ce n’est pas, à proprement parler, une énergie fossile même s’il dépend de l’uranium et ce n’est pas, non plus, une énergie renouvelable même s’il n’émet pas de CO2. Son champ d’utilisation se cantonne à l’électricité. Rien à voir avec le pétrole donc si ce n’est que le nucléaire est aussi un signe de superpuissance et qu’il peut difficilement être considéré comme une ressource d’avenir. C’est une énergie centralisée du présent qui fait et fera partie du bouquet énergétique de la transition. Voilà ! Le nucléaire ne pose pas les mêmes perturbations que les énergies fossiles, mais le ticket d’entrée pour construire une centrale nucléaire est absolument monstrueux, celui pour les démanteler aussi. Quant aux déchets radioactifs, leur durée de vie se compte en centaines de milliers d’années. De Tchernobyl à Fukushima, le nucléaire ne rassure pas. Ce qui l’a plombé c’est le péché originel de la bombe atomique, même si le nucléaire civil, construit sur une culture de la responsabilité et de la sûreté, n’a rien à voir avec le militaire.
DM : Avec les énergies renouvelables, on s’achemine vers une gestion décentralisée de l’énergie. Qui aura le pouvoir dans la société post-fossile ?
G.F-C. : C’est toute la question ! Nous allons vers un monde plus horizontal et plus libre que l’on peut imaginer pacifique, bienveillant, égalitaire et équitable. On peut se dire également que la nouvelle économie de demain va fabriquer de nouveaux monopoles, notamment ceux de la société numérique qui vont ouvrir la voie à ce que j’appelle la dictature algorithmique. On voit bien que Google et Uber n’ont pas vocation à enrichir la planète entière, mais à enrichir leurs actionnaires. Nous restons finalement dans le même bon vieux système de monopole et de rente. Seuls les acteurs changent.
DM : Optimiste ?
G.F-C. : Si nous ne parvenons pas à répartir équitablement les ressources et à basculer dans un monde plus pacifique et plus égalitaire, nous allons nous diriger vers l’homme augmenté vivant hors sol, dans plus de puissance et de démesure. Le transhumanisme coupe le cordon ombilical qui nous rattache à la terre, une terre qui n’existe plus d’ailleurs tellement nous l’avons transformée. Il recrée des modes de vie artificiel et modifie l’homme pour lui permettre de vivre à n’importe quelle condition de température et de pression. C’est clairement ce nouveau monde qui se dessine. La question à se poser est de savoir si l’on souhaite vraiment transformer à ce point notre environnement pour en faire un monde complètement virtuel. Cette question, nous sommes, là-encore, la dernière génération à pouvoir nous la poser.
DM : C’est donc notre rapport à la nature qui se joue également dans la transition énergétique ?
G.F-C. : Avec les énergies renouvelables, nous nous dirigeons vers une société plus pacifique. Imaginez par exemple que l’on crée en Afrique des « mini grids », c’est à dire des petites stations de production d’énergie solaire. Avec elles, un village peut faire fonctionner une pompe à eau, une école, un petit hôpital mais aussi cultiver sa terre. Ce sont autant de personnes qui n’iront pas s’agglutiner dans les bidonvilles ou migrer vers l’Europe. Il faut donner une chance à ce type de transition.
Propos recueillis par Delphine Masson, Journaliste UP’ Magazine
A propos de Geneviève Férone-Creuzet
Pionnière de la notation sociale et environnementale, spécialiste du développement durable, Geneviève Férone-Creuzet a fondé en 2013 Casabee, un cabinet de conseil en stratégie et prospective spécialisé dans les modèles collaboratifs et circulaires. Associée de Prophil, un cabinet de conseil en stratégie dédié à la convergence des modèles philanthropiques et économiques, elle est l’auteur de plusieurs ouvrages dont« 2030 : le Krach écologique » (Grasset 2008), « Bienvenue en transhumanie » avec Jean-Didier Vincent (Grasset 2011) et le « Crépuscule fossile » (Stock, 2015).
Photos extraites du livre « Kuwait: A Desert on Fire », by Sebastião Salgado ( Edition Taschen )
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