« Pour observer la vie et ses folies c’est très intéressant de voir des passants » chantait Trenet en son temps. Le photographe Philippe Enquin voit tout cela du balcon de son appartement à Paris durant le premier confinement, et comme l’explique l’acteur François Morel dans le préambule du livre que le photographe vient de publier « De mon balcon », « ses photos sont belles comme des chansons de Charles Trenet. Elles donnent le goût de la vie, du bonheur et des autres. Ces photos ne sont pas dans l’air du temps, elles sont dans le souffle de l’instant, quand la vie ne se résigne pas à baisser les bras, quand l’humour devient un acte de courage, quand les conversations du café du Commerce n’ont plus le charme des comptoirs interdits, quand le regard bienveillant devient la plus belle arme pour résister à la morosité, au défaitisme, à l’accablement propagé par tous les robinets anxiogènes des chaînes d’information.«
Le déclic qui a fait naître chez le photographe Philippe Enquin l’envie de concevoir les chroniques d’une vie de confinement, et de les pérenniser dans un livre, sont les multiples « étincelles d’humanité » qu’il a pu saisir de son balcon au deuxième étage de son appartement parisien : « Peu à peu j’ai pris conscience de la chance unique que j’avais de pouvoir observer de mon balcon des scènes reflétant une vaste palette d’émotions, des scènes pleines d’humanité. Seul le confinement de ce printemps pouvait les révéler. » explique-t-il.
L’homme qui marche masqué
Que nous inspire une telle image ? Dans l’ouvrage, le poète et anthropologue José Muchnik la décrypte : « […] La force de l’image échappe au langage des mots. La mort marche sur les bandes piétonnes, respectant les règles, tuer c’est son droit. Le Corbeau marche, il marché à Paris, à Buenos Aires, à Rome, à Madrid, à Prague… Image universelle, le corbeau marche dans un monde décimé par la peste. Corbeau Covid Corbillard Carnaval… Voilà ce que suscite en moi cette photo, l’émotion de voir ce Monsieur pressé d’assister à un bal masqué à Venise, le carnaval comme mise en scène du monde, de la mort et de la vie, du passage de l’une à l’autre […]« .
La générosité
Des images de dons anonymes, de SDF aidés pour se déplacer, de respect des distanciations sociales sur un banc de rue, mais aussi d’appels à l’aide, de solitude, … Philippe Enquin raconte : « Je m’étais toujours interdit de photographier la misère humaine des nombreux SD de Paris. Le confinement a changé mon regard. Je ne remarquais qu’eux, et ils étaient nombreux, lorsque je me promenais dans mon quartier où les passants avaient pratiquement disparu. Il se trouve qu’à mon carrefour, quelques SDF venaient régulièrement. Je me suis intéressé à eux, j’ai pu dialoguer avec eux, et j’ai pu observer depuis mon balcon des scènes de générosité … très variées. »
Un « regard tendre » dit-il puisqu’à l’abri dans son « appartement confortable« . Certes, mais comme le raconte joliment le peintre Alain Kleinmann dans la préface De mon balcon, « Ce livre […] ouvre un rayon de clarté et d’espoir nouveau et ceci pour deux raisons. La première est la position même du photographe qui démontre que ces circonstances peuvent aussi susciter une autre façon de regarder, de témoigner, de réfléchir et permettre de concevoir une source inédite d’inspiration et de création. La deuxième est que toutes ces attitudes d’inconnus capturés par ses images attestent que cela a aussi éveillé des comportements exemplaires de solidarité, de résistance, d’amour, d’invention et de beauté.«
Néanmoins, comme le relate parfaitement le sociologue Christophe Pittet (1), dans son dernier ouvrage collectif « A quoi sert (encore) l’art en temps de crise sanitaire ? » (Editions L’Harmattan, coll. Eclaboussements), « Le monde a basculé. Il ne s’est pas effondré. Pas encore. Mais il a radicalement changé. Nous voilà réduits à une forme de liberté conditionnelle. La vie sociale, économique, culturelle et sportive a été mise en quarantaine et l’éloignement est devenu la norme. […] Comment sortir des passions tristes ? »
Dans le même livre, Pascal Germond, Président du Festival La Clé des Portes Mer et Talcy (Loir-et-Cher), répond notamment que « La culture ou l’art constitue un formidable moteur de rassemblement, de liens entre les individus, de partages émotionnels et un terreau d’identité culturelle et sociale.«
Avec son premier livre de photos, « Instants d’humanité », Philippe Enquin nous présentait des portraits étonnants de diversité et de richesse, grâce à ses pérégrinations de par le monde. Avec ce nouveau livre, perché sur son balcon, Philippe a observé tel un guetteur bienveillant, des flâneurs dans les rues désertes, des sourires complices, des personnages étonnants, des conversations entre voisins. « Les applaudissements du soir aux fenêtres des immeubles sont la nouvelle liturgie laïque de la France » écrivait Sylvain Tesson, un brin cynique, dans un des Tracts de crise de Gallimard (2).
L’écrivain italien Erri de Luca, également pour Tracts de crise (3), concluait son tract par « Ce n’est pas une thérapie reconnue, mais c’est bon pour l’âme de se mettre au balcon et de se laisser baigner de lumière. »
Philippe Enquin naît à Buenos Aires en 1935. Avec son épouse, Gladys Aslan (décédée en 2012) ils s’installent en France en 1962. Il effectue toute sa carrière comme consultant en Stratégie et Management, et cofonde le MID (Marketing, Innovationet Developpement). A la fin de sa carrière professionnelle, Philippe qui a deux enfants et cinq petits-enfants, commence à prendre conscience de son appartenance au peuple juif. Avec la découverte de centaines de lettres et de photos, cette prise de conscience l’amène à élaborer le livre « Mots croisés, trois générations de juifs argentins » publié en Argentine et en France (La Cause des livres, 2014), qui raconte la passionnante histoire de ces migrants nés en Russie et installés en Argentine, lui permettant de révéler ses trois identités : Felipe « l’Argentin », « Phlippe » « le Français », et Frumkin « le Juif ». Depuis quelques années, la photographie devient sa principale activité. En janvier 2018, la Galerie Argentine accueille sa première exposition « Rencontres éphémères ». En octobre de la même année, il participe à l’exposition « Mémoires libres : à la mairie de Guyancourt. En novembre 2018, il publie « Instants d’humanité » (Lonely Star Editions, un beau livre de portraits, reflet de ses voyages à travers différents continents.
Avec « De mon balcon » il trouve sans doute sa réelle vocation … celle de « Chroniqueur Photographe ».
(1) Christophe Pittet anime, depuis le printemps 2018, le Tiers-lieu culturel « Dans le ventre de la baleine » au Château d’Avaray dans le Loir-et-Cher. Docteur en sociologie de l’Université de Strasbourg, il dirige le Pôle Autonome en Recherche Sociale/PARS qui est un organisme de formation et de conseil basé à Montreux en Suisse. Il est également photographe plasticien et élabore une recherche technique et esthétique à partir de l’application Hipstamatic pour iPhone.
(2) « La grande pitié des invisibles » de Sylvain Tesson dans Tracts de crise – Un virus et des hommes, Editions Gallimard 2020
(3) « Le samedi de la Terre », 19 mars 2020 – 20h. Erri de Luca, né à Naples en 1950, vit aujourd’hui près de Rome. Auteur de nombreux livres traduits dans le monde entier, il a reçu le prix Femina pour « Montedidio » en 2012. Il a publié « Europe, mes mises à feu » dans Tract/ Gallimard en 2019
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