On le sait, le marché français du livre électronique peine à décoller. En 2011, la vente de livres numériques n’a représenté que 0,5 % des ventes totales de livres en France (soit un total de 12,5 millions d’euros). Hormis en Corée du Sud, Etats-Unis et Grande-Bretagne, le taux de pénétration dans la plupart des pays demeure faible : en dessous de 1 %.
Pourquoi ça ne décolle pas partout ?
La raison principale avancée est toujours le prix bien sûr ! C’est autour de celui-ci que bien des utilisateurs s’exaspèrent… Mais est-il la vraie raison ?
Il faut d’abord compter sur l’état du marché des supports. En France, nous sommes passés de 435 000 tablettes vendues en 2010 à 1 million en 2011 rapporte Actualitté (en fait plutôt 1,4 million en 2011, si l’on en croit toujours Gfk) et 92 000 liseuses vendues en 2011 (source Gfk). Autant dire que le marché des supports est encore étroit.
Si la France se distingue par le prix le plus élevé d’une nouveauté au format numérique (15 euros en moyenne, contre 9,3 euros aux Etats-Unis), le prix moyen n’explique pas le bon résultat de la Grande-Bretagne (13 euros pour un taux de pénétration de 7 %), ni le mauvais résultat de l’Allemagne (10,9 euros pour un taux de pénétration de 0,9 %). En regardant plus précisément l’étude ATKearney dont sont tirés ces chiffres, on voit bien que ce qui explique l’essor du marché américain est en grande partie lié à l’effondrement des ventes papiers et à l’essor de l’autopublication électronique.
Aux Etats-Unis, le livre électronique n’est pas seulement boosté par le marketing (qui fait que l’écart moyen du prix entre un livre papier et un livre numérique se situe plutôt autour de 50 % contre seulement 20 % en France – où bien souvent le livre numérique est plus cher que le livre de poche, mais selon Bowker, mêmes les livres gratuits en France bénéficient d’une faible pénétration), mais plus encore par un effet de substitution lié certainement à l’état déplorable de la librairie américaine. En fait, c’est à se demander s’il n’y a pas d’autres effets explicatifs que le prix pour expliquer le faible essor de l’électronique chez nous ? La structuration du marché du livre papier ? L’offre en livre électronique (encore peu étendue) ? Le désintérêt pour le livre ?…
Le ralentissement du boom du livre numérique
Aux Etats-Unis, le marché du livre électronique semble en train d’atteindre un plateau. C’est ce que se demande Dead Tree Edition en citant une étude de Bowker. »Nous passons d’une croissance exponentielle à une croissance incrémentale », a déclaré Kelly Gallagher, vice-président de Bowker, à la conférence Publishing Business évoquant une saturation du marché américain et un ralentissement des ventes.
Les nouveaux arrivants sur le marché du livre électronique n’achètent pas autant de livres que les primo-adoptants. Normal, ce sont dans un premier temps les plus gros lecteurs qui ont eu tendance à passer à l’électronique. A mesure que les supports se répandent, ils touchent des lecteurs moins assidus, plus intéressés par les jeux que par les livres, moins boulimiques de livres. Pire, estime Gallagher, les plus gros acheteurs de livres électroniques (60 % du volume des ventes de livres électroniques aux Etats-Unis sont le fait de gens qui achètent au moins quatre titres par mois et ils contribuent à 48 % du chiffre d’affaires de l’édition électronique américaine) retournent au papier : ils achètent également plus de livres papier qu’auparavant.
En fait, c’est plutôt une bonne nouvelle. La lecture a toujours amené à plus de lecture. Les livres empruntés dans les bibliothèques n’ont jamais été des ventes perdues. Si le marché du livre a tout à gagner à augmenter le volume de lecteurs en lâchant du lest sur les prix, le problème de convaincre les faibles lecteurs voir les non-lecteurs à la lecture (qu’elle soit numérique ou pas) demeure entier.
Le marché des livres applicatifs est-il également en panne ?
Sur le front du livre applicatif, il n’est pas sûr que l’horizon soit moins morose, estime Timo Boezeman pour FutureBook.net. Alors qu’il y a un an tous les éditeurs souhaitaient faire du livre applicatif, le marché s’est vite saturé et les succès n’ont pas tous été là, tant s’en faut, et ce alors que les applications étaient coûteuses à produire et guère reproductibles. La désillusion des éditeurs américains est forte. En fait, estime Sam Missingham nombre d’applications étaient défectueuses, mais surtout, les magasins d’applications peinent à mettre en avant correctement les produits par rapport au volume d’applications nouvelles produites quotidiennement. Sans autres revendeurs qu’Apple, difficile de donner à voir la traîne de plus en plus longue des produits qui s’entassent dans l’Apple Store. Faire une application ne suffit pas, il faut encore la vendre et la promouvoir. « Mettre toutes les ressources dans le processus créatif » ne suffit pas estime Sam Missingham. Il faut encore trouver les moyens de les commercialiser. Et ce n’est pas en les libérant dans l’App Store que cela suffira.
Les illusions du marché structuré
Ce qui est intéressant avec toutes ces informations, c’est de comprendre que le marché n’est jamais celui qu’il paraît, comme le démontre très bien Joe Wikert d’O’Reilly Media. Joe Wikert explique dans un récent billet que le magasin de vente directe d’O’Reilly (spécialisé dans les ventes de livres informatiques, qui est un secteur particulier) est une source d’information précieuse sur les comportements des acheteurs – et que tout éditeur devrait disposer de son propre magasin pour avoir accès à ces données.
Quand un client achète un livre électronique sur le magasin d’O’Reilly, il dispose du livre dans tous les formats et peu revenir le charger autant de fois qu’il le souhaite (ce qui n’est pas le cas chez Amazon ou Apple notamment). Si les formats epub et mobi gagnent du terrain, la boutique en ligne d’O’Reilly continue à vendre principalement du PDF qui constitue 50 % des ventes !
Lors d’une récente enquête, ils ont constaté que les acheteurs qui passent par cette boutique déclarent que leur ordinateur portable ou de bureau était leur support principal de lecture (46 %, contre 25 % pour l’iPad). Bien sûr, cela s’explique principalement du fait que les livres d’O’Reilly sont pour l’essentiel des manuels d’informatiques et que les informaticiens en ont besoin sur leurs écrans de travail. Pour autant, rappelle Wickert : « La plupart des éditeurs comptent presque exclusivement sur les données et tendances recueillies par Amazon pour comprendre ce que leurs clients veulent. C’est une énorme erreur. Même si votre public peut-être considérablement différent de celui d’O’Reilly, comment voulez-vous savoir ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin si vous ne vous appuyez que sur un intermédiaire pour le savoir ? Verriez-vous toutes les tendances cachées derrière un lecteur ou une application particulière ? Si vous ne prenez pas le temps de construire un canal de vente directe, vous pourrez ne jamais connaître les réponses. Car sans un canal direct, vous ne pourriez même pas connaître les questions qui doivent être posées. »
Effectivement, le marché n’est jamais aussi simple qu’on l’imagine.
Article paru dans : LaFeuille / l’édition à l’heure de l’innovation http://lafeuille.blog.lemonde.fr/ / avril 2012)
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