Le 2 juillet 2012 avait lieu le Lancement de l’association France Digitale à Paris en présence de Fleur Pellerin et de près de 200 personnes avec une très bonne représentativité de l’écosystème numérique français… ou tout du moins francilien. (Le support de présentation de ce lancement est disponible sur SlideShare).
France Digitale s’est donné pour mission de promouvoir le dynamisme de l’entrepreneuriat numérique français avec la particularité de rassembler à la fois des investisseurs et des entrepreneurs de ce secteur.
Donc donc donc… que peut-on en dire, qui éventuellement n’aurait pas été déjà dit ?
Dans un mode un peu binaire, je vais couvrir les points remarquables et les points de vigilance de cette initiative.
Les points remarquables
Une association bi-métier
Le premier est qu’il s’agit d’une rare initiative professionnelle associant des investisseurs (en capital risque) et des entrepreneurs du numérique (plutôt émérites). En effet, les associations professionnelles du secteur ont tendance à être d’un côté sectorielles (logiciels, jeux vidéo, commerce en ligne, contenus, etc), pas forcément axées sur les startups. Et de l’autre, axée sur l’investissement avec l’AFIC pour les investisseurs en capital risque et France Angels pour les clubs de business angels. Au milieu, nous avons les startups mais il n’en existe pas vraiment de syndicat professionnel.
Des personnalités engagées
Le second tient aux personnalités qui animent cette association. Elles sont très actives dans l’écosystème et d’un très bon niveau. On notera en particulier le leadership de la très dynamique Marie Ekeland d’Elaia Partners, survoltée pendant le lancement, qui est co-présidente de l’association avec Marc Ménasé de la société Meninvest.
Pourquoi deux co-présidents, une structure de gouvernance habituellement bancale ? Simplement, pour respecter la dualité investisseurs/entrepreneurs de l’association. On la retrouve avec les vice-présidents : Emmanuele Levi de 360 Capital et Eric Carreel de Withings, tout comme au niveau du trésorier et du secrétaire général.
Dans les investisseurs, on trouve à la fois des VC classiques comme ID Invest, Partech, Sofinova ou Ventech et des fonds d’entrepreneurs comme ISAI et JAINA. Mais pas de business angels. Côté startups, il y a bien entendu du web, du commerce en ligne, du logiciel (Total Immersion, AllMyApps) mais aussi du hardware (Withings). Ca manque juste un peu de matériel. Quid de Parrot et Archos sans compter la filière des semi-conducteurs ?
Une prolixité de propositions
Le troisième tient au très bon travail d’une dizaine de commissions de l’associations avec des propositions dans tout un tas de domaines et pas que dans celui du financement et de la fiscalité qui sont un cheval de bataille habituel des associations professionnelles du secteur comme l’AFIC. De plus, ces propositions qui sont en général destinées à la construction des politiques publiques sont en première apparence iso-budget pour l’Etat.
J’apprécie en particulier celle de la commission sur la culture de l’innovation qui préconise d’abolir les frontières artificielles entre les corps de métiers (entrepreneurs ‚chercheurs, enseignement, investisseurs, PME). Surtout si cela intègre aussi les métiers eux-mêmes : ingénieurs, chercheurs, sociologues, marketeurs, designers, concepteurs graphiques, juristes, financiers, etc.
Il y a aussi quelques propositions intéressantes côté financement comme l’appel à l’assurance-vie pour financer les startups, à l’image de ce que font les fonds de pension américains qui allouent une toute petite part de leurs énormes actifs au financement de fonds de capital risque. Et aussi l’appel au CIR qui pourrait être alloué au financement de startups par les grandes entreprises.
Et puis, en liaison avec le besoin d’avoir plus d’ETI, l’orientation internationale nécessaire pour nos startups. Le sujet ne semble cependant qu’effleuré pour l’instant. La projection de nos startups à l’échelle mondiale est l’un des rares moyens de les faire atteindre le statut d’ETI. Certes, on peut créer des ETI dans le commerce en ligne en restant local. Mais cela ne contribue en rien à améliorer la balance commerciale du pays. Une ETI « stratégique » doit améliorer cette balance, sinon, son effet est neutre sur l’économie.
Fleur Pellerin dans la place
La quatrième tenait à la présence au lancement de Fleur Pellerin. Elle y restée pendant tout l’événement, écoutant attentivement les propositions des dix commissions, accompagnée de son conseiller numérique Aymeril Hoang. A ceci près qu’elle modérait les ardeurs des uns et des autres en précisant que les contraintes budgétaires étant ce qu’elles sont, son action était limitée. Ses contraintes ne sont d’ailleurs probablement pas que budgétaire.
Le numérique dans la relance
Il y avait aussi cette valorisation du numérique comme la pierre angulaire de la relance économique française. Et aussi celle de la culture entrepreneuriale. Comme d’autres associations le soulignent, le numérique joue doublement sur la croissance : au niveau des industries du numériques elles-mêmes, surtout lorsqu’elles peuvent exporter, mais aussi dans les usages du numérique par l’ensemble des acteurs économiques et aussi des services publics. Il ne s’agit pas que des startups.
Des études à la clé
Enfin, l’action de France Digitale s’appuie sur des outils de mesure. Elle vient notamment de publier un baromètre réalisé par Ernst & Young (Franck Sebag) qui valorise la création d’emplois par les startups. Il est destiné à être mis à jour sur une base annuelle.
A l’origine, c’était une étude commandée par Marie Ekeland sur le portefeuille d’Elaia Partners. Le cadre a été élargi aux portefeuilles d’investissement de tous les membres de France Digitale et intègre ainsi 107 sociétés. Les chiffres sont bons, et pour cause : ces sociétés sont plutôt dans l’aval du cycle de l’innovation, avec des sociétés triées sur le volet par des VCs.
Les bémols et points de vigilance
J’en ai noté quelques uns comme il se doit !
Une association de plus ?
Le premier, qui a déjà donné lieu à pas mal de commentaires, est le risque d’accroitre la fragmentation de l’action professionnelle associative dans le secteur du numérique. Je l’avais cartographiée dans Les clivages de la présidentielle 2012 sur le numérique. Cela fait un logo de plus dans le schéma ! Mais OK, il est plus transversal que les autres.
Il y avait bien ce « Collectif du numérique » qui avait regroupé une vingtaine d’associations du numérique le temps de la présidentielle et organisé un débat avec Fleur Pellerin et Nicolas Princen représentant respectivement François Hollande et Nicolas Sarkozy entre les deux tours. Puis, plus rien. Dans la pratique, le numérique ne parle pas d’une voix, et il est difficile d’en n’avoir qu’une seule tant le secteur est diversifié avec des acteurs ayant des problématiques très différentes et aussi des interlocuteurs très différents au niveau de l’Etat (Bercy, Culture, Education, Recherche).
Quid aussi du Conseil National du Numérique ? Il a été contesté lors de sa création car il ne représentait pas bien tout l’écosystème du numérique. Et en effet, il ne comprenait qu’une seule startup, le dynamique Alexandre Malsh de Melty, et aucun investisseur. Sa constitution initiale pilotée par l’Elysée rendait son indépendance sujette à caution même si le CNNum a été assez productif en avis à destination du gouvernement qui ont pu montrer une bonne forme d’indépendance. La fin de la présidence de ce CNNum par Gilles Babinet et son remplacement par Patrick Bertrand (ex AFDEL) n’a pas été entièrement mise au clair. Le CNNum était-il trop indépendant pour le pouvoir politique ?
La nomination par Fleur Pellerin d’un nouveau Secrétaire Général en la personne de Jean-Baptiste Souffron a jeté un trouble. Non pas en raison du choix de ce dernier mais parce que qu’elle accentuait l’impression de prise en main de l’outil par le pouvoir politique. Un peu comme lorsque Eric Besson avait tenté de créer un poste de « commissaire du gouvernement » au sein de l’ARCEP en 2011. Le précédent Secrétaire Général, Benoit Tabaka (parti chez Google), avait été choisi par le CNNum lui-même. Ceci a provoqué un psychodrame compréhensible le soir du 5 juillet 2012 avec la démission de l’ensemble des membres du CNNum à l’exception de Gilles Babinet. De toutes manières, une instance représentative d’un secteur ne peut pas être définie par l’Etat lui-même. Elle doit se prendre en main elle-même. Que dirait-on si les dirigeants de la FNSEA ou de la CGT étaient choisis par le gouvernement ?
Net net, France Digitale est en effet un maillon de plus dans l’écheveau d’associations du secteur, mais il comble tout de même un vide et son indépendance est très utile. Après, c’est un concours naturel entre associations sur celle qui sera la plus prolixe et efficace côté propositions et lobbying.
Les dures lois du lobbying
Le second point tient à la sous-estimation chronique de la lourdeur de toute action de lobbying. Je l’avais documentée en 2011 dans un article sur la manière dont le lobbying s’organisait ou pas dans le secteur du numérique. Un lobbying efficace demande une présence dans tout un tas d’endroits et pas seulement au niveau de l’exécutif (Elysée, Matignon, Ministères) : il y a l’échelon administratif et les établissements publics (Oséo, CDC, ANR, etc), le législatif (Assemblée Nationale et Sénat, ses commissions, ses rapporteurs de projets de lois du gouvernement, ses spécialistes de la proposition d’amendements) sans compter les Autorités Indépendantes (ARCEP, CSA, HADOPI) sur certains sujets. Et il faut tout recommencer à chaque alternance politique voire remaniement Ministériel.
Quand on propose des mesures à un gouvernement qui relèvent de la loi et même du décret, il faut se donner les moyens… dans le détail. A la fois dans la rédaction de textes de loi, avec l’aide de juristes, et aussi dans « l’opérationnalisation » des mesures. Les propositions genre « encourager » ceci ou cela sont bien trop vagues. Il faut être très précis dans ses propositions. Il faut aussi en évaluer les effets de bords ou de contournements, notamment en termes de fiscalité. C’est un travail d’orfèvrerie.
La situation se complique avec l’actuel gouvernement dont l’idéologie dominante n’est pas des plus favorables à l’entrepreneuriat. Les annonces en termes de fiscalité sur l’investissement dans l’innovation vont ainsi dans un très mauvais sens (taux de 25% d’exonération ISF sur l’investissement dans les startups que ce soit via les FCPI ou en direct). On sent une tendance claire : sous couvert de disette budgétaire, l’Etat s’apprête à déplacer une part du financement de l’innovation du secteur privé (incité via des exonérations fiscales… en baisse) vers le secteur public (via son renforcement, notamment via la Banque Publique d’Investissement, dotée de plus de moyens). On déshabille Pierre pour habiller Paul … avec un résultat qui ne s’annonce pas meilleur.
A peine lancée, l’association est donc face à un mur. France Digitale n’est pas prête de changer cela. En même temps, les contre-pouvoirs vocaux sont toujours utiles en démocratie. Il est bon de persévérer !
Impression de déjà vu
Les thèmes de travail des commissions de France Digitale donnent une impression de déjà-vu et notamment le rapprochement chercheurs-entrepreneurs (vu chez CapIntech, le réseau RETIS, etc) ou le renforcement du financement notamment en later-stage (évoqué à l’AFIC et chez France Angels). Avec des messages vus maintes fois dans la palanquée d’études et de rapports publiés à destinations du gouvernement sur la manière d’améliorer l’innovation en France. Au menu : stabilité des dispositifs fiscaux, regroupement de dispositifs, focalisation géographique sur quelques pôles pour éviter l’actuelle dispersion (72 pôles de compétitivité dont une bonne douzaine dans le numérique).
Revient ainsi cette sempiternelle question de la relation entre grandes entreprises et PME, déjà traitée par l’Institut Montaigne et le Comité Richelieu et dans le cadre du Pacte PME. Ce thème de l’Open Innovation dans les grands groupes français est un sujet clé et complexe, très souvent analysé avec un angle macro-économique et statistique, comme dans ce rapport de Nicolas Von Bulow qui anime l’une des commissions de France Digitale, sur l’environnement social et fiscal des entreprises innovantes.
Il manque souvent la dimension « soft » et « sociologique » : la structure de nos élites, les modes de management de nos grandes entreprises, les stratégies sectorielles de nos entreprises, les lacunes en termes de construction de « plateformes » extensibles par des écosystèmes (et à ce titre, la présence de Withings dans France Digitale sera éclairante). J’avais moi-même traité de la question en 2008 dans un ensemble de propositions faites à l’occasion de la consultation lancée par Eric Besson pour son plan France Numérique 2012. Propositions peu suivies d’effet, mais dont j‘ai ensuite évalué le niveau de mise en œuvre via la puissance publique ou les initiatives privées ou associatives fin 2011.
De plus, le faible nombre d’acquisitions de startups numériques par ces grands groupes a d’autres explications. Certes, ce phénomène n’est visiblement pas spécifique au numérique. Mais dans cette industrie, il n’est pas aidé par le fait que les grands industriels du secteur ne vont pas bien et que ceux qui vont (plutôt) mieux comme les opérateurs télécoms n’ont pas de véritable stratégie produit. Il faut cependant changer les habitudes et méthodes dans les relations entre grands groupes et startups. Toutes les grandes boites s’y intéressent mais avec plus ou moins de bonheur et surtout parfois plus ou moins de déontologie.
De plus, l’association se focalise pas mal sur la création d’ETI. C’est une approche louable notamment au regard du point précédent. Mais attention à ne pas donner l’impression de vouloir assécher le « pipe en amont », au niveau de l’amorçage. La qualité d’un écosystème vient à la fois de la quantité et de la qualité des projets qui alimentent ce pipe et de la capacité à faire grandir les meilleurs. L’un ne doit pas se faire à l’exclusion de l’autre. C’est le lot commun de l’innovation que de créer un « funnel » très évasé en amont qui se resserre au fur et à mesure. C’est cela même la notion de prise de risque. Le succès vient de l’échec et même d’échecs nombreux ! Quand l’association recommande une plus grande sélectivité (au niveau des aides de l’Etat), il serait donc bon de préciser où et quand et par qui. Oséo ? FSI ? Grand emprunt ?
Bilan globalement positif
Malgré ces différents bémols, le lancement de France Digitale ajoute une bonne voix aux cordes du bon sens pour dynamiser l’innovation en France. Il faut les encourager dans cette démarche. Et les investisseurs comme les entrepreneurs qui se sentent motivés sont les bienvenus dans cette association pour faire avancer le schmilblick.
Article paru blog Olivier Ezratty le 6 juillet 2012 : http://www.oezratty.net/wordpress/2012/que-peut-donner-france-digitale/
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