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Cyberpunk – Le nouveau système totalitaire

Cyberpunk – Le nouveau système totalitaire, de Asma Mhalla – Éditions du Seuil, 19 septembre 2025 – 208 Pages

Dans ce texte ambitieux, Asma Mhalla observe une mutation politique et cognitive de notre temps : l’avènement d’un régime hybride — ni purement autoritaire d’ancienne génération, ni simplement “libéral” — où les technologies de la surveillance, les discours médiatiques et l’appétit de spectacle fusionnent pour produire ce qu’elle nomme un “nouveau système totalitaire”. Le terme “cyberpunk” ne désigne pas ici un genre de science-fiction lointaine, mais une grille de lecture pour saisir ce qui est déjà à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines.

Le diagnostic d’Asma Mhalla prolonge son travail antérieur dans Technopolitique (2024), où elle explorait déjà comment la technologie “fait de nous des soldats” (dans un sens symbolique). Ici, elle va plus loin — elle tente de nommer l’ordre politique à venir, et d’identifier les modalités de résistance possibles.

« Dans le monde qui vient, vous ne serez pas augmentés. Vous serez programmés. »

Les piliers du “nouveau système totalitaire”

L’ouvrage articule plusieurs concepts centraux, qu’on peut regrouper sous trois grandes dimensions : l’emprise cognitive, le régime hybride (État/Big Tech), et les formes de domination indirectes.

L’emprise cognitive : saturation, flux, gaslighting
Mhalla souligne que l’un des fondements de ce régime est la saturation attentionnelle. L’espace public est inondé de flux — d’actualités, de ruptures, de polémiques — dans lesquels il est difficile de prendre du recul. Ce régime du “flux” empêche toute distance critique durable et favorise les injonctions à réagir rapidement. Elle emprunte le concept de gaslighting à la psychologie pour décrire une manipulation collective à grande échelle : quand les faits, les définitions, les perceptions sont sans cesse retournés, niés, redéfinis, de sorte que chacun doute de son interprétation du réel. Le résultat : un brouillage du rapport au vrai, où “dire ou ne pas dire” participe à imposer le narratif dominant.

Ces techniques cognitives ne sont pas accessoires : elles sont constitutives de l’ordre qu’elle analyse. On n’est plus dans la coercition brute, mais dans la capture de l’esprit.

Le régime hybride : “Diléviathan”, Big State & Big Tech
Un concept clé de l’ouvrage est celui du Diléviathan, une créature à deux têtes — l’une étatique, l’autre technologique — qui gouverne de concert. L’idée est que l’État “classique” ne disparaît pas, mais se transforme, se déleste de ses caractéristiques visibles pour mieux se coupler avec les infrastructures numériques et les acteurs privés.

Dans cette vision, le “régime” ne repose plus sur la domination visible d’un parti ou d’un appareil d’État, mais sur un écheveau de dispositifs moins perceptibles : les algorithmes, la collecte massive de données, l’agrégation des attentions, les plateformes qui façonnent les discours. Mhalla parle d’un “État total minimal” : minimal dans ses formes rendues invisibles, total dans sa capacité de surveillance et de programmation intérieure.

L’hybridation État / Big Tech est essentielle à ce régime : l’un captive l’espace symbolique et politique, l’autre encode, module, façonne les modalités d’existence des individus. Le pouvoir devient logiciel.

Domination indirecte, spectacle & fascisme simulacre
Mhalla insiste aussi sur les formes indirectes du contrôle : le spectacle, la mise en scène, l’auto-discipline, l’intériorisation des normes. Elle parle d’un fascisme simulacre : pas besoin de répression généralisée ou de parti unique, mais d’une captation des imaginaires et d’une “mise en scène” permanente du pouvoir (cf. Donald Trump comme figure médiatique).

Cette mise en scène ne se limite pas à une stratégie de distraction, mais s’inscrit dans un projet de contrôle symbolique : imposer une esthétique, des récits, une configuration de l’attention, des identités conformes. Dans ce cadre, la résistance ne passe pas seulement par le politique classique, mais par la reprise des récits, des pratiques culturelles, de “l’hygiène cognitive”. Gourous de la Silicon Valley et idéologues néoréactionnaires orchestrent un fascisme-simulacre annonciateur d’un bouleversement plus profond. Un nouveau régime, hybride, où l’État s’efface… pour mieux tout contrôler.

Un diagnostic saisissant

L’un des grands mérites de Ml’auteure est de rendre visible ce qui est souvent diffus, diffusé, implicite. Son regard est alerté, méticuleux, et les exemples contemporains (Trump, Musk, l’IA, les réseaux) rendent le propos tangible. Elle relie ce qui est souvent dissocié — politique, technologie, subjectivité, culture. Son essai n’est pas cloisonné : il pense les interdépendances. Cela lui donne une puissance critique.

L’auteure ne se contente pas d’alerter : elle formule des gestes possibles (se désintoxiquer des flux, “hygiène cognitive”, soin du réel, culture contre flux) — ce qui donne une dimension pragmatique.

On peut déplorer une certaine centralité américaine : l’ouvrage concentre beaucoup son analyse sur les États-Unis, avec Trump, Musk, la Silicon Valley. Si les dynamiques globales s’inspirent de ce modèle, la transposition aux contextes européens, africains ou asiatiques demande davantage de différenciation — et Mhalla le concède parfois elle-même.
Le régime du flux est une clé puissante d’interprétation, mais toute réalité ne peut pas se replier derrière ce paradigme. Parfois, la diversité des formes résistantes ou la persistance de l’“ancien” politique semble reléguée. Il faut ménager l’espace pour l’exception, l’écart, l’imprévoyance.

L’ouvrage bascule parfois vers une tonalité alarmiste — non sans raison — ce qui peut limiter la nuance. Certaines hypothèses, notamment sur les modalités prochaines du contrôle technologique, sont spéculatives (mais pertinentes comme hypothèses). Le défi est de ne pas sombrer dans le déterminisme.

Pourquoi ce livre nous parle

Le futur est déjà là. La dystopie cyberpunk n’est plus une fiction, c’est notre réalité. Comprendrons-nous à temps ce qui se joue ? L’intérêt majeur de Cyberpunk est de nous inviter à repenser l’échelle du politique : non plus seulement dans les instances (gouvernements, parlements) mais à l’intérieur même de notre rapport au temps, à l’attention, à la parole, au réel. Ce que nous acceptons, consommons, reproduisons dans nos usages numériques est un terrain de bataille politique. 

Asma Mhalla signe un essai coup de poing pour nommer la nouvelle arène du pouvoir. Et défendre ce qu’il nous reste : notre liberté.

Un autre enjeu central est de forcer à la conscience du “non choisi” : beaucoup de dispositifs de contrôle sont rendus acceptables ou invisibles parce qu’ils semblent “pratiques”, “neutres”, ou “inévitables”. L’ouvrage propose de reconquérir ce qu’elle appelle “le réel” — le corps, la conversation, l’altérité — comme espace de refuge, de rébellion ou de reprise.

Enfin, le livre nous rappelle l’urgence de la conceptualisation. Pour résister à ce “nouveau système totalitaire”, il faut savoir le nommer, le penser collectivement. Sans nom, sans récit critique, sans conceptualisation, le pouvoir opère dans l’ombre.

Asma Mhalla est politologue et essayiste. Elle est l’autrice d’un premier livre remarqué, Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024).

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