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Dans l’indifférence générale

Dans l’indifférence générale, de Roberto Grossi – Traduction de Maïa Rosenberger – Éditions La boîte à bulles, en coédition avec ARTE Éditions, 11 juin 2025 – 208 pages

Dans l’indifférence générale est d’abord un cri : le cri d’un dessinateur engagé qui ne se contente pas de représenter des faits, mais qui veut réveiller, alerter, provoquer une prise de conscience. L’ouvrage mêle récit personnel, mémoire, histoire, données scientifiques et plongée politique dans le présent, pour dénoncer notre aveuglement collectif face à la crise climatique. Roberto Grossi ne cache rien de l’ampleur du désastre, mais n’abandonne pas l’idée d’une responsabilité partagée — celle des individus, mais plus encore des systèmes économiques, des politiques et des modèles sociaux qui perpétuent l’exploitation.

Un des aspects les plus forts de ce roman graphique est la manière dont il lie le vécu intime à l’immensément global. L’auteur revient, par exemple, sur ses souvenirs d’enfance passés près de glaciers, sur la Mer de Glace, en montagne. Ces paysages de son enfance, majestueux, sont aujourd’hui transformés ou menacés, presque disparus. Ce contraste — ce qu’était le monde, ce qu’il est devenu — permet à Grossi de rendre tangible, émotionnel, ce que racontent les rapports scientifiques : recul des glaces, montée des eaux, effondrement des chaînes biologiques. En associant ces images et ces vécus, il touche autant au cœur qu’à l’intellect.

Le livre ne se contente pas du témoignage, il documente. Grossi s’appuie sur des données solides — l’état des glaciers, les taux d’émissions, la perte de biodiversité, les inégalités sociales qui se creusent — et sur des faits historiques remontant à quelques siècles, pour montrer que ce qui semble « nouveau » est souvent l’aboutissement de logiques qui se sont mises en place depuis longtemps, souvent invisibles parce que normalisées. En cela, le livre s’apparente à une bande dessinée documentaire puissante, qui ne sacrifie ni la rigueur ni l’émotion.

Le style visuel — dessins, couleurs, compositions des planches — est lui-même un instrument d’alerte. Grossi use de contrastes forts, de métaphores visuelles (« l’astéroïde, c’est nous »), de juxtapositions choc (entre luxe et misère, richesse et souffrance, nature et destruction) pour créer un malaise nécessaire. Le lecteur est mis devant des images presque familières (plages, glaciers, forêts, maisons, rues), mais transformées, altérées, comme si le monde basculait sous ses yeux. Ce pouvoir de la bande dessinée est ici pleinement exploité : ce n’est pas uniquement ce qu’on lit, mais ce qu’on voit, ce qu’on ressent, qui compte.

Mais ce livre ne se contente pas de prophétiser la fin ou de s’indigner. Il interroge aussi la démocratie, et en creux, la responsabilité civile. Pourquoi acceptons-nous, collectivement, de laisser les choses aller en ce sens ? Pourquoi les alertes — scientifiques, journalistiques, vécues — sont-elles souvent étouffées, ignorées, reléguées hors du temps médiatique ? Quelle part revient au capitalisme — dans sa logique de croissance, de profit à court terme, de domination des ressources — dans cette indifférence généralisée qu’il dénonce ? Grossi laisse peu de place à l’illusion : le combat pour la vie, comme il l’appelle, suppose de revisiter nos modes de production, de consommation, mais aussi nos institutions, nos politiques, nos manières de vivre ensemble.

En cela, l’auteur ouvre moins de chemins tout faits que des pistes : mutation des modèles, mobilisation collective, changement des imaginaires. Le propos n’est jamais moralisateur dans un sens unique, même s’il accuse fortement. Il invite plutôt à une prise de conscience — non comme une injonction abstraite, mais comme une évidence : la survie de la planète est en jeu, et notre capacité à agir dépend de ce que nous acceptons de voir, de nommer, de décider.

À la fin de cette lecture, on ressort avec plusieurs convictions renforcées : que l’urgence climatique n’est pas simplement un problème distant, mais qu’il est profondément lié à nos vies, à nos souvenirs, à ce que nous aimons dans le monde, et à ce que nous étions. Que l’indifférence n’est pas un vide, mais un choix social, un résultat d’invisibilisations (médiatiques, politiques, culturelles). Et que rendre visible, raconter visuellement, montrer les contrastes, les injustices, est déjà une forme d’engagement.

Pourtant, certaines questions restent suspendues. Le livre insiste beaucoup sur ce qui ne va pas, sur les responsabilités historiques, sociales, sur le capitalisme comme système fortement en cause. Mais moins sur la façon précise de construire des alternatives concrètes, structurées, à grande échelle. On sent la volonté de stimuler la réflexion, mais parfois le propos pourrait creuser davantage la manière dont les transitions (énergie, alimentation, habitat) pourraient être rendues réellement possibles politiquement, socialement, économiquement.

De même, si la narration visuelle est puissante, certains lecteurs pourraient souhaiter une approche plus nuancée sur certains aspects (par exemple, la frontière entre responsabilité individuelle et responsabilité collective, le rôle des différents acteurs — États, collectivités, entreprises, citoyens — dans la rupture). Il y a aussi le défi de ne pas faire de cette BD un simple texte d’alerte pour les déjà convaincus. L’œuvre touche fort ceux qui acceptent le diagnostic ; il reste à voir à quel point elle peut parler à ceux qui doutent ou qui subissent le discours ambiant du « ça change toujours comme ça » ou du « c’est déjà trop tard ».

Roberto Grossi, architecte, illustrateur et dessinateur, vit et travaille à Rome. Ses œuvres sont parues dans de nombreux magazines et journaux, notamment le quotidien Liberazione et l’hebdomadaire Carta. En 2013, il a auto-publié son premier livre en tant qu’auteur seul, 3boschi, qui a été distingué par le prix Cosmonauti du festival Tra le Nuvole en 2014. En mai 2017, il publie son premier roman graphique à compte d’auteur Il grande prato aux éditions Coconino, suivi d’un deuxième, Cassadritta, en 2021. La grande rimozione (litterallement « Le grand égarement »), son troisième roman graphique, a connu un grand retentissement médiatique en Italie en raison de son approche radicale des changements climatiques. Sa version française a été éditée en juin 2025 par la Boîte à bulles sous le titre « Dans l’indifférence générale ».

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