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Paquets de colères

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Ce texte constitue un travail fictionnel, d’écriture imaginative, ancré sur le terrain des colères multiples – écologiques, sociales, culturelles, militantes – qui se télescopent à haute intensité ces dernières semaines.

Paquets de colères

Paqdecol, c’est le surnom qu’on te colle à la ZAD des Champs, parce qu’il y a tellement de trucs qui te foutent en rogne.

Tu étais sur ton balcon, et à un moment, tu as vu un ouragan de fumée qui arrivait sur toi. Il venait des incendies de forêts du Canada. Il avait traversé l’Atlantique. Tout le long de la traversée, il avait rencontré des radeaux de pneus en flammes et des nappes d’hydrocarbures qui brûlaient sur l’océan. L’ouragan s’est chargé de particules, et quand il est arrivé sur toi, il était si dense, si épais, que tu t’es mis à flotter dans l’air. Il t’a soulevé, et t’a déposé à la ZAD des Champs, où tu as trouvé des gens qui, comme toi, étaient en rogne pour plein de raisons. Alors, tu es resté.

Par exemple, jadis te fout en rogne. Pourquoi jadis ? Parce que jadis revient !

Les guerres de religion reviennent, Simon de Monfort revient, le Roi revient. Le ministre Darmanin qui dissout les Soulèvements de la Terre, c’est simple, c’est ce jour-là que tu es devenu Paqdecol. C’est le jour où Simon de Monfort a brûlé en masse les Cathares au nom de la croisade, que tu es devenu Cathare. C’est le jour où le Roi a établi la peine de mort pour les importateurs de couleur indigo, que tu es devenu couleur indigo. C’est le jour où Darmanin a passé le décret du 21 Juin 2023, que tu es devenu Insurrection de la Terre, le nouveau mouvement.

Ce jour-là, tu as lu dans le décret : « Sous couvert de défendre la préservation de l’environnement et de se présenter comme un mouvement militant, ce groupement incite à la commission de sabotage et de dégradations matérielles ».

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C’est ce jour-là que tu t’es dit : Réveille-toi ! Pourquoi « sous couvert » ?, c’est pas « sous couvert de défendre l’environnement », c’est au contraire le sujet principal, le seul, l’essentiel pour l’avenir de l’humanité et de la planète : défendre les communs de l’environnement !

C’est pour ça qu’ils cassaient les canalisations d’eau qui confisquent l’eau, et c’est contre l’environnement que se déchaînent les nouveaux croisés venus de jadis et de maintenant qui te menacent si tu es indigo, si tu es Cathare et si tu es juste pacifiste, végétarien, méditatif et soucieux de la planète.

Ça te fout les jetons. Paquet de colère, ouai ! Paqdecol !

C’est ce jour-là que tu es devenu vegan, ce même jour où il y avait des émeutes suite à un tir mortel de policier et des incendies gigantesques et des croisières planifiées pour le pôle nord sur des paquebots de luxe et la prévision de deux fois plus d’avions en circulation en 2040 et l’extraction de l’or qui continue à polluer, alors que l’or n’est pas un métal indispensable.

Symbiose des luttes !

Pourquoi on n’apprend pas de nos erreurs de jadis ? Pourquoi ? Tu ne comprends pas. Avec toute l’intelligence artificielle qu’on a, qui sait, elle, puisqu’elle sait tout. Mais non, on n’apprend pas ! C’est que l’IA ne marche pas. Même l’IA te fout en rogne !

Dès que tu sors de la ZAD des Champs et que tu reviens, ce que tu racontes, c’est ce qui te fout en rogne.

Les vélos électriques partout pour tout le monde, même les jeunes vaillants, même les vieux qui ont un kilomètre à faire, même les quarantenaires en pleine forme, tous branchés sur les centrales nucléaires en même temps que les téléphones portables, les ramasse miettes électriques, les trotinettes et les ordis quantiques, ça te fout en rogne.

Un agriculteur sur quatre vit avec 600€ par mois et des montagnes de dettes, et quoi ? ça provoque quoi ? Un à deux suicides d’agriculteurs par jour. ça te fout en rogne.

Les gros propriétaires terriens qui attendent comme des charognards pour racheter les petits, ça te fout en rogne.

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Les Champs Elysées de pur prestige, qui cachent la misère et l’incompétence crasse des élites, ça te fout en rogne.

Les wagons dans le métro qui ont de moins en moins de places assises, incompétence crasse qui te fout en rogne.

Le manque de services publics pour lutter contre les incendies, incompétence crasse qui te fout en rogne.

Les bâtiments neufs, construits en plein réchauffement, nuls sur le plan thermique, incompétence crasse qui te fout en rogne.

Tu te reçois des paquets de colères comme des embruns à la volée à la Pointe du Raz par jour de tempête. Ça te gifle !

A la ZAD des Champs, c’est autre chose. Vous vous inspirez de gars et de filles qui depuis des années vivent sur des parcelles de 1000m2, grandes comme un cinquième de terrain de foot. Agriculteurs et agricultrices bio sur sols vivants qui arrivent à se faire un salaire de 1500€ par mois et à nourrir les autres et à enrichir la terre. Ils disaient que c’était le modèle pour dans cent ans, parce que tout le système allait contre, vers toujours plus de gigantisme.

Ben, c’est arrivé plus vite que prévu !

Les parcelles de 1000m2, grandes comme un cinquième de terrain de foot, vous en casez deux cents, qui nourrissent les autres, qui enrichissent la terre, deux cents petits champs comme ça de la Concorde à l’Arc de Triomphe, sur les Champs Elysées, qui sont des champs, quoi, merde !

Mais, paquet de colère, tu n’es pas que ça. Tu es aussi waouh.

Waouh ! c’est ce qui te coupe le souffle, waouh ! physiquement, quand tu n’arrives plus à respirer. Et ce qui te coupe le souffle, c’est quand tu es dans une interzone, dans une cascade, quand tu entres à l’intime de la matière en train de cascader.

Ton premier souvenir, tu devais avoir trois ans, tu étais sur un cheval de bois et tu devenais le cheval. Tu devenais l’intime du cheval et l’intime du bois. Tu étais toi et le cheval, les deux en symbiose, et ça te coupait le souffle.

Tu vivais en ville dans des buildings, mais l’été tu étais au milieu des bottes de foin chez tes grands-parents. Tu te rappelles l’odeur, de te cacher dedans, de te rouler dedans. La matière de la botte de foin est encore là avec toi.

Alors, aujourd’hui, tu es urbain et tu n’es pas urbain. La ZAD des Champs en pleine ville, c’est pile poil ce qui te coupe le souffle.

Où tu peux enfin livrer sans peur, que tu es sociologue et que tu n’es pas sociologue, que tu es dans le réel et que tu es dans la fiction, que tu es homme et que tu es femme, que tu es un athée, vraiment, et que tu pries, vraiment. Un athée qui prie. Que tu es dans les interstices, dans les entre-deux, que tu es zéro et que tu es un, que tu es onde et que tu es matière, que ton derrière est ton devant, que tu es sexe et que tu n’es pas sexe, que tu es dans les mathématiques et que tu es dans le théâtre, que tu peux pleurer de malheur et pleurer de joie, et que ça te coupe le souffle, waouh !

Et c’est pour ça que tu es là, dans la ZAD, et que tu n’es pas là, et que c’est une lutte, parce que c’est toujours une lutte, même à la ZAD, parce que ce n’est pas facile de ne pas être binaire quand le monde entier te met dans des cases, même à la ZAD.

Et là, tu le sens, tu redeviens PaqdeCol ! Rien de safe, faut que tu te caches, faut pas que tu dises ce qui te fait pleurer et te coupe le souffle. Même à la ZAD !

Et là, tu te dis, symbiose des luttes, d’accord, mais aussi, lutte des symbioses, parce que les symbioses, c’est ce qui est fragile, il faut les défendre, les symbioses, les interzones, les cascades, contre ce qui te fout en rogne et qui, toujours, toujours, revient pour te mettre dans des cases.

Olivier Fournout, sociologue et sémiologue à l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation/CNRS et à l’Institut Polytechnique de Paris
Auteur du roman de science-fiction Germinata, paru chez C&F éditions en Juin 2023

Ce texte a été composé dans le cadre de l’atelier d’écriture « Symbiose des luttes » au sein du programme Useful Fiction (chaire arts et sciences de l’école polytechnique, Fondation Daniel & Nina Carasso, école nationale supérieure des Arts Décoratifs) avec présentations publiques au Théâtre de la Ville à Paris les 1 et 2 Juillet 2023.

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