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La Peur. Raisons et déraisons

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Dans le cadre du cycle de Conférences des pensées du Monde, le MuCEM Marseille organise des rencontres exceptionnelles autour du thème de la peur avec historiens, philosophes-psychanalystes :  il s’agit d’approcher et de mieux comprendre la peur à partir d’une diversité de points de vue. Pourquoi et comment crée-t-on la peur ? Quelles en sont les mises en scène passées et contemporaines ? Et, pour mieux « conjurer la peur » (suivant l’historien Patrick Boucheron qui ouvrira le cycle) voire imaginer la dépasser (avec Jacques Sémelin qui en assurera la clôture), il s’agit de replonger dans l’histoire pour oser aborder le présent.
Photo : Des bougies déposées en hommage aux victimes de l’attaque terroristes à « Charlie Hebdo » © PATRICK HERTZOG / AFP

« De quoi devons-nous avoir peur sinon de nous-mêmes, de notre oubli des principes de la vie civile qui fonde la possibilité même d’une existence commune ? Que pouvons-nous craindre d’autre que notre propre colère ? La guerre, oui sans doute, mais non pas celle d’un agresseur qui viendrait de l’extérieur bousculer l’ordre des choses – la guerre de tous contre tous, portant l’ensauvagement au cœur de la cité… » déclare Patrick Boucheron, Professeur d’Histoire du Moyen-âge à l’Université Paris I, dans son dernier ouvrage « Conjurer la peur, Sienne 1338. Esai sur la force politique des images – Edition Le Seuil, 2013

« La mort n’est regardée que par des yeux vivants » écrivait Paul Valéry. Sans se confondre avec l’angoisse, la peur marque les sociétés contemporaines : elle marque nos comportements qu’elle modifie ou change. Elle est sans doute historiquement liée à l’effacement de la mort de notre quotidien.
Comme l’analysait il y a déjà 40 ans Philippe Ariès, dan ses Essais sur l’histoire de la mort en Occident, « il est honteux aujourd’hui de parler de la mort et de ses déchirements, comme il était autrefois honteux de parler du sexe et de ses plaisirs. (…) Aujourd’hui, il ne reste plus rien ni de la notion que chacun a ou doit avoir que sa fin est proche, ni du caractère de solennité publique qu’avait le moment de la mort. Ce qui devait être connu est désormais caché ; (…). La mort était autrefois une figure familière, et les moralistes devaient la rendre hideuse pour faire peur. Aujourd’hui il suffit de seulement la nommer pour provoquer une tension émotive incompatible avec la régularité de la vie quotidienne.
Aussi, est-il logique que du vocabulaire médical ou historique, le mot «peur» ait envahit la sphère du social. On a pu ainsi parler des «politiques de la peur», ces politiques qui consistent à tirer bénéfice de toutes les peurs. Elles sont nombreuses en effet : des épidémies, des bêtes contagieuses, de la drogue, du tabac, du sexe (le Sida), du terrorisme, des banlieues, etc.

Conçu en collaboration avec Fethi Benslama, auteur remarqué de L’islam à l’épreuve de la Psychanalyse, le cycle proposé par le Mucem a, été lancé avant les événements parisiens des 7, 8 et 9 janvier. Il prend dans ce contexte, à la fois nouveau et déjà ancien, une autre résonnance. »
Jean-François Chougnet Président du MuCEM

Entretien avec Fethi Benslama, par Catherine portevin

« La peur. Raisons et déraisons » : le titre de ce cycle insiste sur l’ambivalence de la peur. Pouvez-vous l’expliquer ?

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Fethi Benslama : La peur est un invariant anthropologique : elle est inhérente à la vulnérabilité de la vie. C’est en l’éprouvant que nous nous protégeons et devenons prévoyants : quelqu’un qui ne redoute pas les dangers court ou fait courir aux autres des périls. On a donc raison d’avoir peur ! Ce sentiment anime tout geste de protection et d’amour. Il ne s’agit pas seulement de dangers réels, mais aussi de représentations et d’imaginaires. Sans crainte, il n’y a ni institution, ni contrat social, ni civilisation, dont la finalité est d’assurer la protection de tous. D’un autre côté, la peur peut devenir excessive et engendrer la panique, qui paralyse ou impulse la violence réactive. La panique incite à la surprotection au point de se détruire soi-même. C’est le passage de la vigilance protectrice à la panique destructrice, que nous mettons au travail à travers ces conférences.

L’actualité de ce début 2015 est venue spectaculairement mettre la peur au-devant de la scène. Comment repenser la tension entre vigilance et panique ?

F. B. : Nous avions commencé à préparer ce cycle sur la peur, avant l’été dernier. L’idée était que pour penser le monde actuel, on ne pouvait faire l’économie des peurs liées au processus de mondialisation. Nous avions à l’esprit que le 11 septembre 2001 a eu pour effet un monde d’autant moins sûr, que le terrorisme prenait désormais des formes de plus en plus imprévisibles et entrainait des surréactions. Avec le massacre de Charlie Hebdo, la cible est inédite, l’acte était coordonné avec l’attaque, plus classique, de l’épicerie casher, afin de maximiser la diffusion de la crainte et de l’horreur. La panique est accrue par les moyens de communication qui les transmettent en temps réel. Ça nous arrive à tous, comme si c’était dans la maison d’à-côté. Ce qu’on appelle « globalisation » a rapproché les habitants de la planète entre eux, mais elle a aussi produit de nouvelles peurs. Certes, la mondialisation a favorisé les échanges et une certaine pacification ; mais elle a engendré l’uniformisation, les craintes d’intrusion et de désappropriation. Plus on se ressemble et plus on veut se différencier et préserver ses particularités par des séparations. Les revendications identitaires se sont intensifiées à une échelle proportion- nelle au processus d’universalisation.

Comment le psychanalyste que vous êtes interprète-t-il la vulgarisation du terme « phobie » dans les débats publics ?

F. B. : Ce terme appartenait à la psychopathologie individuelle, il est devenu un leitmotiv de la psychologie collective quotidienne. On le colle à tout : islamophobie, judéophobie, homophobie, « phobie administrative », etc. Or la phobie est précisément la maladie de la colle, de la non séparation avec l’exogène anxiogène. Si « la phobologie » s’installe dans notre univers de discours, c’est que nous sommes entrés dans ce que j’appelle « l’ère des craintes » …

Pourquoi le monde nous semblerait-il plus inquiétant à vivre aujourd’hui qu’hier ?

F. B. : Première hypothèse : les effets de la désagrégation de l’institution religieuse. Celle-ci condensait les peurs en une seule : la crainte de Dieu. Or, l’institution reli- gieuse se désagrège partout, au profit d’un religieux protéiforme et anarchique. Il y a longtemps que l’autorité du christianisme est perdue ; l’islam est sur la même voie : contrairement aux apparences, on assiste à une décomposition de son magistère, dont témoignent les imams autoproclamés qui produisent des fatwas sur n’importe quoi. Un autre aspect est relatif aux progrès de la recherche scientifique qui ont des bienfaits indéniables, mais en même temps, ont dévoilé les risques que nous courons de par- tout. Nous sommes en alerte permanente. Nous vivons l’un des périls dont avertissait le mythe d’Œdipe : l’excès de savoir conduit à aller au devant de la découverte de mal- heurs. Gouverner aujourd’hui, c’est antici- per les risques, ce qui engendre des peurs auto-immunitaires. On teste en permanence des procédures en cas de catastrophe : épidémie, attentat, panne informatique, effondrement du système bancaire… Les attentats du 11 septembre 2001 ont donné lieu à une riposte qui a provoqué encore plus d’insécurité et plus de raisons d’avoir peur. Là, la peur a conduit à des atteintes aux droits et aux libertés, partout dans le monde. La peur de la peur a eu pour consé- quence de faire advenir un ordre sécuritaire qui impose une assurance effrayante. Il faut être attentif à ce que les attentats de janvier en France ne suscitent pas la même poli- tique de surréaction à la peur.

Comment la peur joue-t-elle dans l’islam aujourd’hui ?

F. B. : Il y a une guerre civile à l’intérieur du monde musulman autour de la définition du musulman aujourd’hui. Être musulman ne va plus de soi. Cette incertitude ouvre la porte aux radicalismes qui veulent imposer leurs conceptions. Avec celle de « l’État Islamique », nous sommes au-delà du ter- rorisme. Il y a là la volonté de montrer la cruauté et d’en jouir, afin d’inspirer l’effroi. Celui qui égorge veut plus que tuer, il vise la déshumanisation de sa victime, en faire un animal sacrifiable, l’anéantir. Lui même n’a plus peur de rien, il jouit même de l’idée de sa propre mort. Nous l’avons bien constaté chez les frères Kouachi et chez Coulibali, les jihadistes disent qu’ils aspirent à mourir et se moquent de ceux qui aiment la vie. D’une certaine manière, ils sont déjà morts comme sujets humains.

Brider la peur, cela peut-il venir de la société civile ?

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F. B. : Brider la peur peut se faire à travers des rapports horizontaux et pas seulement par en haut (l’État et ses appareils de sécurité). La réussite du « Printemps arabe » en Tunisie est due à la mobilisation de la société civile, au moment où les appareils et le personnel politiques n’étaient pas à la hauteur de l’événement. La politique, en tant que soin de la communauté humaine, est devenue l’affaire de tous et non d’une caste. L’affaiblissement du politique est d’ailleurs l’une des sources de la peur. Ce sont les solidarités ordinaires, celles du partage dans l’épreuve, du témoignage d’empathie, du porter secours qui restaurent les liens sociaux et civilisent la peur.

Programme Cycle de conférences « Peur, raisons et déraisons »

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