Ce mardi, le Premier ministre présentera le cadre du plan gouvernemental de sortie du confinement.
Il ne serait ni compréhensible ni admissible que l’expertise de terrain acquise à l’épreuve du Covid-19 ne soit pas considérée comme une ressource indispensable dans l’argumentation des décisions politiques d’après confinement. Aucun signe tangible, au-delà de quelques vagues résolutions, n’indique toutefois à cette heure qu’en dehors de cénacles, cette intelligence pratique soit prise en compte à sa juste mesure. De même, aucune initiative ne nous donne à penser que la société civile est associée à des arbitrages pris dans la précipitation au regard d’échéances fixées selon des impératifs politiques dont personne n’ignore les enjeux.
L’épreuve du saut dans le vide
Depuis l’annonce des premiers cas de Covid-19 rapportés par la Chine le 7 janvier 2020, les pouvoirs publics développent une stratégie de communication et de prescriptions adaptée aux circonstances dans un contexte incertain car évolutif. Les éléments de langage tiennent compte de facteurs peu maîtrisables, tirés de l’expertise scientifique ou des moyens disponibles pour « armer » le dispositif hospitalier mais également chacun d’entre nous afin de prévenir un risque évitable de contamination. Les équivoques relatives au port facultatif ou nécessaire du masque, au maintien du confinement de nos aînés, aux conditions de retour des enfants à l’école ont démontré, si nécessaire était, la difficulté de l’exercice du point de vue de l’exigence de transparence, de loyauté et de responsabilisation si souvent invoquée par le gouvernement.
Il en est de même dans la définition de ce que serait une sortie du confinement dont, de toute évidence, elle ne signifie pas la fin d’un processus au long cours dont il nous faut découvrir et intégrer les conséquences à ce jour imprévisibles. Cette épreuve de saut dans le vide sollicitera non seulement un équipement et des dispositifs proportionnés aux risques, mais également un environnement humain et social qui renforce l’esprit de confiance, l’envie de faire démocratie. L’intérêt général doit primer sur le repliement individualiste, la cohésion nationale sur le « sauve qui peut », l’intelligence collective sur les admonestations et les procédures administratives systématisées sans véritable concertation et sans étude d’impact.
C’est ensemble, au cœur et au vif de ce que notre démocratie détient de plus précieux, que nous avons assumé les premières semaines du défi pandémique. C’est ensemble, respectueux de cette force d’engagement, de dévouement, d’expertise et d’agilité de terrain, de solidarité de proximité que nous devons inventer le cheminement d’une société vivant avec le Covid-19.
Non pas soumise au Covid-19 et à la gestion approximative d’une crise sanitaire dont chacun a compris les impératifs en termes de santé publique et de choix contraints. Le risque est que les arbitrages politiques se prennent sans s’adosser à l’expérience et aux savoirs durement acquis face à un virus qui a envahi l’espace public et déjà nos modes de pensée.
Aucune décision ne sera acceptable et soutenable après le confinement si elle ne tient pas compte du fait que son implémentation dépendra d’une adhésion individuelle et d’une validation collective. Il n’est pas plus sage d’envisager des mesures justifiées, pour ne pas dire impératives, dont la mise en œuvre est livrée à une appréciation personnelle, qu’un plan transitoire de sortie du confinement dont les principes et les lignes directrices s’imposeraient sans consultation publique.
Notre représentation nationale sera amenée à voter dans l’urgence des mesures qui détermineront notre vie sociale ces prochains mois, alors que le couvercle du confinement s’entrouvre sur des misères et des traumatismes qu’aucune autorité publique n’a pu anticiper.
Une mobilisation démocratique inédite
L’éthique a été convoquée plus que jamais ces longs jours de confinement, pour donner à comprendre et à discerner dans un moment d’effroi et d’urgence ponctué par la dramatique litanie de la quantification quotidienne des décès causés par le Covid-19. Quel sens conférer aux choix, selon quels critères décider de réanimer ou d’y renoncer, est-il plus justifié de ce soucier de la survie de nos aînés, et des plus vulnérables parmi nous, que de la continuité de la vie économique, tout protocole médicamenteux expérimental justifie-t-il une autorisation de mise sur le marché y compris sans recourir aux standards internationaux de la recherche biomédicale ? La réflexion éthique a permis, là où il était nécessaire de décider dans un contexte « dégradé » et limitatif, d’argumenter les choix « préférables » en se référant aux principes de respect de la personne, de dignité, de justice et de proportionnalité. Le souci éthique s’est également exprimé dans les interventions de nos responsables politiques. Ils ont eu le courage d’assumer des décisions qui leurs sont déjà reprochées aujourd’hui, et d’affirmer à quelles valeurs d’humanité et de démocratie se référaient leurs principes d’action. Mais ce qui doit être tout particulièrement souligné, et qui conditionne la sortie de cette nouvelle époque sociale après le confinement, c’est l’irruption d’une éthique de terrain, d’une éthique concrète, en acte, d’un engagement éthique qui n’a surpris que ceux qui ignoraient ou négligeaient la vitalité de l’esprit démocratique, le sens du bien commun. Il ne serait ni compréhensible ni admissible que cette expertise souvent acquise à l’épreuve d’un réel exploré à mains nues, sans toujours bénéficier des moyens indispensables à une exposition à la fois au Covid-19 et aux vulnérabilités qu’il a secrété et révélé, ne soit pas considérée comme une ressource indispensable dans l’argumentation des décisions politiques d’après confinement. Aucun signe tangible, au-delà de quelques vagues résolutions, n’indique toutefois à cette heure qu’en dehors de cénacles, cette intelligence pratique soit prise en compte à sa juste mesure. De même, aucune initiative ne nous donne à penser que la société civile est associée à des arbitrages pris dans la précipitation au regard d’échéances fixées selon des impératifs politiques dont personne n’ignore les enjeux.
Si le gouvernement avait souhaité consulter la société civile, il avait notamment à sa disposition la « Plateforme d’État dédiée à la participation citoyenne » et bénéficiait à cet égard d’expériences qui ont fait leurs preuves. Depuis le 17 mars 2020, nous disposions non seulement de temps mais d’envie pour contribuer à l’anticipation des possibilités de vie sociale, voire d’invention d’autres modes de vie, après le confinement.
Nous n’avons pas concédé un confinement intellectuel ou moral à l’acceptation temporaire de certaines entraves ! Cet impératif de la vie démocratique n’était pas contradictoire avec d’autres urgences de santé publique ou de discipline organisationnelle. Au contraire, car la responsabilisation de chacun déterminera l’acceptation de choix que le gouvernement pourra difficilement imposer en s’adossant à une légitimation d’experts alors que le Covid-19 contamine jusqu’au principe d’autorité.
Il nous sera peut-être annoncé l’installation d’une instance, d’un conseil ou d’un « comité citoyen » de médiation entre le gouvernement et la société civile, comme notre pays sait les inventer et les cumuler sans pour autant prendre toujours au sérieux leurs analyses et leurs préconisations.
Dans un contexte de défiance, d’inquiétudes profondes, et déjà de montée en puissance d’une réprobation à l’égard des décisions publiques, il est risqué de penser qu’une telle mesure conjoncturelle sera de nature à restaurer une confiance qu’il est indispensable de reconquérir.
La sortie de confinement ne se fera pas sans éthique, car si nous ne partageons pas des valeurs inconditionnelles au moment où elles sont exposées à l’épreuve des circonstances totales et redoutables de nos vulnérabilités sociales, le Covid-19 entamera, comme il aurait pu déjà y parvenir, le sens même de faire société.
On l’a compris, si nos médecins et chercheurs ont mission d’atténuer les risques d’une « seconde vague pandémique » et de nous permettre d’espérer à terme une réponse thérapeutique, il convient désormais d’entrer dans ce temps de « l’avec Covid-19 » en investissant l’espace publique d’une créativité démocratique inédite. Les conditions sont réunies. Inspirés par ce qu’il nous a été de découvrir dans cette innovation de terrain qui a imposé ses expertises et ses règles aux décideurs administratifs sans pour autant contester leur légitimité, décidons ensemble d’une mobilisation démocratique dont nous sommes capables ensemble, chacun avec son expérience, son expertise, sa compétence et son talent. Un « grand débat » est possible et nécessaire, dès à présent, sous une forme tenant compte des contraintes actuelles, associant notamment les acteurs de terrain, le milieu culturel, les universités et autres institutions du savoir, les réseaux associatifs, les instances représentatives et nos élus : celles et ceux qui sont résolus à s’investir dans des choix démocratiques dont nous sommes collectivement comptables.
Les responsables politiques nationaux et régionaux sauront, je l’espère, intégrer cette exigence, selon des modalités à préciser, dans leurs perspectives d’après confinement. C’est en démocrates qu’il nous faut « vivre avec le Covid-19 » et l’inventer ensemble.
Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Faculté de médecine
Président du Conseil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique de l’Université Paris-Saclay
Directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France