Les propos qu’a tenus le philosophe Michel Onfray au Point ce lundi, juste après la tuerie du 13 Novembre nous ont tristement choqués. Pis, ils nous ont semblé à contretemps des événements que nous étions en train de vivre. Comme si un des plus éminents intellectuels français était passé à côté de quelque chose d’important et nous laissait au milieu au du gué, interloqué. L’histoire de la pensée en a vu d’autres de ces grandes figures fourvoyées ou aveuglées par l’inertie de leurs idées. Qui n’ont pas compris que le monde changeait sous leurs yeux. C’est ce qui se passe aujourd’hui et Onfray est aveugle et sourd. Son erreur est grave, historique peut-être; elle nous blesse. C’est pourquoi nous reprenons à l’intention des lecteurs de UP ‘, sans en enlever un mot, ce texte de Baptiste Rossi publié aujourd’hui dans la Règle du Jeu :
« Quand Michel Onfray trouve des excuses aux attentats de Paris et propose une trêve avec Daech : Le suicide moral d’un philosophe.
Dans de tels jours, rien n’est moins plaisant que de devoir écrire à coups de diatribes, et ferrailler avec des mots. Certainement, il y a des choses plus urgentes à faire ou à penser que de répondre à l’interview de Michel Onfray dans Le Point (numéro spécial de lundi dernier). Néanmoins, quand j’ai pris connaissance de ces propos, je ne doutais pas que d’autres que moi s’attèleraient à la tâche de lui répliquer. Probablement, chacun ayant le cœur ou l’esprit ailleurs, nul ne s’est manifesté, ce qui n’aurait pas manqué de survenir en temps normal. Le problème, c’est que dans le silence, Onfray est conforté. Son ton de satrape satisfait n’est pas démenti ; sa (compréhensible) volonté de faire l’intéressant, n’est pas gentiment grondée ; son incroyable propension à dire n’importe quoi en glapissant d’avance aux cris effrayés des éditorialistes sociaux-démocrates n’est pas récompensée. Il n’y a en effet, et c’est triste, nul scandale. Comme un enfant qui éclaterait un ballon dans un anniversaire, alors que tout le monde se préoccupe d’autre chose, Michel Onfray a, ces jours-ci, la polémique qui fait chou blanc. Et comme les temps sont difficiles pour tout le monde, il n’y a pas de raison à ce qu’une provocation crétine ne soit pas, justement, saluée par sa réfutation nécessaire. Il est toujours déprimant de voir un artiste faire un bide, un comédien de cabaret ne pas se faire applaudir, quand on dîne le samedi soir avec des cotillons et une avant-scène pour qu’il se produise entre nos appétits. Tant de puérilité, tant de condescendance et tant de cuistrerie ne peuvent être dépensées vainement. Imaginons l’effort, l’espoir, le mérite d’un tel polémiste. Et que fera alors Onfray, dépité, la prochaine fois ? Peut-être rien, si sa déception excède pour une fois son égo. Or, il n’est pas dit que Daech nous enlèvera aussi le plaisir de lire des choses absurdes ! Michel Onfray, donc, nous voici.
Ainsi, Michel Onfray est interrogé par Le Point sur les attentats de Paris. Soulignons, au passage, que cet hebdomadaire, qui est à deux doigts de promettre les arrêts de rigueur et le peloton d’exécution à qui serait un complice passif, idiot, bien-pensant de l’islamisme, ouvre grand les pages à quelqu’un qui, parce que si vous prétendez le contraire vous n’avez rien compris, propose de signer un pacte avec Daech, « une trêve (qui) pourrait être signée entre l’Etat islamique et la France ».
Mais, pourquoi, diable, la France devrait-elle signer une trêve avec Daech ? Et bien parce que la France est responsable de ces attentats. Revenant aux origines du mouvement, Onfray argue que c’est la guerre en Irak – pas le 11-Septembre, pas la montée de l’islamisme depuis trente, cinquante ans au Moyen-Orient, pas la stratégie d’Assad, pas le rôle de Saddam dans l’ethnicisation du peuple irakien sous son règne –, non, la guerre en Irak, donc qui est la cause de nos maux et de nos morts : « La situation dans laquelle nous sommes procède d’une longue chaîne de causalités qu’il revient au philosophe de décrire. L’acte terroriste en tant que tel est le dernier maillon de cette chaîne. » Après avoir légitimé leurs buts de guerre, répondre à une déstabilisation du Moyen-Orient (en attaquant en France, terre bien connue du bellicisme anti-irakien), Onfray s’attache ensuite à légitimer les moyens des terroristes : « l’invitation politiquement correcte (à) faire d’eux des barbares… alors qu’ils font à la disqueuse et au marteau piqueur ce que l’Occident a fait avec des avions furtifs (….) les qualifier de terroristes (alors que certes ils tuent des victimes innocentes avec des kalachnikovs ou des couteaux mais que l’Occident fait de même à plus grande échelle…). »
Que dire ? Il est toujours triste d’assister au suicide moral d’un philosophe. Les causes profondes de la violence au Moyen-Orient sont complexes, ses remèdes, redoutables et justiciables d’une analyse subtile et distanciée. Mais quand un philosophe entreprend de justifier des morts, c’est une forfaiture. Le retour de la dialectique sous-hégelienne, cette « longue chaîne de causalités » mise à jour par le grand esprit, qui, permet de rendre intelligibles, et au final, excusables, les massacres et la barbarie, c’est un piège de l’intelligence. A vouloir prendre de la hauteur, savoir mieux que quiconque distinguer les malheurs nécessaires et les tragédies réductibles à des manifestations irrémédiables de l’esprit de l’Histoire, on n’est plus intelligent, on est monstrueux. Confondre le nihilisme assassin et le militantisme politique est une erreur qu’on croyait enterrée, réservée à d’autres temps. Une trêve avec Daech ? A quelles conditions ? Leur donner de l’argent, leur livrer des contingents de prisonniers ? C’est Ubu chez Clausewitz. Le manque de discernement devient criminel. Faute de savoir être Chomsky ou Hegel, on devient Quisling. C’est impardonnable pour n’importe quel intellectuel, c’est éminemment triste dans le cas de Michel Onfray.
Triste, quand on a prétendu pendant vingt ans être justement l’homme en butte contre les systèmes, le démonteur des panglossies et des providences, l’irréductible esprit plein de lumière face aux tenants de l’ordre contemporain et de ses justifications. Triste, quand on a prétendu pendant vingt ou trente ans se placer dans les pas d’un maître tel qu’Albert Camus. Camus, lu par Onfray sans nuance mais avec flamme, en opposition à Sartre, résumé à une voix métallique, condescendante, prêt à toutes les pirouettes de la dialectique pour justifier les meurtres politiques. Cette voix, sans bienveillance, sans compassion pour les victimes, la voix de la dialectique historique, imbue et enivrée de sa propre intelligence, qui sait se placer haut, dans les hauteurs de l’Histoire, pour faire d’une victime un bourreau ou un complice, qui sait, plus maline que tout le monde, que les attentats sont des échos aux tyrannies, que les morts ne comptent pas, ou s’égalisent. Cette voix de la dialectique, c’était celle qu’Onfray prêtait à Sartre, c’était celle des marxistes orthodoxes, c’est celle pourtant avec laquelle il parle aujourd’hui, par un retournement lamentable des évolutions philosophiques. Triste, quand, comme Onfray, on a écrit un plaidoyer entier à un Camus, celui des Justes, qui discutait l’assassinat politique avec sa religion de l’homme et sa terreur des Terreurs, le Camus de la Mère préférée à la justice, le Camus de l’Homme Révolté qui savait, lui, distinguer, le fondamentalisme de la juste révolte (et la révolte, dans les attentats de Paris, où est-elle ?). Triste, quand Onfray n’a eu de cesse de se moquer, lui l’humaniste hédoniste, le voyant clair dans le monde des idéologies, de Sartre qui écrivait trop fameusement dans sa préface à Frantz Fanon : « Abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ». Un philosophe, qui à coups de « certes » (abondamment utilisé par Onfray) tente de récupérer le geste assassin dans une nécessité qui le dépasse. Les mots de Sartre, Onfray pourrait les écrire, il est passé d’un scepticisme à un certicisme. En ce temps-là, déjà, les opprimés ne pouvaient pas être des assassins. Il y avait, certes, des victimes, mais si vous saviez… Pas un mot de douleur pour les morts, vus comme des pantins de l’Occident, des valets récoltants leurs dus, une glorification innommable de Daech comme les anticolonialistes des années 50 se seraient refusés à entreprendre. Le retour de la dialectique pleine d’intelligence et de mots d’excuses est bien une forfaiture. Forfaiture intellectuelle dans un pays dévasté, où un de ses philosophes les plus lus, enivré par sa sagacité, prend pour de la perspicacité ce qui n’est que de la cuistrerie. Forfaiture personnelle pour un écrivain qui se veut de Camus, un homme juste rongé par le doute, tourmenté par le scrupule, et qui avec un talent (certainement, certainement moindre que celui de Onfray) n’a jamais osé justifier, « replacer dans une chaîne de causalité », habiller de l’uniforme d’agent de la nécessité un terroriste. C’est un triste spectacle que de voir, par enfermement de l’orgueil, désir puéril de provocation, fascination adolescente pour le désordre, Onfray, l’homme qui démolissait les idoles, repeindre patiemment la statue d’Hegel où Daech devient l’accoucheur des contradictions du Moyen-Orient sous la coupe tyrannique occidentale. Onfray préfère la justice – ou ce qu’il en discerne – aux morts du Bataclan, oubliant le geste premier de Camus face au marxisme des « Temps Modernes » ou aux suppôts de la terreur, apercevoir le visage des morts, les désentraver des systèmes, refuser tous les discours et toutes les excuses. Camus, qui aurait pleuré tous les morts, et souffrait chacune des victimes d’un conflit autrement plus inextricable. Camus, la référence obligée, puisque Onfray compare explicitement Daech au FLN, ce qui est une insulte, en passant, à l’Algérie, aux musulmans, premières victimes de l’Etat Islamique. L’interview de Onfray, c’est un esprit libre qui parle, bizarrement, de cette voix grise réservée jadis aux goulaguistes perspicaces, aux intellectuels faisant office d’opticiens (« certes, c’est terrible vu d’ici, tous ces morts, mais considérez cela du point de vue de… reculez… ah oui, voilà, n’est ce pas que c’est plus net, moins affreux ? »), aux marxistes qui, comme des guides de haute montagne, savaient dénicher des belvédères depuis lesquels l’horreur humaine est plus supportable, si ce n’est justifiable. Une forfaiture, donc, une forfaiture, morale, philosophique, un suicide, une plongée dans l’absurde ce qui, peut-être, pour un prétendu Camusien, peut, qui sait, avoir du sens.
Les mots d’Onfray n’ont pas eu, pour l’instant, la publicité qu’ils méritent. C’est peut être tant mieux. Sa seule gloire, son destin peut-être, est de devenir à son corps défendant un intellectuel organique de Daech, puisqu’il est repris, sur la toile, par toute la sphère islamiste. La vanité n’excuse pas tout. La joie jouissive de ruer dans les brancards pourrait transiger, face au devoir philosophique de dire la vérité. On peut ne pas publier cinq colonnes dans Le Point, rien qu’une semaine dans l’histoire du monde, sans mourir d’asphyxie. Car c’est cela, aussi, la philosophie, refuser les fausses « causalités », ne pas, pour la joie des démonstrations racoleuses, passer les morts par pertes et profits. S’indigner des morts, de la folie des hommes, en pouvant bien sûr, refuser la guerre, ou proposer d’autres voies de paix, mais en aucun cas, faire comme si tout le monde avait ses raisons. Bien sûr que tout le monde peut se trouver des raisons, pour tuer. C’est le degré zéro de la pensée. Agiter son index en l’air dans les colonnes des beaux journaux en disant « certes ! certes ! » pour écraser le réel dans ses systèmes ou ses petits gribouillis d’équivalence, ça ne sert à rien, si ce n’est à se faire plaisir. Un philosophe n’est pas un arbitre qui, récoltant les avis de décès et les in memoriam, refaisant les additions ou les soustractions, décide lequel des camps a tort ou raison. La capacité de la philosophie, c’est justement de faire rendre gorge à ceux qui croient avoir raison, suffisamment de raisons pour tuer. C’est certainement moins spectaculaire, sans doute, moins vendeur, mais c’est la tâche, que d’autres, Camus en tête, lui avait assigné. Il faut avoir bien de la nostalgie pour sa jeunesse politique pour confondre ainsi des militants avec les faussaires de l’idéologie, les combattants avec des nihilistes, habiller de révolte la pure folie. Et le marxisme sénile peut devenir une incroyable cécité. Alors, avec une infinie tristesse, dont on aurait pu se passer, dans ces jours atroces, on devrait dire Adieu Onfray. Relisez l’interview, où au passage, tout à sa joie adolescente de tutoyer les abîmes, le philosophe réhabilite discrètement Marine Le Pen, par cette pirouette du pire que chérissent les intelligences puériles, Le Pen qui n’est pas, selon lui, la vraie extrême droite. La position de Michel Onfray, entre un pacifisme sans gloire, une dialectique sans cœur, et un vœu d’ordre dépourvu d’équivoque, est d’ailleurs contradictoire, mais qui s’en soucie ? Ici, on dira simplement, calmement, avec les mots tonitruants d’Onfray, avec ces mots de supériorité qui lui voilent son humanité, son intelligence, et peut-être, son devoir, autre chose. On dira, pour conclure : Tchao crétin. Tchao crétin, on est immunisé depuis longtemps, depuis nos lectures de Camus, contre tous les imprésarios du crime et les bonimenteurs de l’Histoire. Tchao crétin, les philosophes qui cadenassent les victimes dans la tresse des évènements, refusant leur singularité et la monstruosité des meurtres, on a en fini depuis longtemps. Appliquer Kojève à Daech, ça peut paraître futé, mais c’est un mensonge, une infamie, et l’intelligence ne se mesure pas à la froideur du cœur. Tchao crétin, en ayant mal que ce soit pareilles circonstances qui aient fait tomber les masques. »
Baptiste Rossi
Cet article a été publié initialement dans la Règle du Jeu
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