Comment les sciences sociales comprennent-elles les violences et les heurts qui ont éclaté à Marseille ce week-end, à l’occasion de l’Euro ? De nombreuses questions se posent quant à l’origine et les causes de ces actes de hoologanisme. Des « supporteurs » russes, anglais mais aussi marseillais se sont affrontés sur le Vieux Port et dans le stade Vélodrome. On dénombre plus d’une trentaine de blessés dont un dans un état grave.
Ce n’est hélas pas une nouveauté. Tous les ans, les instances internationales du football mettent en avant l’augmentation des violences sur et en dehors des stades et établissent des solutions pour tenter de les enrayer : suspension de tribune, exclusion de compétition, sanction financière, etc. Déjà, en 1998, lors de la Coupe du monde organisée en France, des mouvements violents avaient éclaté. Force est de constater que les choses ont peu évolué en 18 ans.
Les sciences sociales ont depuis longtemps cherché à expliquer et à rendre compte de ces comportements déviants. Pourquoi des individus socialisés en viennent-ils à de telles extrémités lors d’événements populaires et festifs ? En sociologie, il existe plusieurs théories de la transgression, et notamment l’approche culturaliste et l’approche rationaliste.
Écologie urbaine
La première, proche du courant holistique d’Emile Durkheim, admet que les comportements sociaux dépendent directement de la société dans son ensemble. Les individus sont placés dans un cadre structuré, dans une forme d’écologie urbaine et intériorisent les actes et les normes dominantes de leur groupe social.
Les sociologues William Thomas et Florian Znaniecki pointent la « désorganisation sociale » lorsque la culture du sous-groupe rentre en contradiction avec la culture première. On rejoint alors la notion de « conflit des cultures », de Thorsten Sellin, et de conflit des normes. D’après le sociologue suédois, « la déviance provient de la coexistence d’une culture valorisant ou tolérant une pratique interdite par l’autre culture » et provoque un éclatement de la cohésion sociale.
Appliqué au football, cela reviendrait à dire que la culture du « supportérisme » (ou de l’hooliganisme) entre en contradiction avec la vision fraternelle du sport continental et affirme sa particularité. « L’identité se pose en s’opposant », affirmait Roger Bastide. Le foot fournit le moyen, la temporalité, et le théâtre pour le faire.
« Éducation déviante »
Il y a véritablement une « éducation déviante », un apprentissage et processus de communication entre l’ensemble des personnes désireuses de s’unifier et de constituer un groupe social référentiel, de façon consciente ou inconsciente. Edwin Sutherland parle ainsi d’« apprentissage des techniques de commission d’infraction » quand les agents, placés dans un environnement particulier, vont intérioriser et intégrer les normes et les valeurs dominantes.
Par exemple, les économistes Edward Miguel, Sebastien Saiegh et Shanker Satyanah ont montré, dans deux articles différents (« National Cultures and soccer Violence » et « Does surviving violence make you a better person ? »), qu’un comportement déviant dépend directement de l’environnement, de la vision socio-globale et des idéaux véhiculés.
Ainsi, un footballeur qui a passé toute son enfance dans une zone de guerre, portant une idéologie belliqueuse et violente, aura, toutes choses égales par ailleurs, plus tendance à récolter des cartons jaunes et des cartons rouges. Le nombre de fautes est directement corrélé avec le nombre d’années de guerre vécu. De la même manière, les joueurs originaires de zones conflictuelles, mesurés en termes de délinquance civile, ont aussi plus tendance à agir de manière déviante sur le terrain.
C’est l’affirmation d’une culture et d’une éducation transgressive qui vient socialiser et influencer l’individu. Le hooligan anglais, russe ou français adopte la norme de sa sous-catégorie en la considérant comme légitime et acceptable. Ronan Evain, doctorant en sciences politiques et spécialiste du supportérisme, parle d’« absence de remords, de structuralisation et de stratégie organisationnelle. […] Les fans légitiment et revendiquent leurs actes ultra-violents. »
Il s’agit, chez eux, d’un sport, d’un jeu organisé et légiféré, intériorisé et réglementé. L’identification à un sous-groupe social est totale et absolue : soutien à l’équipe, désir d’existence sociale, désir de reconnaissance sociale, appartenance à un collectif, construction à l’intérieur de celui-ci d’une identité collective, construction des identités individuelles, etc.
Un choix conscient
L’autre vision, l’autre explication de la déviance, est l’approche rationaliste. Celle-ci soutient que la transgression apparaît comme un choix largement conscient des individus, réalisé à partir d’un calcul coûts/avantages.
Pour les sociologues américains David Matza et Greshem Sykens, le déviant connaît les règles morales dominantes et il oscille entre comportement conforme et comportement déviant. Il va maximiser son utilité sous contrainte en jaugeant la peine et la sanction en cas d’arrestation et le plaisir et la joie en agissant de manière non-conforme. Tant que la première est inférieure à la seconde, a posteriori, rien ne pourra empêcher l’agent rationnel à agir de façon déviante.
Contrairement à la vision culturaliste, l’agent n’a pas intériorisé et intégré les normes déviantes mais reconnaît leur caractère interdit. Seulement, dans la mesure où elles peuvent améliorer l’utilité, par un effet cathartique et défouloir, il va accepter de les adopter et veiller à maintenir une supériorité de l’avantage par rapport à la peine encourue. D’après l’économiste Gary Becker, il conviendrait alors de renforcer la dureté des punitions afin de « désinciter » les agents « à s’inscrire sur la voie de la déviance ».
Les travaux de l’économiste italienne Nadia Campaniello montrent que la criminalité et la violence, toutes choses égales par ailleurs, augmentaient à chaque événement sportif, type coupe du Monde ou Euro de football. Précisément parce que les autorités sont moins focalisées sur la surveillance d’une minorité de supporters que sur la gestion d’une foule entière. Un hooligan va considérer que même après une acte violent, il pourra se fondre dans la masse, « s’oublier dans l’abondance populaire », et éviter l’arrestation.
Rationalisation de la violence
Cette conception rejoint celle des américains David Kalist et Daniel Lee, de l’Université de Shippenburg. Ceux-ci ont démontré que les mouvements violents s’élevaient à chaque compétition sportive, précisément les jours de match. Ils ont constaté une augmentation de 2,6 % des délits, une hausse de 4,1 % des vols et de 6,7 % de la criminalité.
De la même manière, Simon Planells-Struse et Daniel Montolio, de l’Université de Barcelone, ont observé une très forte croissance du taux de criminalité dans leur ville lors des matchs du Barça : entre 8 et 10 % de délits en plus comparé à un jour sans match. C’est la rationalisation de la violence : lors d’un événement sportif, la surveillance est amoindrie par la puissance et la force de la foule. Il est plus difficile de gérer des réprimandes sur 10 000 personnes que sur 100 personnes. Les individus prennent conscience de leur nombre et de la difficulté des forces de l’ordre, et s’autorisent à commettre des délits.
Pour lutter efficacement contre la violence qui touche le football, il conviendrait alors d’unir les deux approches de la déviance – la culturaliste et la rationaliste –, sans les opposer. L’identité hooligan dépend d’une construction sociale, d’une intériorisation des normes transgressives, mais aussi d’une affirmation stratégique et réfléchie liée à l’importance du jugement. Les supporters sont à la fois des êtres sociaux influençables et rationnels. La répression doit donc s’associer à la prévention.
Pierre Rondeau, Professeur d’économie et doctorant, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Pierre Rondeau vient de publier Coût franc, les sciences sociales expliquées par le foot (Bréal)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.