Comment mesurer le capital naturel, l’intégrer à sa juste valeur dans les comptes de la nation et des entreprises, et traduire, au sein de la réglementation financière, l’impact des risques environnementaux ? L’enjeu de cette interrogation est de taille : favoriser la montée en puissance des investissements dans les actifs naturels. Avec une question en toile de fond : comment inciter les investisseurs responsables à s’engager dans le financement d’actifs alternatifs ?
N’en déplaise à M. Trump et ses décrets climatosceptiques et écocides, l’accélération de l’érosion de la biodiversité et les incertitudes sur les impacts du changement climatique menacent la capacité des sociétés humaines à produire de la richesse. L’enjeu des politiques environnementales est tout simplement la pérennité d’une vie humaine décente sur Terre.
Pourtant, la nature demeure insuffisamment prise en considération dans les choix économiques. Des pans entiers de cette richesse ne sont pas comptés et risquent ainsi d’être gaspillés de manière irréversible. C’est le constat que fait le Commissariat général au développement durable dans une publication de la série Thema « Capital naturel, les valeurs manquantes de la prospérité ».
Les auteurs affirment que « Croissance et environnement ne sont pas antinomiques. L’idée qu’il faudrait « croître d’abord et nettoyer plus tard » les dégâts environnementaux inévitablement causés par la croissance n’est pas une option viable. La stratégie la moins coûteuse est celle qui place la préservation de la nature au cœur du processus de création de richesse ».
C’est là un des enjeux fixés par les objectifs de développement durable des Nations Unies. Respecter cet objectif implique à la fois un changement profond des modes de pensée qui guident les politiques économiques ainsi qu’une refonte du « contrat social » qui doit ancrer le bien-être social sur un principe de justice, et englober la préservation des fondements écologiques de l’activité humaine. Le défi n’est pas mince ; c’est un défi à la fois technologique et de civilisation. Il oblige à inventer de nouvelles façons de se déplacer, de se loger, de se nourrir, de produire de l’énergie, de concevoir l’aménagement des territoires et de redistribuer les richesses. Autant de challenges potentiellement créateurs d’emplois, de richesses et de profits.
Mais ce modèle nouveau de croissance nécessite de se doter de nouvelles conventions de mesure de la richesse. À l’échelle d’un pays, un canal naturel de mesure est celui de la comptabilité nationale. Aujourd’hui structurée autour du PIB, cette dernière pourrait être remplacée par une comptabilité généralisée du bien-être social. La nature entrerait ainsi dans les comptes de la nation comme une composante de ce bien-être social, via le concept de « coûts écologiques non payés ». Ce sont, par exemple, les coûts liés à la restauration de la qualité de l’air. Ces coûts donnent lieu à des transferts en capital de la Nature à l’Économie, représentant une variation de la dette écologique, qui n’est pas prise en considération dans la comptabilité nationale actuelle.
De la même façon, à l’échelle des entreprises, il est également imaginable de faire entrer la nature dans les tableaux de bord qui guident les décisions des conseils d’administration. L’enjeu est d’introduire le capital naturel dans la comptabilité des entreprises. Cela passe par la construction de nouvelles règles comptables, en termes d’amortissement ou d’augmentation du capital qui permettent par exemple, de mieux intégrer les questions de biodiversité dans la stratégie des organisations.
À l’échelle régionale et mondiale enfin, une façon innovante pour faire entrer la nature dans les systèmes de valorisation économique consisterait pour les auteurs à élargir les programmes d’achat d’actifs des banques centrales à des actifs environnementaux, notamment des actifs carbone qui refléteraient la valeur de la stabilisation du climat. Le bilan des banques centrales sanctionnant ce qui compte dans la richesse des nations, des actifs naturels pourraient être détenus au même titre que l’or ou les devises étrangères.
Face à ces idées, certaines voix soulignent le danger que représenterait une monétarisation de la nature. Elles pointent les risques de privatisation de la nature et inévitablement de spéculation. Elles sont pourtant d’accord avec l’idée de mettre en œuvre des mesures juridiques et économiques pour contrer les menaces grandissantes qui pèsent sur la nature.
Au cœur de la controverse se trouvent tous les malentendus qui entourent le concept de « capital naturel ». Les auteurs du rapport rappellent qu’il est interprété alternativement comme un nouveau facteur de la fonction de production, un nouvel élément du bien-être social ou encore un nouveau prix via des instruments de valorisation des externalités. Ils soulignent qu’« il ne s’agit pas d’un capital appropriable et échangeable sur un marché ». En aucun cas, la monétarisation ne peut prétendre révéler une valeur intrinsèque de la nature. « C’est un moyen pour redonner à la nature une ‘’dignité’’ » écrivent-ils.
Pour progresser, une partie de la solution consiste à dépasser les réticences vis-à-vis des démarches de « monétarisation » de la nature. Nul ne conteste que le PIB soit un indicateur imparfait, et la nature, un ingrédient décisif de la croissance. La nécessité de l’action plaide pour une stabilisation rapide, même imparfaite, de conventions, à la fois comptables et biophysiques, de mesure du capital naturel. Les politiques publiques ont besoin d’intégrer les valeurs manquantes de ce capital. Les acteurs privés doivent pouvoir compter sur des valeurs crédibles du capital naturel pour déclencher les investissements de la transition écologique.
L’enjeu est, en ligne de mire, d’inciter les investisseurs responsables à s’engager dans le financement d’actifs alternatifs et de développer l’économie « verte ».
Le rapport évoque différents instruments publics de valorisation tels que des outils incitatifs de type taxes et marchés de quotas. Il peut s’agir aussi de mécanismes de prix écologiques spécifiques pour la protection de la nature et de la biodiversité tels que les paiements pour services environnementaux. Des instruments volontaires aussi, qui consistent à donner de l’information aux consommateurs via des labels, l’étiquetage des produits peuvent également être mobilisés.
Mais ces instruments subissent, par nature des réticences qui limitent leur efficacité. Les auteurs du dossier en sont conscients et évoquent d’autres instruments qui restent encore à inventer pour accélérer la redirection des investissements vers la nature.
Ces investissements sont en effet exposés à des risques importants. Il est en outre quasiment impossible de redéployer le capital dans lequel les investissements ont eu lieu. Le principal obstacle à leur financement réside dans le décalage entre leur rendement social et leur rendement privé. Dans la mesure où ces investissements produisent en partie des biens publics non marchands, ils n’apparaissent pas directement profitables pour un investisseur privé, bien qu’ils le soient pour la collectivité.
Pourtant des pistes intéressantes existent au travers par exemple, du verdissement de la réglementation financière.
En l’état, en imposant aux investisseurs les mêmes contraintes prudentielles pour un investissement de la transition écologique que pour un investissement conventionnel de long terme comparable, la régulation financière n’intègre pas un facteur de risque pourtant important pour le système financier. Elle tend ainsi à pénaliser l’investissement vert. Or, « investir dans la soutenabilité doit être considéré comme un facteur de résilience et non comme un facteur de risque ».
Pour mobiliser l’épargne vers la transition écologique, les pouvoirs publics devraient se donner pour objectif de créer des mécanismes de financement innovants faisant converger les anticipations des investisseurs vers une vision commune de ce qui est désirable et rentable sur le long terme. La créativité financière pourrait être utilement mise à profit, pour donner naissance, notamment, à de nouveaux actifs financiers gagés sur les « valeurs tutélaires » des externalités environnementales.
À ce titre, la décision prise par le gouvernement français d’émettre les premières obligations vertes souveraines envoie un signal fort à la communauté financière et est de nature à enclencher la montée en puissance de la finance verte.
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