Depuis la première édition de 1974 (Valéry Giscard d’Estaing–François Mitterrand), il s’agissait du septième débat d’entre-deux-tours qui était organisé. Chaque élection présidentielle, hormis celle de 2002 marquée par le refus de Jacques Chirac d’affronter Jean‑Marie Le Pen, a donc connu ce type d’émission.
Profusion de débats liée aux primaires
Si on élargit à tous les débats télévisés électoraux le nombre augmente considérablement puisqu’il faut y ajouter trois débats en 2007 (Ségolène Royal, Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius) à l’occasion de la primaire semi-ouverte des socialistes, plus un débat singulier entre Ségolène Royal et François Bayrou sur BFMTV, trois débats en 2012 (François Hollande, Martine Aubry, Arnaud Montebourg, Manuel Valls, Jean‑Michel Baylet) et un débat d’entre-deux-tours (Hollande-Aubry). Fin 2016, trois débats sont diffusés lors des primaires de la droite et du centre (François Fillon, Alain Juppé, Nicolas Sarkozy, Bruno Lemaire, Nathalie Kosciusko-Morizet, Jean‑François Copé, Frédéric Poisson), avant un Fillon/Juppé dans l’entre-deux-tours.
Trois débats de la Belle Alliance Populaire se sont également tenus en 2017 (Benoît Hamon, Manuel Valls, Arnaud Montebourg, Vincent Peillon, François de Rugy Jean‑Luc Benhamias, Sylvie Pinel), avant un Hamon-Valls dans l’entre-deux-tours.
La campagne de 2017 s’est donc traduite par une augmentation importante du recours aux débats causée par la mise en œuvre de la procédure des primaires à droite et au Parti socialiste, auxquels il faudrait ajouter les débats organisés par les écologistes pour être complet. Il y a là un indicateur de l’impact des primaires sur la médiatisation croissante et mobilisatrice de la vie politique. Il faut aussi rappeler que 2017 a connu, pour la première fois, des débats avant le premier tour réunissant les cinq candidats majeurs sur TF1 puis l’ensemble des onze candidats dans une émission exceptionnelle par le nombre de ses participants.
Plusieurs cibles en même temps
Quelles sont les principales caractéristiques de ce genre d’émission politique télévisée ? Tout d’abord, il repose sur une communication face à face entre deux candidats (au moins), c’est-à-dire co-présents, qui échangent des discours sous la conduite de journalistes-modérateurs. Cette communication interactive est emboîtée dans une communication unidirectionnelle médiatisée par la télévision qui diffuse en direction d’une audience massive et indéterminée.
Les échanges discursifs sont destinés à ce public massif ou, pour être plus précis, à des segments particuliers de ce public compte tenu des cibles électorales privilégiées par les candidats qui peuvent se recouper ou pas. La difficulté pour les candidats réside dans l’impératif de satisfaire différentes exigences propres aux participants du système de communication : répondre aux questions des journalistes, tout en dialoguant (plus ou moins) avec l’interlocuteur et en adressant des messages aux électeurs dont ils recherchent le vote ou le soutien électoral, le tout en s’efforçant de rassembler.
Comment s’est présenté le débat du 3 mai à ces trois niveaux ? Globalement ce fut un débat violent et brutal entre concurrents qui s’affrontent de façon aveugle sur un agenda incomplet, dans une interaction belliqueuse et avec des attaques frontales.
Un agenda incomplet
On sait toute l’importance des questions thématisées posées par les journalistes qui orientent le débat vers des sujets particuliers et forment l’agenda du débat (cf. J. Gerstlé, C. Piar, La communication politique, Colin, 2016). Première source d’insatisfaction, l’agenda du débat fut très incomplet, même si on comprend qu’il est très difficile d’être exhaustif et contradictoire en deux heures de temps seulement.
Il faudra donc se satisfaire du traitement souvent superficiel du chômage, des retraites, des 35 heures, de la fiscalité et du pouvoir d’achat, de la protection sociale, de la sécurité et du terrorisme, de la famille, de l’école, de l’Europe, de la politique étrangère résumée aux relations avec Trump et Poutine et des institutions (nombre de parlementaires et cumul des mandats).
Mais on ne peut que regretter le silence sur l’écologie, la santé, l’aide au développement, la crise des migrants, la défense, l’aménagement du territoire, le logement, les transports, la culture, les autres institutions entre autres. Le déficit « sectoriel » affaiblit considérablement la portée pédagogique du débat et sa capacité à informer les citoyens. La responsabilité est ici partagée entre journalistes et candidats.
Une interaction belliqueuse
Une interaction belliqueuse a, d’emblée, été installée par Marine Le Pen qui s’est lancée dans une violente diatribe où elle s’en est pris d’abord au programme de son adversaire :
« M. Macron est le choix de la mondialisation sauvage, de l’ubérisation, de la précarité, de la guerre de tous contre tous, du saccage économique, notamment de nos grands groupes, du dépeçage de la France, du communautarisme. »
Elle s’est appuyée sur la manipulation des normes conversationnelles, notamment la norme de la bienséance qui impose le respect de la parole de l’interlocuteur, qu’on doit laisser terminer son propos sans le couper, dont on doit respecter le temps de parole égal au sien, etc. En mettant en cause le comportement de communication de l’adversaire, on met en évidence qu’il ne respecte pas les normes de la communication ordinaire (« Vous m’empêchez de parler depuis 10 minutes » s’exclame ainsi Marine Le Pen).
S’il est incapable de respecter des normes aussi simples, comment pourra-t-il s’accommoder de pratiques de gouvernement beaucoup plus compliquées ? En d’autres termes, il faut montrer qu’on est le patron de l’interaction dans le respect des règles sous peine d’être disqualifié par l’adversaire. La candidate du FN a ainsi contraint Emmanuel Macron a invoqué la « courtoisie » pour avoir la possibilité de continuer à exposer son propos.
Des attaques frontales
Au lieu d’envoyer des messages ciblés à travers la présentation des propositions programmatiques ou dans la réfutation des propositions adverses, Marine Le Pen a multiplié les attaques frontales et les intox (19 ont été dénombrées par « Les décodeurs » du journal Le Monde) tout au long du débat, quel que soit le sujet considéré.
Elle induit des réponses cinglantes de Macron, du type :
« Une grande entreprise ne pourra pas payer en euros d’un côté et payer ses salariés de l’autre en francs. Ça n’a jamais existé, Mme Le Pen. C’est du grand n’importe quoi. »
Par ses invectives elle a contraint Macron a dénoncé « les bêtises » et les « mensonges » continuels de son adversaire, par exemple sur le niveau du chômage en 1990 ou sur la sortie de l’euro :
« Vous dites beaucoup de bêtises. »
« Ne mentez pas encore une fois. »
« Vous menez une campagne de mensonges et de falsifications. »
Elle a cogné de façon aveugle en mettant dans le même sac la critique du programme et la personnalité de l’adversaire pour le réduire à un héritier de François Hollande, par ailleurs « soumis » aux intérêts privés, à Angela Merkel et à l’UOIF. Loin de représenter une « France apaisée », qu’elle a voulu un moment incarnée dans la campagne, Marine Le Pen a retrouvé les accents les plus virulents de son père et a peut-être ruiné en deux heures six années de travail consacré à dédiaboliser le Front national.
Ce débat dans ces conditions a-t-il eu une utilité ? Sur le fond les questions traitées sont toutes légitimes mais restent incomplètes pour évaluer comparativement deux offres électorales. La transmission d’information y a été très limitée s’agissant des programmes. En revanche s’agissant des personnalités, on a pu voir s’exhiber le caractère brutal de la candidate – ce qui n’a probablement pas renforcé sa crédibilité sectorielle (notamment économique et sur l’Europe) et sa présidentialité dans la mesure où la fonction présidentielle n’est traditionnellement pas associée à la violence mais plutôt à la capacité de rassembler et de garantir le fonctionnement des institutions.
Emmanuel Macron l’a bien vu, qui conclut :
« Vous vivez de la division. Le Front national s’en nourrit. Je refuse l’esprit de haine ».
Jacques Gerstlé, Professeur de sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne