La notion de transition prend depuis quelques années une place croissante dans la réflexion et l’action pour une société plus durable. Qu’elle soit écologique, énergétique, sociale, solidaire, économique, démocratique, numérique ou encore managériale, la transition se caractérise par une transformation profonde des systèmes. Une pluralité d’acteurs se revendique du concept de transition : la recherche s’attelle à en identifier les ressorts, les institutions souhaitent en dessiner les orientations et la société civile s’engage et l’aiguillonne à travers des expérimentations innovantes.
Les principes généraux de la transition
La transition désigne « un processus de transformation au cours duquel un système passe d’un régime d’équilibre à un autre »1. La transition n’est donc pas un simple ajustement mais une reconfiguration fondamentale du fonctionnement et de l’organisation du système, à l’image de la transition démographique par exemple. Cette transformation structurelle touche simultanément les secteurs technologique, économique, écologique, socioculturel et institutionnel et les évolutions de ces secteurs se renforcent mutuellement2.
La transition se caractérise ainsi par une mutation à la fois progressive et profonde des modèles de société sur le long terme. C’est un processus qu’il est impossible de maîtriser totalement3 puisqu’il s’inscrit dans un système complexe qui échappe à une planification rigide.
Les dynamiques de la transition
Geels et Loorbach4 ont théorisé les interactions qui orientent les transitions en fonction de trois niveaux exerçant des pressions les uns sur les autres (cf. schéma).
Les niveaux de transition (Geels, 2002)
Au premier niveau, les niches sont le lieu d’initiatives radicales et d’expérimentations en marge du système établi. Pour se généraliser, ces innovations doivent être intégrées dans le deuxième niveau, les régimes, c’est-à-dire les règles et normes qui guident les comportements, assurent la stabilité du système mais également son inertie. Enfin, l’évolution de ces deux niveaux est soumise à un troisième niveau, le paysage, c’est-à-dire l’environnement externe et les tendances de fond, par exemple les situations de crise. Ce sont les pressions exercées simultanément par ces trois niveaux qui peuvent entraîner des transitions.
Quel rôle pour les pouvoirs publics ?
Si les transitions systémiques ne peuvent être complètement contrôlées, il est possible de les faciliter et de les orienter1. À ce titre, les institutions ont un rôle clé, d’une part en identifiant et en encourageant les initiatives pionnières vertueuses (valorisation, soutien financier ou technique, etc.), d’autre part en encourageant et en accompagnant le changement d’échelle pour aller vers une mise en mouvement globale de la société (évolution des cadres législatifs et réglementaires, définition de cadres stratégiques de long terme, inflexion des politiques publiques, etc.) et enfin en anticipant et en appréhendant les grandes évolutions futures pour en réguler les effets et en relever au mieux les défis.
L’institutionnalisation contrastée du concept de transition écologique
Historiquement, la notion de transition est étroitement liée à celle de développement durable. Le rapport Meadows de 1972 insiste notamment sur la nécessité de la « transition d’un modèle de croissance à un équilibre global » en mettant en avant les risques écologiques induits par la croissance économique et démographique. En 1987, le rapport Brundtland appelle également de ses vœux « la transition vers un développement durable ». Pour autant, si la notion de transition est à chaque fois présente en filigrane, c’est le terme de développement durable qui est sur le devant de la scène internationale lors du Sommet de Rio en 1992, suivi par le terme d’économie verte (et équitable) lors du Sommet de Rio+20 en 2012, et qui revient avec les Objectifs de développement durable adoptés en 2015.
En France, la notion de transition écologique et son volet énergétique ont récemment pris de l’ampleur au sein du ministère en charge de l’environnement comme l’illustrent le Conseil national de la transition écologique créé en 2012, la Loi de transition énergétique pour la croissance verte promulguée en 2015 ou encore la Stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable (2015-2020). Cette approche a favorisé un recentrage de l’action publique sur des enjeux environnementaux (climat, biodiversité, etc.), tout en réaffirmant la nécessité d’une mise en mouvement coordonnée de l’ensemble des acteurs de la société. C’est ainsi que la Loi de transition énergétique met notamment l’accent sur le rôle des citoyens et des collectivités territoriales dans la mutation du modèle énergétique (facilitation de l’investissement participatif dans les projets d’énergies renouvelables locales, soutien financier à la rénovation individuelle des logements, dispositif Territoires à énergie positive pour la croissance verte, etc.).
L’accompagnement de la transition écologique : un enjeu de justice sociale et de démocratie
Pour être pérenne et équitable, la transition écologique doit être socialement juste et ne pas se traduire par un accroissement des inégalités. Par exemple en matière d’emploi, la réorientation écologique de l’économie implique une mutation profonde des filières d’activité et des compétences professionnelles, à la fois en ouvrant de nouveaux marchés d’avenir mais également en entraînant la disparition de certains secteurs. Face à ce constat, la notion de transition juste, c’est-à-dire une « transition vers une économie verte dont les inévitables coûts pour l’emploi et pour nos sociétés sont partagés par tous »5, monte en puissance sur la scène internationale depuis les années 90, sous la pression d’organisations syndicales et associatives. C’est ainsi que la transition juste figure dans le préambule de l’Accord de Paris de décembre 2015. En France, l’accompagnement des transitions professionnelles, la résorption de la précarité énergétique et plus généralement l’acceptabilité sociale des politiques de transition écologique demeurent un enjeu clé pour l’action publique.
Pour impliquer et entraîner l’ensemble des acteurs de la société, la transition écologique doit s’accompagner d’une mise en débat démocratique afin de devenir un objectif véritablement partagé. Dans la lignée de la convention d’Aarhus de 1998, la France poursuit la démocratisation du dialogue environnemental non seulement au sein des instances de concertation avec les parties prenantes représentatives (Conseil national de la transition écologique) mais également en renforçant les dispositifs de participation et de débat public (ordonnance du 3 août 2016, charte de la participation, etc.). En outre, l’avènement des technologies numériques ouvre de nouvelles perspectives pour « mettre en démocratie » les trajectoires de transition, comme l’illustrent la consultation publique organisée sur la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages ou la co- construction de la loi pour une République numérique.
La transition comme passage à l’action
La société civile (citoyens, associations, entreprises, etc.) et les acteurs territoriaux (collectivités locales, etc.) contribuent pleinement à la transition à travers une grande diversité d’initiatives concrètes en matière d’alimentation (AMAP, jardins partagés, permaculture), de partage et de production (économie sociale et solidaire, monnaies locales, troc, éolien participatif, « fab-lab »), d’habitat (habitat participatif, auto-réhabilitation des logements énergivores), de reconquête de l’espace public, etc. Cette constellation d’actions citoyennes, le plus souvent à l’échelle locale, place la vie quotidienne au premier plan, en accord avec des valeurs de solidarité, d’inclusion et d’humanisme, de sobriété et de proximité, de justice sociale et environnementale, de partage équitable du pouvoir et de démocratie directe6. L’enjeu de la transition citoyenne est d’améliorer « ici et maintenant » le bien-être de la communauté tout en gagnant en autonomie et en développant le lien social de proximité7. Ces innovations, souvent de l’ordre de l’expérimentation, testent des alternatives adaptées au contexte local et, pour certaines, cherchent à essaimer pour avoir un effet transformateur.
L’exemple des villes en transition
Le mouvement international des Villes en transition, initié par Rob Hopkins au Royaume-Uni en 20068, en est l’un des exemples les plus avancés. Les Villes en transition visent à anticiper l’inéluctable pic pétrolier en passant d’une situation de dépendance aux énergies fossiles à une résilience des communautés grâce à des solutions concrètes mises en place à l’échelle locale par les citoyens et acteurs du territoire7. Cette dynamique s’appuie sur la certitude de la crise à venir pour repenser l’ensemble du système9, en rupture avec le modèle consumériste tout en redonnant un pouvoir d’agir à l’habitant sur son milieu dans une perspective de démocratisation environnementale7 (les communautés deviennent force de proposition).
Le développement durable face à ses faiblesses
Le développement durable est présenté comme un horizon nécessaire et commun10 mais, dans le même temps, il est perçu comme impuissant à inverser et même à freiner des évolutions mondiales11. Cette désillusion s’explique notamment par l’ambiguïté sémantique du concept et de sa définition (durable versus soutenable, subjectivité de l’équilibre entre les dimensions environnementales, sociales et économiques, incertitude quant aux besoins des générations futures, tension entre durabilité faible et durabilité forte…) et du caractère mouvant de ses acceptations successives12 (cf. schéma).
Évolution des acceptations du concept de développement durable au fil du temps (Jégou, 2007)
Si ce flou conceptuel a favorisé une appropriation très large du terme de développement durable, il a facilité la récupération et le détournement marketing, certains s’en réclamant pour légitimer des politiques existantes ou des intérêts particuliers13. Plus généralement, plusieurs acteurs regrettent l’affaiblissement de l’aspiration initiale de transformation systémique de nos sociétés que portait le projet de développement durable14 et qui se traduirait finalement par une perpétuation du modèle économique classique, un manque d’ambition écologique, une prise en compte insuffisante de la dimension sociale et culturelle, etc. En fin de compte, le vocable de développement durable ne ferait que déplacer la problématique des approches et intérêts divergents15 -notamment vis-à-vis de la croissance-, du stade des discours généraux et consensuels vers l’étape de la mise en œuvre où les dissensus ressurgissent, ce qui expliquerait en partie les difficultés de traduction des principes de développement durable en réalisations concrètes.
Opportunités et défis de la transition
Dans ce contexte de remise en question du concept de développement durable, la notion de transition met l’accent sur un passage à l’acte rapide à travers des initiatives concrètes et des démarches citoyennes locales. La diversité des expérimentations est conçue comme un gage de résilience et d’adaptation aux contextes locaux. La transition écologique et solidaire permettrait ainsi d’accélérer le changement de système en osant de nouvelles voies et en engageant directement les citoyens7. Les promoteurs du terme de transition le revendiquent comme étant plus opérationnel, plus concret et finalement plus efficace que le « concept mou » du développement durable.
Pour autant, l’engouement pour le terme de transition ne doit pas occulter les enjeux et défis qu’elle soulève.
Certains sont similaires à ceux déjà rencontrés par le développement durable notamment l’effectivité de la transformation du modèle économique et sociétal ainsi que le flou conceptuel et la récupération abusive. La mise en œuvre de la transition doit encore faire la preuve de son opérationnalité et de la capacité des innovations sectorielles à changer d’échelle et à « faire système ». Enfin, se pose la question de l’intégration de cette approche dans un cadre international toujours très axé sur le développement durable.
Si la transition écologique et solidaire parvient à éviter ces écueils et résoudre les questions non résolues du développement durable, elle pourrait alors être l’occasion de bâtir collectivement un nouveau contrat de société, véritablement équitable et respectueux de l’environnement.
Références :
1. Bourg D. & Papaux A. (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Article ‘Transition’, 2015.
2. Tremblay L., Gouvernance des transitions vers la durabilité, 2011.
3. Boutaud A., La transition : l’après développement durable ?, Revue de prospective territoriale M3, n°4, 2013.
4. Geels, F.W., ‘Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes: A multi-level perspective and a case-study’, Research Policy, n°31, 2002. Loorbach, D.,Transition Management: new mode of governance for sustainable development, 2007.
5. Bureau international du travail, Changement climatique et travail: l’objectif d’une «transition juste», Journal international de recherche syndicale, 2010, Vol. 2.
6. Canabate A., Éléments de réflexion sur les initiatives de transition en temps de crise : limites et portées des créativités communautaires, Colloque de Cerisy Quelles transitions écologiques ?, 2015.
7. Laigle L., De la résilience sociétale à la transition écologique, in Société résiliente, transition écologique et cohésion sociale : études de quelques initiatives de transition en France, Etudes & Documents, 2015.
8. Hopkins R., Energy Descent Pathways :evaluating potential responses to Peak Oil, 2006.
Hopkins R., Manuel de transition de la dépendance au pétrole à la résilience locale, Écosociété, 2010.
9. Semal L., Militer à l’ombre des catastrophes : contribution à une théorie politique environnementale au prisme des mobilisations de la décroissance et de la transition, 2012.
10. Rumpala Y., De l’objectif de développement durable à la gouvernementalisation du changement, Politique européenne, 2011/1 n° 33.
11. Jegou A., Les géographes français face au développement durable, L’information géographique n°71, septembre 2007.
12. Theys J., Le développement durable face à sa crise : un concept menacé, sous-exploité ou dépassé ?, Développement durable et territoires, Vol. 5, n°1, 2014.
13. Godard O., Le développement-durable, une chimère, une mystification ?, Mouvements N°41 septembre-octobre 2005.
14. Zaccai E., 25 ans de développement durable, et après ?, PUF, 2011.
15. Rumpala Y., Développement durable : du récit d’un projet commun à une nouvelle forme de futurisme ?, A contrario, 2010/2.
(Source : Commissariat général au développement durable /Théma – Télécharger le rapport)
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