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La mésologie ou le sens de notre relation au monde. Cerisy reçoit Augustin Berque

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Sentinelle du futur, le Centre culturel international de Cerisy a toujours capté les tournants collectifs : Gide, Bachelard, Jankelevitch, Malraux, Habermas, Deleuze ou Derrida y ont partagé leurs visions. Ici on cherche à saisir la mouvance des biens communs, du numérique, des nouvelles formes du travail ou des territoires résilients (thème d’un prochain colloque). 700 colloques se sont tenus dans ce haut lieu de la prospective depuis plus de cinquante ans. Fin août c’est la science des milieux ou mésologie qui a réuni plus de soixante-dix auditeurs et intervenants. Un levier formidable pour convertir nos relations. 
Photo : Augustin Berque ©UP’ Magazine
 
Des cyborgs au château de Cerisy-La Salle ? Oui, des automates humanoïdes rodent dans les esprits de ceux qui séjournent au Centre culturel international du Cotentin. On les imagine, on les redoute, on en discute… cette semaine plus que jamais, puisque dans ce haut lieu d’échanges sur « le monde qui vient », cohabitent deux colloques : l’un sur la mésologie ou science des milieux, l’autre sur les cimetières de Normandie. Le corps est ici le maillon-clé : allons-nous garder cet attribut périssable, limité et encombrant ? Ou bien les techniques vont-elles lui supplanter un « cyborg synthétique » ?
Déjà les pratiques mortuaires sont confrontées à une dématérialisation des défunts (crémation oblige)… et nos modes de vie se réduisent à des fonctionnalités automatiques… Le mouvement technique est-il en train de nous désincarner ? Dès lors serons-nous encore des humains ? Cet Homo deus décrit par Yuval Noah Harari (1), doté de capacités augmentées par les algorithmes sera-t-il un être froid, dénué d’empathie et de conscience ? La question est vive pour les passionnés d’écologie, d’hybridation, d’habitats qui se sont réunis ici à Cerisy autour d’Augustin Berque, géographe bien connu pour son œuvre entière dédiée aux paysages, aux interfaces, aux modes relationnels, bref à la mésologie.
 

Virage relationnel

Tranquille et souriant, l’orientaliste qui a vécu longtemps au Japon et fête ces jours-ci ses 75 ans, a beaucoup à dire sur notre avenir : « S’il y a un sens dans le monde, celui-ci ne peut résider que dans notre relation au monde ». A l’heure du numérique, de la connexion généralisée, de la robotisation des tâches, la proposition intrigue. La modernité serait-elle en train de se réinventer ?
« Le dualisme et le regard scientifique objectif évacuent la relation : on parle d’environnement comme d’une chose vue ‘de nulle part’, alors qu’il nous faut rétablir la réalité plus vaste de notre appartenance aux choses », propose Augustin Berque qui porte notre attention sur les liens que nous tissons avec nos milieux de vie. Avec son dernier opus juste paru, intitulé « Là, sur les bords de l’Yvette – Dialogues mésologiques«  (2), il fait une pédagogie accessible à tous de ce « virage relationnel » qui peut nous sortir des nombreux écueils de l’écologie : « Entre les êtres vivants et leur milieu, il y a une interaction perpétuelle, d’où résulte une adéquation mutuelle entre l’être et son milieu » explique-t-il, dans cet essai, à son interlocutrice, sa petite-fille Mélissa. Il fait surgir les figures qui ont étayé la science mésologique : non seulement le biologiste du XXe siècle, Jakob von Uexküll, ou le philosophe japonais TetsurōWatsuji, mais aussi l’ethnologue André Leroi-Gourhan, qui apparaissent sous forme de prosopopées. Le procédé est drôle et logique : les êtres du passé contribuent au bain culturel dans lequel nous formons notre cerveau et évoluons…

La nature n’est pas hors de nous !

Le colloque organisé cette fin d’été à Cerisy démontre que la mésologie n’est pas une vieille dame endormie du XIXe ! Sa portée politique vient percuter le cadre écologique qui fait perdurer l’extériorité de la nature. « Dans la société moderne, nous avons perdu la dimension vitale à la terre », estime Catherine Larrère qui constate que les théoriciens de l’éthique environnementale ont laissé de côté la dimension relationnelle. Elle cite Aldo Leopold : « Il me paraît inconcevable qu’une relation éthique à la terre puisse exister sans amour, sans respect, sans admiration pour elle, et sans une grande considération pour sa valeur (3) ». La philosophe explique combien le moment saisi par Leopold, quand il voit mourir une louve au milieu de ses louveteaux (raconté dans son Almanach) est une prise de conscience de la communauté vivante. « Il comprend l’insertion de l’animal qui va bien au-delà de l’interdépendance, ajoute-t-elle. Il prend la mesure de sa place, de sa signature au monde ».
Pour Catherine Larrère, on est très loin d’une expérience romantique à la nature (comme chez Chateaubriand, Rousseau ou Thoreau) qui ramène aux sentiments intérieurs. Leopold vit avec les êtres sauvages comme avec des personnes. Il se sent responsable de la santé de la terre, qu’il conçoit comme capacité de renouvellement. Il se donne un guide : la beauté. « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse ».
 Ainsi se résume l’héritage d’Aldo Leopold. Et la beauté n’est jamais objectivable, insiste Catherine Larrère, qui considère donc qu’il nous faut désormais conjuguer l’« écologie à la première personne, pour habiter la terre ». Un thème qui inspire son dernier livre « Bulles technologiques » (4) très éclairant. Tout devient très concret quand on apprend que la Charte mondiale de la nature proclamée par les Nations unies en 1982, stipule dans son article 15 que « Les connaissances relatives à la nature seront largement diffusées par tous les moyens possibles, en particulier par l’enseignement mésologique qui fera partie intégrante de l’éducation générale. »

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Quand la carte remplace le territoire : la religion du « dataisme »

Encore faut-il que nos sociétés hyperindustrielles n’en viennent pas à confondre la carte et le territoire, le réel et son modèle, les faits et les fake news…  

LIRE AUSSI DANS UP’ : « Fake news : le juteux marché du mensonge organisé »

Car la tendance est forte à focaliser l’attention sur les artéfacts. La raison en est simple « On ne comprend que ce que l’on a fabriqué » a prévenu John Von Neuwann. Ce constat a conduit depuis 1945 à développer des systèmes artificiels de gouvernance que la cybernétique a largement configurés. La capture d’information systématique nourrit les big data qui colonisent tous nos champs d’existence : la mobilité, les habitats, l’éducation, l’agriculture, la santé… et nos imaginaires (jeux vidéo, réseaux sociaux, pornographie…). Leurs infrastructures sont privées : et c’est bien la première fois dans l’histoire que nos interfaces sont dans les mains des entreprises (GAFA). C’est le dataisme décrit par Yuval Noah Harari (5) qui connecte toujours plus de médias rattachés à un système d’informations global. Pas de surprise à découvrir que ce mouvement a la consistance d’une nouvelle religion « qui  nous explique que l’univers entier n’est qu’un flux de données ». Dans son excellent livre, « La religion industrielle  » (6), Pierre Musso décrit avec force le « grand théâtre usinier » au sein duquel, la mainmise sur le temps, la nature et les corps accouche de la révolution managériale. « L’horloge a dissocié le temps des événements humains », souligne le philosophe. Et de citer Erich Fromm : « L ‘homme a fait de lui-même un Dieu parce qu’il a acquis la capacité technique de procéder à une « seconde création » du monde » (7).
Etonnamment  cela résonne avec le démon que décrit Augustin Berque. Tout a commencé, selon lui, avec cette folle idée d’un Dieu qui s’institue lui-même sur le Mont Horeb. Le « Cogito ergo sum » de Descartes procède de la même idéalité : exister sans avoir besoin d’aucun lieu, ni d’aucun lien, explique le géographe. Cette pensée substancialiste est inconcevable en Orient, dans un pays comme le Japon. Elle nie la relation qui est pourtant instituante. Dès lors, les animaux peuvent être considérés comme des machines et rien ne vient contenir l’hubris.
 
Une autre déviance concerne l’individualisme, cette vision moderne d’une existence qui peut s’instituer elle-même, en étant sa propre origine. Or physiologiquement, cela est faux : le petit d’homme voit son cerveau immergé dans le monde symbolique. Il se forge toujours dans un univers culturel, faisant de toute réalité un ensemble éco-techno-symbolique. « Nier cet héritage, c’est fermer la conscience et installer un « manque à être » qui pousse à la consommation frénétique et addictive », estime Augustin Berque.

Repenser la machine, dans sa relation à l’homme et à la nature

Pour autant, le mésologue Berque n’a pas d’hostilité pour la technique. Aucunement. Il ne prêche d’ailleurs pas la décroissance, pensant que nous pouvons considérablement faire croître les richesses immatérielles.
Présent à Cerisy, Alain Kaufmann, directeur de l’interface sciences- société de l’Université de Lausanne a exploré les effets de la mésologie sur le concept d’Anthropocène. « Le fait que l’émergence de ce concept et la controverse qu’il suscite soient quasiment concomitantes avec la montée en puissance du discours transhumaniste constitue un facteur de dramatisation dans l’interrogation des rapports entre technique, pensée écologique et agencements politiques », estime le biologiste-médiateur. L’opposition souvent formulée entre un « bon Anthropocène », occasion d’une amplification d’un délire de maîtrise, et un « mauvais Anthropocène » censé nous inciter à interroger l’hubris de la modernité, constitue un moment de bifurcation cosmopolitique qui interroge toutes les disciplines des sciences humaines et sociales ainsi que des sciences de la nature ».
 
Vif et créatif, le philosophe Ludovic Duhem (8), enseignant à l’École Supérieure d’Art et de Design d’Orléans (ESAD), prend la balle au bond et insiste pour regarder les objets techniques comme des « médiations » entre le monde naturel et le monde humain.
L’avènement de l’Internet et plus généralement l’interconnexion des grands ensembles industriels des technologies de l’information et de la communication peut être regardé comme une nouvelle phase de la sensibilité humaine. Plus qu’un simple changement dans l’histoire des techniques, il s’agirait d’une nouvelle manière de sentir et de faire sentir ce qu’est la relation de l’homme au monde. Autrement dit, ce que l’on appelle depuis la fin du XXe siècle la « mondialisation » serait moins une internationalisation des échanges (économiques, politiques, artistiques) qu’une réticulation du monde.
Selon Ludovic Duhem, « Avec la convergence des technologies NBIC, notre époque accomplit une transformation radicale des conditions de notre existence. Notre environnement, notre corps, notre esprit, sont pris dans un « devenir cyborg ». Initiée par la modernité, cette « cyborgisation » est la mise en question de la fin de l’homme, c’est-à-dire de la limite, de la destination et de la finitude que l’on assigne traditionnellement à ce qu’il est et à ce qu’il fait.
Pour comprendre un tel enjeu, il semble décisif d’interroger le « transhumanisme », au-delà de la mythologie du progrès et de l’idéologie de la performance qu’il incarne. Or la mésologie permet justement de dépasser l’alternative entre humanisme et technicisme, humanisme et naturalisme. Ludovic Duhem va jusqu’à proposer « de considérer le transhumanisme comme l’exigence d’un humanisme non anthropocentrique ; à condition toutefois de repenser la machine, dans sa relation à l’homme et à la nature, en s’appuyant sur la technologie de Simondon ». Nul doute que la perspective dérange et bouscule…
 
 
 
 
 
 
 
 
(1) Yuval Noah Harari, « Homo deus Une brève histoire de l’avenir » , Albin Michel 2017
(2) Augustin Berque, Là, sur les bords de l’Yvette – Dialogues mésologiques, Editions Eoliennes, 2017
(3) Aldo Leopold, « L’almanach d’un Comté des sables  » (1949)  ; « La conscience écologique, » Editions Wildproject, 2013et  « Pour la santé de la terre », éd. José Corti, coll. Biophilia, 2014
(4) Catherine et Raphael Larrère, « Bulles technologiques », Edition Wildproject, 2017
(5) Yuval Noah Harari, « Nous sommes capables de remodeler la vie, », propos recueillis par Thomas Malher, Le Point, n°2347, 31 aout 2017
(7) Erich Fromm, Avoir ou être, Robert Laffont, 2004
(8) Auteur du livre « Faillite du capitalisme et réenchantement du monde », L’Harmattan, 2006​ 
 
 

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