À l’heure où ces lignes sont écrites, personne ne sait définitivement qui sera le prochain président des États-Unis. Des millions d’Américains soutiennent Trump malgré quatre années de mandat qui ont ressemblé, de ce côté du monde, à une étrange pantalonnade. Une large part de l’électorat américain soutient fermement ce qui apparaît comme une extrême droite, nationale-populiste, remuante, et sans compétence réelle. Vu de ce côté de l’Atlantique, cela ressemble à un mystère. Comment expliquer ce courant qui embrasse des vues extrêmes et souvent bizarres, portées par un personnage inquiétant devenu si populaire ? Ces questions, on ne se les pose pas seulement aux États-Unis. En Europe aussi, des phénomènes analogues se produisent et interrogent. Trump a révélé un signal qu’il faut prendre au sérieux. Il est le symptôme d’une force qui ne cesse de s’installer dans la durée et pourrait perdurer bien au-delà de Trump : les autoritaristes.
Comment comprendre le succès énigmatique de Trump et surtout les soutiens qu’il agrège en bouleversant toutes les lignes démographiques qui délimitent habituellement les candidats : l’éducation, le revenu, l’âge, et même la religion ? Plus étrange encore que la présence de Trump au sommet du pouvoir américain, est la libération de la parole. Comment comprendre ces masses immenses de partisans du milliardaire américain, qui vont au-delà de lui dans l’outrance, et prennent des positions jamais vues de mémoire d’Américain. Un sondage pour CBS News révélait que 75 % des électeurs républicains soutenaient l’interdiction des musulmans aux États-Unis. Un autre sondage de PPP révélait qu’un tiers des électeurs de Trump voulait interdire les gays et lesbiennes du pays. Ils sont 20 % à regretter que Lincoln ait libéré les esclaves !
Si la performance électorale de Trump semble avoir pris tout le monde par surprise, il se trouve tout de même un petit groupe de chercheurs moins surpris que les autres. Un groupe qui, à la frontière des politologues et des psychologues, faisait depuis une quinzaine d’années un parallèle inquiétant entre les facteurs qui ont jadis permis, en Europe, l’émergence rapide de chefs autoritaires aux idées extrêmes —Hitler, Mussolini— et des paramètres similaires aux États-Unis.
L’autoritarisme, une force politique latente
Parmi ces chercheurs, deux universitaires américains avaient vu venir le phénomène Trump dès 2009. Marc Hetherington et Jonathan Weiler avaient en effet publié en 2009 un livre qui suscite aujourd’hui un grand intérêt, Authoritarianism and Polarization in American Politics. Grâce à une série d’expériences et d’analyses de données électorales, ils étaient arrivés à une conclusion surprenante : ce qui structure la polarisation de la vie politique américaine, ce ne sont pas les variables traditionnelles souvent citées ou les systèmes de découpage électoral, ou le poids de l’argent des candidats. Non, ce qui structure la politique est une variable passée inaperçue mais qui touche pourtant un immense groupe électoral : l’autoritarisme (authoritarianism en anglais).
Les auteurs estiment qu’en se positionnant sur les valeurs traditionnelles de la loi et de l’ordre, le parti républicain a ouvert une brèche qui a attiré plus ou moins inconsciemment une vaste population d’Américains prônant des tendances autoritaires. Cette tendance s’est accélérée ces dernières années du fait des changements économiques et démographiques et notamment l’immigration. Elle atteint son apogée avec la crise du Covid-19. Cette tendance de fond a été activée brutalement et a fait émerger des groupes de plus en plus nombreux de citoyens recherchant un leader fort, capable de préserver le statu quo et éliminer les menaces qu’ils ressentent. Leur volonté est d’imposer un ordre à un monde qu’ils perçoivent comme étant de plus en plus étranger.
C’est sur cette tendance de fond que Trump a bâti sa popularité, en incarnant un leadership autoritaire des plus classiques : une autorité simple, puissante et punitive. Les électeurs voient en Trump celui qui incarne cette tendance, et le portent au pinacle, au point de faire imploser si ce n’est exploser le parti républicain lui-même, allant jusqu’à menacer les principes intangibles de la démocratie en annonçant d’emblée refuser les règles du scrutin si nécessaire.
Une démocratie en danger ? Le professeur de psychologie Bob Altemeyer vient de publier avec John Dean, un ancien avocat à la Maison Blanche Authoritarian Nightmare ; il explique dans une interview : «Si un sondeur demandait aux Américains s’ils préfèrent vivre dans une démocratie ou dans une dictature, 95 % des gens répondraient « démocratie ». Mais si un sondeur demandait plutôt : « Le gouvernement devrait-il avoir le droit de persécuter, voire de tuer, des personnes faisant partie de groupes qu’il juge être des ennemis de l’État, incluant certains journalistes ? », la plupart des Nord-Américains diraient non. Mais un nombre surprenant diraient oui ». Ces gens ne saisiraient pas la contradiction qui existe entre le fait de soutenir la démocratie et de soutenir un gouvernement qui agit de manière dictatoriale. Il s’avère que ces gens sont très nombreux, surtout aux États-Unis en ce moment, en particulier lors des rassemblements de Donald Trump.
Le psychologue enfonce le clou en donnant les résultats d’un sondage réalisé l’année dernière. L’une des déclarations auxquelles les sondés devaient répondre était : « Une fois que nos dirigeants gouvernementaux et les autorités auront dénoncé les éléments dangereux de notre société, il sera du devoir de chaque citoyen patriotique d’aider à éliminer la pourriture qui empoisonne notre pays de l’intérieur. » La plupart des partisans de Trump (52 %) étaient d’accord avec cette affirmation, alors que presque tout le monde était fortement en désaccord. « Cette déclaration, en passant, va plus loin que de simplement laisser le gouvernement construire des camps de concentration, enfermer ses ennemis dans des goulags et les torturer à mort. L’accepter signifie que la personne qui participe au sondage dit qu’il serait de son devoir de prendre part à la répression. Dans les faits, elle dit : « Où dois-je m’inscrire ? » précise Bob Altemeyer.
Trump est un révélateur
Les autoritaristes, qui font masse dans l’électorat américain, ont trouvé dans Trump le leader idéal, suffisamment fort pour défier les menaces avec vigueur, voire brutalité. Un leader aux caractéristiques totalement différentes de celles que l’on connaît dans la politique américaine, capable de bousculer toutes les normes de l’acceptabilité.
Trump est le révélateur d’un mouvement tectonique extrêmement puissant. Pour les politologues qui ont mené cette étude, Donald Trump pourrait être juste le précurseur de nombreux autres Trump dans la politique américaine. Le président à la chevelure orange a tracé un sillon qui sera durable et demeurera même si Biden est élu, pronostique sur France-Info le politologue Bertrand Badie. Un sillon profond, qui n’est pas l’apanage des États-Unis.
Intrigué par ce phénomène révélé il y a près de douze ans par les deux universitaires, le magazine Vox avait voulu approfondir la question en menant, en collaboration avec l’institut de sondage Morning Consult et d’autres médias de Washington, une grande enquête. Les résultats qu’ils ont obtenus sont stupéfiants.
Ce qui apparaît avec une clarté remarquable est que Trump est incontestablement un symptôme : celui de la montée de l’autoritarisme. Ce n’est pas Trump qui est remarquable, mais ce qu’il révèle.
Qu’est-ce que l’autoritarisme ?
Comment les gens viennent-ils à adopter, en si grand nombre et si rapidement, les opinions politiques extrêmes qui semblent coïncider avec la peur des minorités et avec le désir d’un leader fort ?
Pour répondre à cette question, les théoriciens étudient non pas les leaders eux-mêmes, mais plutôt le profil psychologique des personnes qui, dans les bonnes conditions, désireront certains types de politiques extrêmes et chercheront des leaders forts pour les mettre en œuvre.
Selon l’Australienne Karen Stenner, professeur en psychologie politique, et auteure d’un livre devenu référence, The Authoritarian Dynamic, il existe des sous-ensembles d’individus qui développent des tendances autoritaires latentes. Ces tendances sont « activées » ou déclenchées par ce qu’elles considèrent comme des menaces physiques ou des menaces mettant en péril la société. Dans ces circonstances, ces individus, quelle que soit leur appartenance sociale ou politique antérieure, sont conduits à désirer et soutenir des politiques extrêmes et des leaders forts. Comme le résume Jonathan Haidt, de l’Université de New York : « Dans le cas d’une menace, ils appellent à fermer les frontières, à jeter dehors ceux qui sont différents et punir ceux qui sont moralement déviants. »
Au-delà des clivages habituels
Pour les politologues, ce que l’on peut nommer les « autoritaristes » constituent un véritable ensemble qui existe indépendamment de Trump ou d’un leader spécifique, qui se situe à un autre niveau que celui des habituels clivages ou familles politiques mais qui persistent comme une force latente dans la société. Ce qui les caractérise principalement est leur recherche d’un ordre dans le chaos du monde. Toutes les situations qui représentent un danger pour le maintien de cet ordre (diversité, afflux d’étrangers, dégradation perçue de valeurs anciennes, etc…) sont vécues comme autant de menaces qu’ils ressentent personnellement et qui compromettent leur sécurité la plus élémentaire.
Dans ce cas, sans tenir compte de catégories idéologiques ou partisanes traditionnelles, ils affluent vers celui qui saura, par la force de son tempérament et des actions décisives, les protéger de ces menaces. Donald Trump joue ce personnage à tel point qu’il en est devenu l’incarnation archétypale, l’entretenant avec délectation en soufflant sur les braises du chaos.
Pour Karen Stenner, « autoritarisme » ne doit pas être confondu avec « conservatisme ». Cette confusion serait la raison pour laquelle les analyses politiques traditionnelles n’auraient pas vu venir le phénomène Trump. Le conservatisme se définit par une aversion à l’égard du changement ; c’est un mouvement qui peut englober des individus d’ethnies et de religions différentes, pour autant qu’ils entrent dans le cadre des « valeurs traditionnelles ». Alors que l’autoritarisme se définit par une aversion à l’égard de groupes perçus comme responsables de cette menace : il ne s’agit pas, à proprement parler de racisme, mais plutôt du ciblage d’un bouc émissaire du moment.
La caractéristique principale de ce groupe des « autoritaristes » est qu’il est transpartisan. Il se situe au-delà du clivage gauche-droite, et recrute ses partisans sur les franges de droite comme de gauche des échiquiers politiques. Aux États-Unis, ce groupe polarise la vie politique au-delà de la distinction entre républicains et démocrates.
Une force considérable passée inaperçue
Plusieurs chercheurs ont essayé de comprendre pourquoi ce groupe de citoyens ne s’est pas manifesté plus tôt, pourquoi est-il passé presque inaperçu alors qu’il possède une taille considérable. Comme ils n’émergent pas facilement des sondages par des questions telles que « avez-vous peur des musulmans », des politologues comme Stanley Feldman ont donc commencé dans les années 1990 à poser des questions plus pointues, telle que « qu’est-ce qui est le plus important pour un enfant : être indépendant ou avoir du respect pour les aînés ? ». Des questions qui, par fragments, tentent de dégager un portrait impressionniste des valeurs par lesquelles une personne se définit. C’est de ces sondages que s’est dégagée l’image d’un courant de fond « autoritariste » passé inaperçu et qui n’aurait attendu que les bonnes circonstances pour être « activé ».
Combien sont-ils ? Le magazine Vox avait tenté de répondre à cette question dans une enquête publiée au moment de l’élection de Trump pour son premier mandat. Il s’en dégage que 44% des Blancs se retrouvent dans les cases « beaucoup » ou « très » autoritaristes, mais qu’ils ne votent pas tous —ou plus précisément, que leur vote sera orienté s’ils perçoivent, ou non, une menace. Or il se dégage justement, aujourd’hui, qu’ils sont plus nombreux à avoir beaucoup plus peur de l’État islamique, de la Russie ou de l’Iran que d’un accident de voiture, par exemple. Ils sont aussi plus nombreux à avoir peur du changement social : 44% définissent le mariage gay comme « une menace pour le pays ». Ils sont surtout républicains —mais un tiers seraient démocrates. Il s’agit, en bref, d’un mouvement « qui existe indépendamment de Trump », écrit la journaliste Amanda Taub dans Vox : « Ce qui veut dire que Donald Trump pourrait être le premier de plusieurs Trump en politique américaine, avec des implications profondes pour le pays ».
Sans nul doute, cette analyse n’est pas exclusive aux États-Unis. Les mouvements autoritaristes émergent partout en Europe et dans le monde ; en France, le Rassemblement national qui cherche à cristalliser ce courant latent, occupe une part importante de l’électorat. Ce que ces études enseignent c’est le caractère latent de ces mouvements. Ils ne sont pas forcément conduits par les personnalités politiques (elles ne sont que des « déclencheurs »), ces forces ne peuvent s’inscrire sur les échiquiers politiques traditionnels (elles sont sous-jacentes), ni dans les catégories dans lesquelles on les place habituellement, par facilité, comme le populisme par exemple (le populisme est la haine des élites ; or le milliardaire Trump en est le parangon), leurs réactions sont imprédictibles car elles participent de la logique du chaos plus que de celle de la raison. Avec les crises qui se télescopent —économiques, sanitaires, des migrants, des États-nations, des partis politiques, du terrorisme islamiste— les conditions chimiques de la précipitation de ce composant latent apparaissent plus que jamais réunies.
Qui rêve aujourd’hui encore de l’Amérique en dehors de Jo Dassin