Au début de l’été 2021, deux chiffres sont tombés comme deux coups de tonnerre. D’un côté, pour plus de 90% des Français, il apparaît qu’« il n’est plus possible de débattre sans que cela ne tourne aux dialogues de sourds, voire à l’affrontement »*. De l’autre, le taux d’abstention aux élections régionales atteint les deux tiers. Un record sous la Ve République, tous scrutins confondus.
Des chiffres colossaux
Ils sont le symptôme, au mieux, d’une indifférence ; au pire, d’une défiance à l’égard de la démocratie : une quasi-unanimité des citoyens ne savent plus vers où se tourner pour assister ou participer à un échange de paroles constructif, tandis que 67% d’entre eux – 87% des 18-24 ans – fuient les urnes.
Deux faits liés
La vie démocratique a besoin de la pratique du dialogue pour que chacune et chacun se forge, dans la cité, des avis sur les grandes questions et raisons d’agir, qui se traduisent en votes.
La pratique du dialogue cultive la relation dans les lieux mêmes où il y a des désaccords. Car les désaccords ne conduisent pas fatalement à rompre la conversation : par le dialogue, les choix s’éclairent, les positions peuvent évoluer, se nuancer, le point de vue de l’autre se comprendre. Au contact des autres, l’envie peut ressurgir de co-élaborer des décisions ajustées au mieux. Plutôt que de se limiter à des cercles de semblables, on cherche la rencontre du différent, on affronte les différends. Ce faisant, il s’agit de se penser en charge d’un destin collectif plutôt que de rejeter toujours sur l’autre la responsabilité des difficultés.
L’essentiel ici à comprendre est que tous ces effets – de finesse, d’ajustement mutuel, de désir de s’engager, de se sentir concernés – trouvent leur source dans l’échange de paroles. Le dialogue des différences n’est pas la cerise sur le gâteau de la démocratie, il en est la recette constitutive. À le dénier, à détourner notre attention sur des causes conjoncturelles – le Covid, le déconfinement, l’été, la méconnaissance des compétences des collectivités, le mode de scrutin, le personnel politique – on se prive d’un diagnostic du problème et donc d’une action efficace vers des solutions.
Les solutions pour plus et mieux dialoguer sont à la fois simples et exigeantes
Simples, et elles existent. On les voit réussir, mais trop souvent dans des circonstances confidentielles. Elles ont leurs praticiens et praticiennes sur le terrain. Elles se déclinent sous de multiples formes, qu’on appelle discussions à visée philosophique, débats mouvants, discussions orientées vers l’accord, problématisations de questions socialement vives, créations collectives sur des sujets controversés, ou encore « ZigZagZoom » – une initiative récente faisant se rencontrer, sur des questions clivantes, trois positions « oui » et trois positions « non », devant un public posant des questions. Il suffirait que les grands médias s’en inspirent pour obtenir un saut qualitatif magistral.
Exigeantes, car il est impératif qu’elles se démarquent de l’existant, puisque les controverses, omniprésentes dans l’espace public, et les débats d’experts, incessants, se déversant par dizaines de milliers d’heures sur les médias, voire les « grands débats » déployés pendant des mois sur tout le territoire, n’empêchent pas le résultat, décevant, que… 90% des Français sont persuadés qu’on leur délivre un dialogue de sourds ou un affrontement, dont ils sont insatisfaits.
Les Grecs anciens avaient une conscience aiguë, à la fois de la mortalité des démocraties, et de la place centrale de la discussion en démocratie. Thucydide fut l’historien des deux phénomènes. D’un côté, il se consacra à la description minutieuse de la guerre du Péloponnèse qui signa, à la fin du Ve siècle, le déclin de la démocratie Athénienne. Et de l’autre, il rendit compte, copieusement, d’échanges de paroles parmi les Grecs, et fit dire aux Athéniens, comme en testament : « Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairés sur ce qu’il y a à faire ».
Là où meurt la discussion, meurt la démocratie ; là où meurt la démocratie, meurt la discussion. Pour que cette loi ne connaisse pas le même destin qu’à Athènes, il faut prendre acte de la double déroute à la fois de nos modalités de dialogue dans l’espace public et de notre participation aux élections. Et de façon constructive, il faut donc s’attaquer aux pratiques profondes de l’une et de l’autre, en allant au bout de la remise à plat, lucide et agissante, de nos formes dominantes de dialogue, notamment sur les médias, et de participation politique.
Cyrille Bombard, médiateur sociétal
Sylvie Bouchet, coach en entreprise
Thibault Clément, professeur de philosophie
Julie Delille, étudiante RSE
Olivier Fournout, enseignant-chercheur, sociologue et sémiologue
Cédric Jolivet, animateur de dialogues et coordinateur GlobeConteur
Johanna Legru, responsable diversité en école d’ingénieur
Sonia Perelroizen, startupeuse
* Sondage Ifop/Flint, 18 juin 2021
Image d’en-tête : Thucydide (vers 460-397 av. J.-C.)