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arts et culture

Alain Kleinmann, les palimpsestes de la mémoire

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Le titre était facile car ils l’ont tous dit, d’Aragon à Jack Lang ou Peter Samis, en passant par Alain Finkielkraut, Elie Wiesel ou Georges Moustaki ! « L’incarnation d’un mythe de la mémoire, d’une mémoire collective » pour Pierre Restany, critique d’art, théoricien de l’école des Nouveaux Réalistes ; « Une somptuosité chaleureuse comme un don » pour l’artiste peintre Hastaire, ennemi du poncif,…

Le travail d’Alain Kleinmann vacille tranquillement entre le mystère des « traces subtiles de l’absence, du silence des voix qui se sont tues à jamais » (1) et un « clair-obscur de la toile tissant la trame de notre climat intérieur »(2) pour une rêverie variant du diaphane, de la transparente, au sépia ou aux couleurs brunes, bleues, tracées au pinceau ou à la brosse. Paule Pérez, philosophe, psychanalyste et amie du peintre dit de lui : « Alain Kleinmann peint par générations de toiles autour d’une idée qui le tient – thème, état, objet, photo, petit reste ou lambeaux, matériaux de récupération, architecture, ou même plaisanterie – et une idée va donner lieu à une série de cinq, dix, vingt oeuvres à la fois différentes et parentes, traduisant ensemble un « moment’ de l’artiste ». 

UP’ a eu le privilège de partager un de ses moments, dans son atelier du centre de Paris où chaque oeuvre transpose mémoires et extraits de vies du passé dans un quotidien liant apparitions et disparitions pour une perception intemporelle.

Alain Kleinmann, quel est le thème commun de vos oeuvres ?

Alain Kleinmann : On dit généralement qu’il s’agit d’un travail sur la mémoire, ce qui est juste. Mais le bémol c’est que le seul thème réel de la peinture, c’est la peinture elle-même. C’est-à-dire en éclairant uniquement le côté thématique, on omet la partie la plus essentielle du travail soit le travail sur les couleurs, les formes, les matières, les espaces ; et je suis persuadé qu’au fond des choses, la motivation d’un peintre vient de l’élaboration de son langage qui se fait essentiellement sur sa relation à la peinture elle-même. Ceci dit, en ce qui me concerne, car il y a des peintures plus abstraites, ou avec moins de sens, il est certain qu’une des motivations humaine ou historique ou psychologique est de travailler autour de la mémoire ; c’est aussi lié à la génération dans laquelle je suis né.

Travailler sur la mémoire est-il un acte de projection vers le futur ?

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AK : Oui, effectivement : pour qu’un arbre ait des fruits, il faut d’abord qu’il ait des branches, un tronc et des racines et que l’idée de travailler sur la mémoire est une manière précisément d’élaborer solidement une idée de futur. Sinon, sans enracinement, ce sont des idées plus fragiles. Pour moi, il ne s’agit pas d’une activité passéiste, au contraire ! C’est une volonté de réfléchir au présent, au futur et en prospective.

Vos travaux donnent l’idée de vouloir faire sens. Est-ce que vous diriez, comme Braque, que « l’épreuve fatigue la réalité » ?

AK : Qu’est-ce que Braque appelle « l’épreuve » ? En faisant un peu référence aux Mathématiques, la vérité ou le théorème se construit dans l’épreuve ou par l’épreuve, c’est-à-dire par la démonstration, par l’expérience, par le cumul de moments antérieurs. De ce point de vue-là, l’épreuve fait la vérité. Et la fait vivre.
En peinture, par exemple, quelle est l’épreuve du peintre ? Je ne vois pas très bien… Le fait de peindre ? Le temps de travail ou la difficulté ?

Ne faisait-il pas plutôt référence aux épreuves de la vie ?

AK : On se retrouve donc là sur deux logiques parrallèles. Mais ce n’est pas une question d’épreuve mais plutôt une question de temps donné à l’un ou à l’autre. Si cela veut dire que tout temps pris pour une autre activité dans la vie manque à l’activité qui nous est essentielle, c’est sûr. Mais sont-ce des épreuves ? Il y a là des choses formidables, des joies, des choses complémentaires qui enrichissent la peinture…
Revenons plutôt à votre question initiale sur le « travail qui veut faire sens ». Car cela me tient très à coeur. Je trouve qu’un des vrais problèmes de la peinture contemporaine est « l’absence » justement, soit une sorte de vacuité où l’activité elle-même n’est plus au service d’éléments qui sont essentiels pour l’homme. C’est très ludique, superficiel, c’est souvent un jeu de valeur boursière, un jeu un peu externe à ce qui pourraient être des préoccupations profondes… Et, d’un seul coup, je trouve que tout le sens et la place historique de l’art change de position, qui devient une sorte d’affaissement de l’espoir de dire quelque chose.
Que veut dire le sens ? Toutes les définitions coexistent : le non-sens est un sens, comme le non-sens dadaiste ou surréaliste qui établit un nouveau sens et il y a un non- sens qui l’est beaucoup moins comme les grands « Mickey Mouse » de trois mètres de haut ou roses en plastique qu’on peut voir dans les foires d’art contemporain. Je ne vois pas du tout en quoi c’est beaucoup mieux que la figurine « Michey Mouse » de mon fils.
Je pense qu’on a donc le droit d’interroger la question du sens et vous avez raison en ce qui me concerne, je n’énonce jamais le sens de ma peinture définitivement puisque cela deviendrait un slogan et cela couvrirait tout espoir de recherche et d’investigation autour de cela. Mais je ne travaille dans l’idée quand même qu’au bout du compte il y a de l’espoir dans quelque chose que je pourrais trouver et qui serait à dire à l’autre. Si je n’avais pas ce sentiment et si je ne sentais pas ce moteur-là dans mon atelier, je ferais autre chose !

Justement, dans votre type de travail et votre amie Paule Pérez, Philosophe, l’a très bien écrit à plusieurs reprises dans certains de vos catalogues, on ressent cette sensation de calme, presque de murmure dans votre travail. Comment l’expliquez-vous, alors que certaions messages ne sont pas particulièrement apaisants ?

AK : Ceci explique peut-être cela ! Il y a d’une part une sensibilité personnelle, préférant le murmure aux cris, la suggestion à l’affirmation violente. Certains peintres préfèrent les couleurs franches d’un pot de peinture et hurler ce qu’ils ont à dire sur la toile. Moi, je suis sensible à la délicatesse et je trouve ce message plus puissant car la cicatrice reste plus émouvante que la plaie. Et en particulier, puisque je parle dans mon travail d’un moment de l’Histoire douloureux, je ne vois que cette manière-là d’en parler.
Sur une toile, beaucoup de matière, de la couleur et à côté, il y avait un dessin représentant le même sujet que je posais à côté dans les expositions. Et c’est comme si, en tant que peintre, j’étais entre ces deux figurations-là, comme si j’étais dans deux états : celui de la matière qui peut représenter la puissance et un état où juste le délié du sujet représenté comme une transparence. Il y a toujours dans une expression la suggestion que cela peut être dit autrement.

Je parlerai d’alchimie dans votre travail.

AK : En effet, c’est le bon mot car il s’agit bien d’alchimie de transformation de matières. Ou une mutation car une matière peut en devenir une autre. L’idée restant de fabriquer de l’or à partir de plomb.
La palette d’un peintre ce n’est pas uniquement les tubes de peinture, l’huile de lin, l’essence de térébenthine, les pinceaux,… mais chaque objet, parce qu’il reste porteur d’un certain sens et qu’il peut devenir un des éléments rentrant dans la composition d’une toile. J’ai donc testé un certain nombre d’éléments, de matériaux, à priori exogènes à la peinture mais qui, à postériori, s’y intègrent parfiatement. C’est un choix car tout matériau n’a pas ces qualités-là et j’ai donc fouiné en brocantes, marchés aux puces des fragments significatifs d’une vie d’un objet, d’une trace de quelqu’un ou de quelque chose,… une mémoire. Une mémoire qu’ils conservaient envers et contre tout : dans un vieux fauteuil, on y retrouve la forme de la personne qui s’y était assise. On retrouve la main d’un ancien propriétaire… En testant toutes ces découvertes, assez naturellement, c’est devenu une sorte de vocabulaire complémentaire de ma peinture. Ce qui m’a amené à une diagonale assez naturelle entre la sculpture ou le monde des objets à trois dimensions et la peinture, le monde des objets à deux dimensions.
Aujourd’hui je ne fais plus de différence de nature entre une peinture, un dessin, une sculpture, une aquarelle, une installation. Cela semble être de l’ordre du même vocabulaire pour essayer de cerner le même sujet.

Est-ce que vous diriez que l’art est comme la science, un acte de recherche ?

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AK : Non seulement je le dis mais c’est un de mes « dadas » ! Ma vraie formation est scientifique, ayant fait math sup, une maîtrise de maths, un doctorat de sémiologie sur la relation entre les langages formalisés en mathématiques et les langages naturels, j’ai toujours affirmé, contrairement aux idées reçues sur la nature de l’art qu’on croit fofolle, que c’est un outil de recherche au même titre que les sciences exactes. Par exemple, il y a une véritable histoire de l’art au même titre qu’il y a une histoire des sciences : en sciences, un théorème ne peut exister que s’il s’appuie sur les théorèmes historiques précédants et il permettra le développement du théorème suivant. Et historiquement, et dans la logique du langage. Et la peinture c’est exactement cela, on peut tout à fait démontrer que l’histoire de la peinture, la succession des mouvements, disons depuis la Renaissance italienne, rentre dans une réelle logique : un mouvement n’existe que parce qu’il est postérieur au précédant, qu’il reprend les
hypothèses, qu’il les tranforme, qu’il les interroge, qu’il les modifie, avec quelques épi-phénomènes : quelques fois, on voit un peintre être tout de suite sur un questionnement qui n’apparaîtra peut-être dans le rouage historique que deux siècles après. Une position comme une fulgurance ou un raccourci à la relation au futur si l’on peut dire, alors que le moteur d’histoire de l’art continue de fonctionner. C’est une vision qui ne plaît pas généralement à ceux qui vendent de l’art car le discours est toujours de dire qu’il y a un individu exceptionnel qui n’a ni père, ni frère, ni conjoncture historique et qui d’un seul coup trouve une forme et donc cela vaut des millions de dollars car c’est « hors Histoire ». Comme si un mathématicien tout seul, d’un seul coup et à lui seul, inventait l’ensemble des mathématiques ! Ce sont là de fausses idées et j’applaudis là votre vision de rapprochement entre art et science !

Un atelier de peintre est comme un laboratoire d’expérimentations…

AK : Les ruptures dans l’art ou dans la science sont comme dans une continuité, sans jeu de mots. Les découvertes sont des ruptures avec ce qui a précédé et ces ruptures ne sont pas forcément conscientes au moment où elles adviennent. Pour parler de rupture, il faut s’appuyer sur la comparaison avec ce qui précède. Même si au premier degré on prend la rupture comme une contre-position, c’est déjà une suite, une histoire. Rupture désigne des mouvements successifs et toujours dans une certaine logique.
Cela aide donc à démontrer qu’il y a donc une histoire en escalier comme le sont toutes les histoires scientifiques.
Parlons un peu de l’impressionisme : il s’agit d’une réaction contre le réalisme. Prenons Turner : il a accéléré la réaction, donc pressenti l’ensemble des hypothèses possibles tout seul et avant que cela ne se fasse sous forme de mouvement et de groupe historique. Il y a plusieurs exemples de personnalités historiques de ce genre : à aucun moment elles n’ont trahi l’histoire de la peinture ; elles l’ont accélérée.

Le rythme du monde évolue, donnant un caractère éphémère aux oeuvres artistiques : pensez-vous que l’art contemporain puisse disparaître ?

AK : D’abord l’art contemporain c’est à une époque donnée l’état de l’art à un instant T. On a donc un art contemporain maintenant, comme au XVIème siècle on en avait un.
Donc, en tant que tel, il n’y a aucune raison pour ça disparaisse puisque c’est l’état de la parole à un moment donné pour l’humanité. Quelle est la relation entre l’accélération du rythme des choses et sa relation au langage artistique ? On peut se dire que, puisqu’il y a une accélération du rythme, cela déclasse peut-être les relations profondes aux arts mais c’est peut-être aussi exactement le contraire : c’est quand les choses s’accélèrent et s’éparpillent qu’il y a besoin d’un récif, d’une colonne vertébrale, de points de repère qui permettent de réassoir sereinement et plus en profondeur la relation à la pensée, à la lecture, à la philosophie, à l’esthétique,… Rien ne dit que ces mouvements de société soient néfastes ou favorables à l’approfondissement des choses. Peut-être qu’il est un peu plus difficile d’être philosophe aujourd’hui car il y a surabondance de signes, il y a une telle innovation en feu d’artifice dans tous les domaines confondus, que pour en faire l’analyse structurelle ou exhaustive, …
Pour ce qui concerne la peinture, c’est un domaine plus précis qui est en interaction avec le situations contemporaines en général mais, en même temps, le travail du peintre échappe un petit peu par nature à tout cela. Il y a certains artistes dont le discours est d’être comme un reflet de cette surabondance d’informations, ce qui donne des créations rapides, éphémères, premier degré, zapping… Cela continue d’être une sorte de néo-pop-art inventé dans les années 60…
La modernité suscite aujourd’hui des milliers de peintres en activité, quel que soit le bonheur avec lequel ils réalisent leurs oeuvres.

Il s’agit donc de liberté de créer…

AK : Il y a là un questionnement à avoir. Normalement, on est libre mais pour être libre, il faut penser qu’on est un expert du domaine qu’on a l’autorité de dire « ça me plait » ou « ça ne me plait pas » et cela fait des années que je constate que les gens qui font à la FIAC par exemple, ne peuvent qu’applaudir puisque c’est l’art officiel qui est présenté.
On retombe sur la question de Marcel Duchamp de la pissotière mise dans un musée : à partir du moment où on met une pissotière dans un musée, puisque cela devient un objet de musée, les gens sont dans une situation psychologique de dire que c’est beau, important, culturel… On en est vraiment encore là ! Même si j’ai entendu à plusieurs reprises à la TV des journalistes oser dire que certaines oeuvres étaient la redite de mille choses déjà vues, avec un faux effet d’invention ou de contemporalité. Où est donc la liberté des galeries, et quid du système financier officiel de la Culture ?

Propos recueillis par Fabienne Marion

(1) Propos d’Elyette Lévy-Heisbourg
(2) Propos de Paule Pérez       

Catalogue raisonné 2014 ©Alain Kleinmann                                                                                                                                                            

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