Le confinement de mars-mai 2020 a été singulier car il a constitué d’une part un choc total ayant transformé notre mode de vie et d’autre part un épisode vécu comme isolé et temporaire. Le deuxième confinement intervient dans un contexte très différent puisqu’il entérine la durabilité de la crise sanitaire et la deuxième vague tant redoutée. Comment sera-t-il vécu ? Peut-on tirer des leçons du confinement du printemps pour affronter celui de l’automne ?
Le projet Faire face au Covid-19 (CoCo) a étudié la manière dont la population française a vécu l’expérience du confinement en France. L’enquête a utilisé un échantillon préexistant représentatif de la population : le panel longitudinal ELIPSS composé de 1 400 répondants. Le projet CoCo a transformé ce dispositif en un baromètre de l’expérience du confinement et du déconfinement entre avril et juin 2020.
Ce dispositif permet de décrire les transformations qui se sont produites dans les pratiques sociales (vie familiale, travail, relations sociales, éducation, etc.) ; il permet aussi de rendre compte de la perception de cette expérience unique en comparant des indicateurs saisis pendant et après le confinement avec les mêmes indicateurs collectés sur les mêmes individus avant le confinement.
Cinq résultats saillants émergent de cette étude.
Un premier confinement « bien vécu »
On pouvait penser que le fait d’enfermer du jour au lendemain les gens à leur domicile pourrait entraîner un dérèglement de leur psychologie. Une majorité des habitants semble en réalité avoir eu une perception positive du confinement, qui a été vécu comme une sorte « d’intermède philosophique » : pour environ trois quarts de la population, il a été l’occasion de « prendre du recul » ou de « consacrer du temps à soi et à la famille ».
Fait remarquable, l’adhésion à ces perceptions positives du confinement est restée quasiment la même au début et à la fin des 55 jours au cours desquels nous avons effectué cette mesure. Les indicateurs de bien-être montrent une corrélation positive avec la fréquence de sortie pendant la période ; une certaine flexibilité de la contrainte de confinement semble donc avoir préservé l’équilibre individuel.
Cette relative sérénité dans la manière dont les personnes ont vécu le confinement est à mettre en lien avec la tendance de chacun à relativiser sa propre situation au sein d’un contexte de crise généralisée. Des signes de ce mécanisme sont palpables dans nos données. Par exemple, lorsqu’on compare l’état de santé pendant le confinement à celui mesuré lors des vagues précédentes, notamment en 2019, nous constatons que 49 % de nos répondants déclarent être dans un meilleur état de santé et seulement 14 % dans un état de santé moins bon qu’un an auparavant.
Ce même raisonnement s’applique aux indicateurs de bien-être. Très stables en moyenne de 2017 à 2019, ils ont tous marqué une hausse pendant le confinement : les enquêtés se sont décrits comme plus calmes, moins nerveux, moins découragés, moins tristes, voire même moins seuls. Après une baisse du bonheur reportée en début du confinement, les niveaux ont rapidement rattrapé voire dépassé ceux d’avant le confinement. Ce phénomène contre-intuitif fait écho aux réactions psychologiques collectives observées face à des situations catastrophiques.
Nous l’avons appelé effet « œil du cyclone » : au milieu d’un désastre, si on n’est pas directement affecté, il est difficile de ne pas se dire heureux.
Derrière cette image globalement positive, il y a bien évidemment des hétérogénéités. En particulier, pour les personnes qui ont dû continuer à travailler à l’extérieur de leur domicile pendant le confinement chez qui on n’observe pas cette hausse de bien-être. Les femmes et les personnes nées à l’étranger sont aussi surreprésentées parmi celles et ceux qui ont vécu le confinement de manière relativement plus négative.
Le lieu de travail révèle un clivage socio-économique émergent
La forte augmentation du télétravail est un des faits les plus caractéristiques de l’expérience du confinement. S’il y a eu des fluctuations dans la tendance, avec une nette augmentation au début de la période confinée, puis une décélération au milieu, in fine on constate sa persistance, même dans la phase de déconfinement. Parmi celles et ceux qui étaient en emploi en 2019, le télétravail systématique est passé de 4 à 20 % début juin.
Les cadres, les professions libérales et les employés ont nettement plus travaillé à domicile. Le lieu de travail pendant le confinement est aussi le reflet des inégalités salariales.
Début mai, seulement 15 % des salariés appartenant à la moitié inférieure de la distribution des salaires (soit moins de 1 400 euros net) ont pu travailler à la maison, contre 48 % de ceux dont les salaires sont supérieurs à la médiane.
Lorsqu’on mesure l’effet de la transformation des conditions de travail pendant le confinement sur les salaires, le résultat est sans appel : 21 % des travailleurs sur leur lieu de travail ont déclaré une baisse de leur salaire contre seulement 2 % des télétravailleurs.
Ainsi, initialement fortement conditionné par les inégalités professionnelles y compris dans leur dimension salariale, le télétravail a accentué ces inégalités.
Nos analyses ont également montré un effet protecteur du télétravail quant à l’exposition au virus : les télétravailleurs du début du mois d’avril ont eu trois fois moins de chance de déclarer avoir attrapé la Covid à la mi-mai par rapport à celles et ceux qui ont continué à fréquenter leur lieu de travail habituel.
Dans l’ensemble, nos résultats suggèrent ainsi que la possibilité de télétravailler cristallise désormais des enjeux socioéconomiques, sanitaires et même symboliques qu’il convient de prendre en compte dans les efforts redistributifs qui cherchent à atténuer les effets de la crise.
Le confinement a alourdi la charge de travail des femmes
Notre enquête a également mesuré le temps consacré à différentes tâches au sein du ménage : en particulier les travaux ménagers, la cuisine, la garde d’enfants et les activités de loisirs.
Sans surprise, les résultats montrent que les femmes se sont consacrées plus au travail non rémunéré et moins au travail rémunéré. Ce résultat est aussi à mettre en lien avec le fait que les femmes actives ont plus souvent basculé en chômage partiel ou en congé par rapport aux hommes.
Notre enquête a permis aussi de creuser les effets du confinement sur la répartition du travail domestique au sein du couple. Si, tout comme avant cet évènement, les femmes supportent une majeure partie du travail domestique, le télétravail semble avoir joué un rôle « égalisateur » surtout si les deux conjoints le pratiquent, comme si cela avait permis aux femmes de négocier une répartition plus équitable en levant l’invisibilité du travail domestique.
Néanmoins, cette tendance à l’égalisation est fortement amoindrie dans les ménages qui comprennent de jeunes enfants. Toutes les tâches qui nécessitent de prendre soin ou d’encadrer les enfants en bas âge sont bien plus souvent faites par les femmes quelle que soit la configuration du ménage et quels que soient les statuts d’emploi au sein du couple.
Plus généralement, on relève que la présence d’un jeune enfant a tendance à exacerber le niveau de tension au sein des familles surtout pour les couples dans lesquelles la femme a continué à travailler.
De nouveaux liens sociaux
Un résultat qui peut paraître surprenant : la période de confinement a engendré de nouveaux liens sociaux pour 16 % des personnes interrogées. Au sein des relations nouvellement établies, ce sont les relations bien réelles de voisinage qui ont pris le dessus sur les relations virtuelles.
Une trame d’entre-aide avec les voisins s’est aussi mise en place au fil de l’eau. Cela suggère que, même si la sociabilité en ligne est un substitut aux relations sociales physiques, une dimension très locale de la sociabilité est restée palpable pendant le confinement.
Notre matériel qualitatif collecté dans les questions ouvertes sur le déroulement des journées confinées abonde de discussions avec les voisins, lors d’apéros sur le balcon ou au travers des clôtures mitoyennes.
Toutefois, cette expérience dépend considérablement de la sociabilité préexistante. Les personnes très sociables ont été bien plus susceptibles d’échanger avec leurs voisins, tandis que les personnes moins sociables se sont plus tournées vers de nouvelles relations en ligne.
Cette variation de la sociabilité s’observe quels que soient le sexe, l’âge, l’éducation, le niveau de revenu et la région de résidence. Plutôt qu’une simple substitution des relations physiques par des relations en ligne, le confinement semble avoir favorisé une reproduction des canaux relationnels antérieurs en amplifiant la séparation des sphères de sociabilité.
Quelques signes (timides) de changement de valeurs
Le confinement a-t-il engendré une nouvelle vision de la société ? Nous aurait-il poussés à réviser nos préférences et à redéfinir nos priorités ?
Nous avons d’abord enregistré une aspiration à un changement de vie à l’échelle individuelle : 74 % des répondants disent qu’ils tireront de cette expérience des leçons concrètes pour améliorer leur vie. Est-ce que cela se traduit par une volonté de transformation sociale ? Il y a en effet un large consensus pour investir plus massivement dans les hôpitaux publics (67 % y sont favorables).
Les préoccupations environnementales semblent aussi gagner du terrain ; la proportion des répondants qui accepteraient un ralentissement de la croissance économique pour sauvegarder l’environnement est passée de 59 % avant le confinement à 70 % après.
De plus, nos analyses suggèrent que la particularité du profil habituellement associé aux préoccupations environnementales (ménages urbains, diplômés de l’enseignement supérieur) est moins marquée.
Néanmoins, le soutien à des politiques redistributives évolue plus modestement (de 51 à 57 %), à contrario des réticences vis-à-vis de la globalisation qui ont considérablement augmenté (de 58 à 70 %).
Quelles leçons tirer en cette veille de reconfinement ?
Si ces cinq enseignements couvrent différentes dimensions de l’expérience du confinement, ils doivent être considérés avec précaution s’ils devaient être utilisés pour éclairer la situation actuelle. Le confinement de mars-mai 2020 est très spécifique car il a constitué d’une part un choc total ayant transformé notre mode de vie et d’autre part un épisode vécu comme isolé et temporaire. Ce deuxième confinement intervient dans un contexte très différent puisqu’il entérine la durabilité de la crise sanitaire et la deuxième vague tant redoutée. Comment sera-t-il vécu ?
Le maintien de l’ouverture des écoles pourrait réduire l’impact du confinement sur les inégalités hommes/femmes. En revanche, la frontière entre les métiers télé-travaillables et non télé-travaillables est consolidée et risque d’être perçue comme un clivage socioprofessionnel central. Quant au bien-être psychologique, sa stabilité pendant le confinement du printemps risque d’être mise à mal cette fois-ci par la persistance de l’épidémie et l’aggravation de ses effets économiques.
Nous pourrons vérifier ces hypothèses grâce à la poursuite de nos efforts de collecte de données : après les deux vagues d’enquête qui ont succédé directement au confinement du printemps, une sixième a été lancée à la fin du mois d’octobre, désormais sous le signe de nouvelles restrictions sanitaires.
Ettore Recchi, Professeur des universités (Observatoire Sociologique du Changement), Sciences Po
Mirna Safi, Sociologue, Professeure à Sciences Po, Observatoire Sociologique du Changement, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.