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Stress, la souffrance de l’homme insuffisant

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Dès la fin du XXe siècle, la « fatigue d’être soi » a pris le pas sur l’angoisse névrotique, qui était la maladie dominante au XIXe siècle (1). La société actuelle imposant des niveaux d’exigence qui s’avèrent de plus en plus insupportables pour l’individu, laisse le champ libre à une nouvelle souffrance. 

Le névrosé souffrait parce qu’il était l’objet d’un conflit entre le désir et l’interdit. L’individu actuel souffre d’une impossibilité de se sentir à la hauteur, d’une incapacité à faire face à des exigences exogènes et endogènes toujours plus extrêmes ; c’est la souffrance de l’homme insuffisant. Le premier souffrait d’une surcharge d’interdits ; le second souffre d’une surcharge de possibles.

L’homme contemporain est placé dans l’obligation, l’impérieuse nécessité, d’agir à tout prix et de plus en plus vite. Il doit trouver l’énergie de cette action, en lui, dans ses ressorts internes car il y est contraint par l’initiative, l’autonomie, la responsabilité plus que par l’obéissance. Le rapport social actuel est ‘psychologisant’ c’est-à-dire qu’il fait appel aux ressources personnelles de l’individu. Ce rapport d’un nouveau genre consiste à établir une relation entre un Moi (une subjectivité) et un Autre-Moi (la relation des deux créant une intersubjectivité). Cette relation est établie dans une logique contractualiste généralisée qui aurait pour finalité la réalisation de Soi. Traditionnellement on attribuait à l’individu de l’égoïsme ; c’est la raison pour laquelle il fallait l’encadrer. Aujourd’hui, on lui accorde une empathie qui pourrait à elle seule faire la société. « Il est confronté à la question de ce qu’il est possible de faire et non à celle de ce qu’il est permis de faire, il subit moins la contrainte du renoncement (permis/défendu) que celle de la limite (possible/impossible). »

Il est patent que dans l’entreprise, les modèles disciplinaires de ressources humaines, déclinés de Taylor ou de Ford, reculent au profit de normes qui incitent le personnel à des comportements autonomes, y compris dans les échelons inférieurs de la hiérarchie.

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Management participatif, groupes d’expression, cercles de qualités, etc., constituent de nouvelles formes d’exercice de l’autorité qui visent à inculquer l’esprit d’entreprise à chaque salarié. Les modes de régulation et de domination de la force de travail s’appuient moins sur l’obéissance mécanique que sur l’initiative : responsabilité, capacité à évoluer, à former des projets, motivation, flexibilité, … dessinent une nouvelle liturgie managériale.

La contrainte imposée à l’ouvrier n’est plus l’homme-machine du travail répétitif, mais l’entrepreneur du travail flexible. L’ingénieur Frederick Taylor, au début du XXe siècle, visait à rendre docile et régulier un « homme boeuf », selon sa propre expression ; les ingénieurs en relation humaine d’aujourd’hui s’ingénient à produire de l’autonomie. Il s’agit moins de soumettre les corps que de mobiliser les affects et les capacités mentales de chaque salarié, de le laisser responsable face aux choix et aux comportements possibles.

Or, il y a tant de possibles et dans tant de domaines, et il faut les accomplir si vite que cela en devient impossible. Le sentiment de ne jamais pouvoir en faire assez, de ne pas être à la hauteur ou de ne pouvoir mener l’action dans les délais obligés conduit à cette pathologie de l’insuffisance, cette implosion dépressive décrite par Ehrenberg. Il est vrai que, dès le milieu des années 1980, la médecine du travail et les recherches sociologiques en entreprise notent l’importance nouvelle de l’anxiété, des troubles psychosomatiques ou des dépressions. L’entreprise est l’antichambre de la dépression nerveuse.

L’implosion dépressive constitue un mode d’expression possible de l’incapacité à faire face. Elle s’accompagne d’une autre forme addictive : la dépendance de l’urgence. Dans la vacuité et l’angoisse collective actuelle, l’urgence s’installe comme un « ersatz de sens », comme si la vitesse de résolution des problèmes pouvait à elle seule donner du sens à l’action (2).

L’individu malade de l’urgence présente un symptôme particulier : il veut garder le contrôle. De lui-même, des autres, de la situation… Pour cela, il s’oblige à relever le défi de tout réussir dans les contraintes de temps qui lui sont données. Le temps devient un objet que l’on veut posséder mais qui nous échappe sans cesse. Le temps fait l’objet d’une pulsion d’emprise, ce qui semble être le propre de notre société confusionnelle. Quand cette possibilité de contrôle disparaît, parce que les contraintes de la réalité s’imposent et font que l’individu n’arrive plus, débordé par le temps, à être à la hauteur des exigences qu’il s’est lui-même fixées, il craque. Sa dépression apparaît comme une pathologie de l’insuffisance, de l’estime de soi. L’homme ayant voulu être son propre souverain, terrassé finalement par le temps.

 

(1) Alain EHRENBERG, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1999

(2) Cf. : Nicole AUBERT, Le sens de l’urgence, in Sciences de la Société, n° 44, 1998

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