Des petits riens de mesure nulle
J’ai travaillé dans un groupe juridique faisant 20 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an. A mon arrivée, je fus surpris de voir que la « maison » n’offrait pas le café à ses employés, qu’aucune salle commune n’avait été aménagée pour se détendre ou discuter, y compris du travail sous différents angles. Un détail insignifiant, négligeable, produisant en chacun le sentiment d’être isolé, ignoré. Or, constate-t-on, tout commence dans l’entreprise par l’échange. Sans dialogue, point d’entreprise, point de société commerciale ni de projet. Une entreprise est un lieu de partage autant que de production. Partage des profits (et des pertes) au sein d’un vivre-ensemble où on se sent exister, où on a autour de soi un climat de confiance, un intérêt pour ce qu’on fait et ce que font les autres. Dès que la confiance s’instaure, un petit miracle se produit, la flexibilité devient possible, les gens n’ont plus peur de bouger, l’initiative se développe spontanément (3). La confiance ne supprime point la nécessité de l’organisation. L’ingénierie du travail reste nécessaire, mais l’art de mobiliser la confiance la fonde.
Prenons l’exemple d’Essilor, leader mondial du verre optique, sait fabriquer des bons produits et innover au plan technique. L’entreprise sait définir un organigramme plat qui consiste à rattacher à chaque dirigeant, non pas six ou sept collaborateurs, mais douze. Ce mécanisme de décision limite la bureaucratie, augmente les opportunités de grandir puisqu’il multiplie les prises de responsabilité et réduit les niveaux hiérarchiques. L’entreprise sait fixer des objectifs qui ne soient ni trop hauts ni trop bas. Mais Essilor sait également, par delà cette architecture et cette stratégie, susciter des comportements pour réussir. Ces comportements sont moins faciles à exprimer, car ils sont plus subjectifs. Ils sont néanmoins identifiables. Le client compte si on n’oublie pas de respecter l’individu et de promouvoir son talent (au lieu de s’approprier indûment, ou sans reconnaissance, son travail et ses idées). Le client compte si on n’oublie pas non plus d’écouter, entendre les échecs et les comprendre ensemble. Le client compte si on sait parler vrai (dire quand ça va bien et mal). Si on sait être juste, car que serait un management sans équité ? L’injustice provoque un climat délétère et décourage ceux qui donnent le meilleur d’eux-mêmes. Si on sait être transparent (chez Essilor, les syndicats disposent des mêmes données que le département financier ou le comité exécutif). On pourrait allonger la liste de ces variables minuscules qui peuvent être regroupées autour de trois exigences : le partage de l’information, l’élévation de l’estime de soi et la joie de participer à une expérience ouverte sur l’avenir. Essilor ne néglige aucunement les fêtes. Ces moments de convivialité renforcent l’esprit d’équipe. Ils permettent de montrer aux uns et aux autres qu’ils occupent une place fondamentale (4).
« L’action humaine » in situ
En économie, l’école autrichienne est passée de mode. Cette science nouvelle se focalise sur ce qui est mesurable. On peut le comprendre. Il faut tester les modèles, mais tout modèle doit-il être quantitatif ? La rigueur conceptuelle doit primer sur le calcul. Les mathématiques ne finiront de s’imposer que si tout a d’abord été pensé. Dans la première partie du XXe siècle, Ludwig von Mises parlait de l’action humaine. De Vienne aux Etats-Unis où il a fui, il n’a guère changé d’avis. La science économique ne saurait faire fi des situations et de l’évaluation sans calcul. Préférer a à b, c’est préférer et écarter. C’est manifester le jugement que a est désiré plus intensément que ne l’est b. […] l’agir trie et échelonne. Au point de départ, il ne connaît que les nombres ordinaux, non les cardinaux. Le jugement compte !
La distinction entre la fonction entrepreneuriale et la managériale procède de ces considérations. L’entrepreneur n’est pas un manager, mais un leader, selon von Mises (et Schumpeter, venu aussi de Vienne). Sa fonction ne peut être séparée de l’art de combiner les facteurs de production. L’entrepreneur dirige les facteurs de production. C’est la direction qu’il imprime à ces facteurs qui donne des profits ou des pertes à l’entreprise (5). Il a l’œil sur tout, et sur la combinaison technique des facteurs, et sur leurs prix respectifs. Pour générer des profits, il peut maintenir son chiffre d’affaires (i.e. rester sur sa courbe de production) et réduire ses coûts (i.e. recomposer son panier de facteurs et tenir compte de leurs prix respectifs). Il peut aussi augmenter sa production et réaliser des économies d’échelle (si du moins un accroissement de la demande permet d’espérer d’aller dans cette direction).
L’entrepreneur est créatif, mais est-il le seul ? Sans doute, von Mises a-t-il raison de rappeler que, dans une entreprise, c’est toujours un individu déterminé qui dit Nous, même si cela est dit en chœur ; cela reste l’expression d’individus déterminés. […] Une collectivité n’a pas d’existence et de réalité, autres que les actions des individus membres. Le lecteur croit déjà entendre Margaret Thatcher clamer, en 1987, qu’il y a no such thing as society. Il y a des individus, mais il y a aussi, ajoute von Mises, la coopération entre eux. Certes, il n’y a pas lieu de tomber dans l’erreur inverse en envisageant la société en dehors des actions des individus. Cette conception serait trop holistique et métaphysique. Les agents ne sont, ni seuls, ni absents. Il se crée des relations sociales. L’échange interpersonnel de biens et de services est la relation fondamentale. Elle tisse le lien qui unit les hommes en une société. La formule sociale est « do ut des » [je te donne pour que tu donnes]. La notion d’échange renvoie au marché et, plus généralement, à ce von Mises appelle la catallaxie. Cette notion évoque moins l’idée d’équilibre qu’un processus dynamique. Elle participe aux causes du changement, du bouleversement (6).
Von Mises, Schumpeter. Hayek appartint aussi à l’école de Vienne. Avec lui, la notion de catallaxie s’enrichit, devenant davantage plurielle et interactive. Il n’y a pas seulement un marché, mais des milliers. En chacun, il y a des milliers de métiers et de créneaux. Evoquant lui-même cet auteur, l’ex-PDG d’Essilor rappelle l’immense variété des produits et des services offerts chaque jour sur les étals. Leur complémentarité et leur ajustement défient l’entendement. Ces créneaux ont chacun une dynamique propre. Ils sont en croissance, en décroissance ou ils sont stables. Une économie moderne est un champ de fleurs avec son extraordinaire variété d’herbes, de plantes, d’insectes, de terreau avec de la matière organique et minérale, de vers de terre et d’innombrables bactéries. On voit surtout l’herbe et les fleurs, mais celles-ci ont besoin de nombreux fournisseurs que l’on voit moins. Ils sont tout aussi essentiels ! Sans eux, la prairie disparaît. Le marché n’est pas plus seul que l’individu. Les acteurs économiques fourmillent partout, mais il faut reconnaître qu’il y a des individus dont l’esprit d’entreprendre est plus grand que celui des d’autres. C’est un fait, mais il est rare qu’ils n’appartiennent pas eux-mêmes, aussi créatifs soient-ils, à des agencements collectifs originaux. Ce sont ces constellations invisibles qui permettent, dans la confiance, de renouveler le neuf, l’inédit.