La fonction de production de l’innovation
Scott E. page est optimiste : one plus one exceeds two. Un groupe diversifié a pour lui la logique de la superadditivity of diverse tools. Avec 5 perspectives différentes, on crée dix paires de perspectives. Ajoutez une sixième, 5 nouvelles paires apparaissent, soit 5+10+15=30. L’auteur n’en dit pas plus, mais il vaut de prolonger le chemin entrepris en s’interrogeant sur le nombre et la nature des combinaisons de perspectives différentes susceptibles de favoriser l’innovation dans un mini-groupe.
Faisons un peu de combinatoire en continuant de considérer des paires, c’est-à-dire des ensembles {x;y} ou {y;x}. Ces ensembles ne sont pas ordonnés comme le sont les couples (x;y) et (y;x) qui diffèrent entre eux. Il y a 25 = 32 façons de composer un groupe de 2 parmi 5 personnes. A chaque fois que je choisis un premier candidat, j’ai deux façons d’en prendre un second. A chaque fois que je choisi un premier et un second, j’ai deux façons de choisir un troisième, et ainsi de suite. Finalement, j’obtiens : 2.2 2.2.2 = 25 cas. Comme l’ordre n’a pas d’importance, je peux calculer le nombre de combinaisons p à p de n éléments d’un groupe de n éléments. Considérons la constitution d’un groupe comme le tirage de boules dans une urne. Dans une urne de 5 boules numérotées 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5, je tire au hasard 2 boules et je les mets dans une boite. Je dois deviner le numéro des boules qui sont dedans. Le nombre de possibilités est C25= (5.4)/(2.1) = 10 combinaisons de boules. Le nombre de combinaisons de 5 boules 3 par 3 est égal C35=(5.4.3)/(3.2.1)=10 boules. Le nombre de combinaisons de 5 boules 4 par 4 à C45=(5.4.3.2)/(4.3.2.1)= 5 boules, soit bien en tout C05+ C15+ C25+ C35+ C45+ C55= 1+5+10+10+5+1 = 32= 25 en observant que 2n = Σ Cpn, p allant de 0 à n et Cpn = Cn-p n (par ex : C45 =C15). On retrouve les combinaisons avancées par Scott E. Page, y compris C26=(6.5)/(2.1) =15.
Un tel dénombrement ne donne qu’une faible idée de la variété des rencontres dans un groupe. Il ne suffit pas de compter les rencontres possibles. L’ordre d’arrivée dans le groupe compte ! Reprenons notre groupe de 5 et considérons un sous-groupe de 3. Question : combien y-t-il de sous-groupes ordonnés de 3 dans un groupe de 5 ? La question équivaut à celle de savoir combien y-a-t-il de tiercés dans l’ordre ? Comme premier arrivé, il y a cinq cas possibles (chacun des cinq chevaux). A chaque fois que le premier est choisi, il reste quatre chevaux comme deuxième à l’arrivée. A chaque fois que le premier et le deuxième sont choisis, il reste trois chevaux arrivant troisième. Le nombre de tiercés dans l’ordre est 5.4.3.=60 (60 arrangements). Formellement, le nombre d’arrangements de p objets pris parmi n est Apn = n(n-1)(n-2) …. (n-p+1). Si le nombre p objets est égal à n, nous avons affaire à un arrangement particulier, la permutation. Comme dans un arrangement, la permutation est une façon de mettre de l’ordre en considérant tous les ordres possibles. D’après la formule précédente, Ann = n ! (ex : le nombre de permutations de 5 boules dans une urne de 5 boules est 5.4.3.2.1.=120. Il y a 120 façons d’ordonner 5 éléments parmi 5, c’est-à-dire 120 permutations. Le nombre d’arrangements est plus significatif que celui des combinaisons où l’ordre n’a pas d’importance. Revenons à nos chevaux. On avait trouvé 60 tiercés (60 arrangements). Combien de combinaisons ? Seulement 10 combinaisons, car, pour chaque tiercé dans le désordre, on trouve six tiercés, soit 60/6=10. (Dans les manuels, il est rappelé que Cpn = Apn/p ! ; cf. l’ex. ci-dessus : C 35 = A35/3 ! = (5.4.3)/(3.2) =10.)
Il convient de prendre en compte les arrangements plutôt que les combinaisons si on entend respecter la diversité. L’opération entre éléments n’est pas associative. Si on considère trois éléments, il est fort probable que la fécondation d’idées dépende de l’ordre d’arrivée des éléments dans le groupe : (a*b)*b ≠ a*(b*c) ≠ (a*c) *b. Soient Alain et Benjamin planchant déjà sur un projet. Gilles vient les rejoindre. Le résultat de leur brainstorming aurait sans doute été différent si Gilles et Benjamin avaient été au départ ensemble et qu’Alain les avait rejoints. La cross-fertilization varie suivant la nature des éléments entrant en composition. Pour que la diversité joue à plein, Scott E. Page propose qu’il n’y ait pas de chevauchement entre les modèles interprétatifs des participants. Cette condition devrait préserver leur indépendance. L’auteur veut éviter une influence a priori, mais cette influence ne saurait être gommée lors de la discussion dont l’essence est l’interaction ! La rencontre entre des interprétations différentes peut faire l’objet d’une représentation géométrique, étant donné que ces interprétations sont assimilées à des projections. Bien que Scott E. Page ne la propose pas, nous pouvons l’imaginer comme suit en supposant que le problème en discussion entre participants soit un espace courbe (une « variété »). Le point de vue de chaque participant sur la question pourrait être la projection de cette variété sur des sous-variétés. Ces points de vue pourraient être des directions privilégiées (des « vecteurs propres »), des plans voire des surfaces courbes. Leur rencontre serait à l’intersection de ces plans, de ces plans ou surfaces courbes ou de surfaces courbes comme par ex. :
Plusieurs approches de différenciation sont possibles. L’approche topologique est la plus simple : inviter son voisin du bureau d’à côté ou d’en face pour discuter de tel sujet. La méthode du gradient est également concevable si on cherche à accroître la diversité dans une direction unique (on regroupe des personnes ayant des compétences graduées, du degré 1 à la plus élevée ; dans cette configuration, chacun aura son mot à dire quel que son grade dans le service). De telles approches demeurent aléatoires (tout dépend de la qualité du voisinage) ou peu productives (le poids de la hiérarchie continuera de se faire sentir). Mieux vaut un rencontre dans un lieu de sport ou une chorale de l’entreprise). Si on entend vraiment constituer un groupe de pensée multidimensionnelle, il importe de prendre en compte le passé des participants : non seulement leur stock de connaissances, mais la diversité de leurs expériences, leur flux comme dirait Deleuze, c’est-à-dire leur parcours dans l’entreprise (la même ou d’autres) et plus largement dans la vie. Le parcours signale toutes sortes de rencontres, les subies et surtout celles qui ont été voulues, recherchées. Recruter des gens qui sont capables de se différencier en permanence pour progresser accroît incontestablement la diversité dans son contenu. La rencontre entre des personnes ayant mis en cause leur formation, leur culture, leur langue, leurs repères, leur première ou seconde identité, voire la n-ième, est la plus grande source d’innovation. Leur personnalité est multiple, cohérente et contradictoire, ouvert à tous les possibles à la fois. Leur imagination accompagne leur entendement sans jamais en être subjuguée totalement.
Considérons trois axes. Un axe vertical, qui mesure la créativité par la fréquence d’idées nouvelles. Deux axes horizontaux : le premier indiquant le nombre de rencontres p dans un groupe n donné, soit Apn, le second les degrés de diversité, par ordre également croissant (de la diversité minimale à la diversité maximale entre participants à personnalités et intérêts multiples). Dans ce système, le facteur de production invisible prendrait la forme d’une fonction de production de l’innovation. Deux surfaces familières pourraient être imaginées pour la faire sortir de l’ombre :
– une courbe gaussienne en deux dimensions, d’équation (f(x,y) = exp.-x2-y2 (figure de gauche) ;
– une représentation de la surface de Riemann pour le logarithme complexe (figure de droite). (21)
La figure de gauche suggère que le nombre d’idées nouvelles pourrait résulter du nombre de rencontres et de la diversité des personnes interagissant entre elles. Par idées nouvelles, il faut entendre des idées qui tranchent par rapport au stock d’idées anciennes (ex. : en matière de train à grande vitesse, le bogie par rapport au moteur électrique ou au profilage, qui permet aux trains de serpenter au lieu de subir des effets d’accordéon entre les wagons). Le pic des idées nouvelles se concentrerait autour de la moyenne (nombre de participants ni trop élevé ni trop bas et diversité moyenne des participants au plan de la formation et des expériences). La Commission européenne comprend actuellement 28 Commissaires. En vertu du Traité de Lisbonne (2007), il a été décidé de nommer un Commissaire par Etat, soit 28 depuis l’entrée de la Croatie. Certains considèrent qu’un tel nombre conduit à un decision-making process peu productif. A 28, on serait dans la zone des rendements décroissants pour imaginer et prendre de bonnes décisions. Un nombre beaucoup plus réduit de Commissaires ne serait pas assez représentatif des Etats et pourrait biaiser els résultats. Selon certaines études, le nombre optimal serait autour de 15 Commissaires. Ce chiffre serait un juste milieu entre 1/ l’excès d’hétérogénéité (et le manque de cohérence et de cohésion de la Commission), 2/ d l’excès d’homogénéité (et le manque d’ouverture sur la diversité des Etats et de leurs intérêts nationaux) (22).
Le croisement d’un arrangement particulier de personnes et d’un degré donné de diversité peut donner lieu à l’invention d’une idée. De cette idée peut naître, au cours de la discussion, d’autres idées, proches ou fort éloignées ou contraires. L’idée sélectionnée est testée, rejetée ou mise de côté. Le tri des idées, au plan technique ou économique (coût) n’exclut pas de valoriser celles qui ont abouti à un échec. L’audace n’est jamais exempt de travers. Tant mieux ! L’erreur fait avancer la discussion ! Le processus est dynamique. L’idée enfin retenue est opérationnelle. L’entreprise devient innovante.
La fonction de droite illustre une fonction multiforme. La surface de Riemann, associée à Log z, possède une infinité de feuillets (z est un nombre complexe ayant plusieurs racines) (23). Son équation est assez simple si le nombre complexe est exprimé en coordonnées polaires, mais on retiendra moins ici son écriture que l’idée fondamentale que cette surface est hélicoïdale avec une infinité de spirales. Prenons exemple un peu caricatural. Une personne, au fait des problèmes juridiques et économiques de son entreprise, est désireuse de se familiariser avec des expériences étrangères dans son domaine. Il part faire un stage dans une PME allemande, décide ensuite de faire un Master en management aux Etats-Unis et finit par travailler quelque temps dans le négoce international dans ce pays ou en Chine. Il revient dans son entreprise ou une entreprise du même type. Il retrouve sa fonction dans l’entreprise, mais à un poste plus important (quelques échelons au-dessus, en passant du statut d’employé à celui de cadre, voire de chef de service). Ses expériences multiples et sa formation continue ont enrichi la diversité de l’entreprise en matière de gestion, de commerce international et de droit international.
Mathématiquement, il paraît difficile d’établir un passage entre une représentation du processus de l’innovation par une courbe gaussienne et sa représentation par une surface de Riemann. Le logarithme complexe s’exprime par un polynôme en x et y (il s’agit d’une surface algébrique), ce qui n’est pas le cas de la gaussienne qui est une exponentielle. Cette dernière pourrait toutefois être approchée par un développement de Taylor. En tout état de cause, le lien fait sens dans l’entreprise. Grâce à l’apport de son employé, le processus de création, nourri par les interactions, gravit la colline de la gaussienne.
Le processus de création se construit dans une série d’échanges entre fonctions différentes de l’entreprise. Sous ce rapport, la compétitivité apparaît comme un défi social, écrivait en 1989 Alain d’Iribarne. Elle impose des coopérations inter-fonctionnelles, comme pourraient l’illustrer des cercles qui s’entrecoupent partiellement (l’intersection par ex. du cercle de fabrication, du cercle commercial et du cercle de planning/lancement afin de parvenir au zéro défaut). De telles coopérations interservices n’excluent pas des coopérations externes avec les fournisseurs ou les sous-traitants (24). Mais il faut plus, faute sinon institutionnaliser par trop les réunions ou de verser dans la réunionite. La catallaxie repose également sur une dynamique de mini-groupes. Les nœuds de coordination doivent demeurer informels ou à structure éphémère. Comment empêcher autrement que le pratico-inerte ne se substitue à de l’ouvert? On peut contractualiser les relations de façon occasionnelle. Un exemple ? L’entreprise française de taille moyenne, Habia, productrice de fils et de câbles. L’entreprise a su associé sans inertie industriels et chercheurs académiques aux différentes étapes de la production :
La première étape consiste à découper tous les projets de R&D en cinq phases : l’idée, le concept, le prototype, l’industrialisation, la production. Les projets sont représentés par des pastilles plus ou moins grosses selon leur taille et répartis entre ces cinq étapes, ce qui permet d’avoir une « vue d’avion » sur le flux des projets et de veiller à maintenir un équilibre entre ceux qui démarrent, ceux qui sont à mi-chemin et ceux qui se terminent, de façon à disposer constamment d’innovations à mettre sur le marché.
Pour passer à l’étape suivante, les projets doivent répondre à certaines conditions, ce qui permet de fixer les objectifs à l’équipe de recherche. Tous les lundis matins, chacun doit coller un post-it sur un panneau pour expliquer où il en est et quelles difficultés il rencontre. Si la solution est facile, les autres l’aident à la trouver ; si elle est difficile, la complexité du problème est mise en évidence, ce qui permet de ne pas perdre la face. Tous ces dispositifs favorisent le travail d’équipe et l’accélération de l’innovation (25).
L’innovation n’est pas seulement affaire d’efficacité (what is effective, how much ?). La manière dont le groupe crée (what is efficient) importe autant. An efficient organization implique trois verbes : assess, implement, deliver (26). Ces verbes impliquent des actions et une conjonction des inventions.
Pour une révolution inhabituelle
Les choses changent, non seulement dans les idées, mais dans la pratique si on s’en tient au secteur privé. Du moins dans les petites et moyennes entreprises. Soit un autre exemple. : le site Sparknews. Ce site a pour vocation de partager des reportages montrant des actions de développement durable. Son fondateur est ingénieur agronome. Au sortir de ses études, il a parcouru la planète à la rencontre d’hommes et de femmes qui font avancer le monde. A son retour, il s’est associé avec ses compagnons de voyage. Ancien membre d’Ingénieurs sans frontières, il a été également enseignant et éducateur auprès de jeunes de banlieue. Sparknews défend le journalisme utile, travaille avec les entreprises et les salles de rédaction du monde entier. L’entreprise fait connaître ce qui marche, comme le micro-crédit ou toute autre idée innovante de développement. L’entreprise n’entend pas grossir n’importe quel événement comme le font certains media. Elle crée du nouveau en soulignant ce qui aide les gens.
Du côté des grandes entreprises, on retrouve le même esprit. Nous avons cité Essilor. Il y en a d’autres, mais dans beaucoup le miroir aux alouettes des grandes écoles bride l’innovation en pérennisant des situations acquises par les diplômes à l’âge étudiant. Où sont les entreprises françaises conduites par des gens de terrain ou d’expérience, n’ayant même pas fini leurs études ? A-t-on jamais comptabilisé les échecs retentissants des surdiplômés mégalomanes, n’admirant qu’eux-mêmes ou leurs pairs ? Leur vanité leur sert de guide pour ne rien voir. Ils conduisent leur entreprise dans le mur, le marché finissant par pénaliser moins hélas leur personne que le personnel qui leur fut trop obéissant. Au mieux, l’innovation stagne, les idées se tarissent. Le résultat est semblable à celui de l’employé qui devient court d’idées. Celui qui inventait 10 idées par jour n’en suggère plus qu’une par mois. Le processus créateur est asséché et, corrélativement, les promotions dans les fonctions. Seuls les favoris du Prince montent, à moins que le conseil d’administration de l’entreprise éjecte le PDG à temps.
Quid en revanche des dirigeants qui ont du flair, du business acumen et l’intelligence des relations ? Il y en a un : Xavier Niel, le seul grand dirigeant d’entreprise à avoir arrêté en France sa prépa scientifique pour créer une entreprise. Xavier Néel a innové en informatique, en créant la free-box. Il a fondé 42, une école gratuite, sans pré-requis scolaire, offrant une formation différente au plus grand nombre de talents, voire de génies (sic), afin qu’ils soient capables de concevoir de nouveaux logiciels et de réaliser leurs projets. Xavier Néel ne cherche pas à sabrer les coûts pour être récompensé au centuple par les actionnaires. Il ne gémit pas non plus comme beaucoup de patrons à l’ancienne. Il continue plus que jamais d’investir voire de créer un incubateur d’entreprises, la salle Freyssinet à Paris, qui accueillera un millier de start-up. – Avec ces pépites de l’avenir, c’est rajeunir le présent !
Et la fonction publique ? Les fonctionnaires représentent, proclame-t-on en France, l’intérêt général. Cette mythologie a la vie dure. Son corollaire : l’entreprise (comme les lobbies) n’a pas bonne presse, alors que la décision publique a besoin de son concours (comme celui des lobbies) pour réussir. L’intérêt propre des fonctionnaires a été consolidé par un statut intangible, le sacerdoce à vie, privant l’administration d’expériences multiples et la connaissance concrète de la vie économique. Qu’importe le vent du dehors, la diversité de recrutement et son renouvellement permanent ! Qu’importe le mélange des parcours et des formations à tous les échelons ! Quel fonctionnaire se soucie, comme un entrepreneur, de payer les salaires, la TVA, d’équilibrer un budget, d’obtenir un prêt, de tenir compte des clients ? L’Etat n’offre même pas un sourire aux usagers. Les contractuels de l’administration paraissent plus au fait des dossiers que la cascade de directeurs, directeurs adjoints et sous-directeurs. Dans la fonction publique à la française, chacun est assuré de gravir les échelons (ceux qui sont en dessous de la caste des énarques) et de recevoir des primes sans mérite (le mérite serait au-dessus. Il appartient à ceux qui corrigent les virgules des autres catégories et font des discours pour la galerie).
Ancien négociant en cognac, Jean Monnet a montré pourtant comment l’Etat devait travailler. Riche d’expériences multiples, il a participé aux affaires publiques aux côtés des Alliés lors des Première et Seconde guerres mondiales. Entre-temps, il fut banquier en Californie et en Chine. A la Libération, il joua un rôle central dans la mise en œuvre du Plan français de reconstruction, de la CECA (1951), du Marché Commun (1957) et du Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe (1955-1975).
Dans ses Mémoires, Jean Monnet relate la façon dont il constitua une équipe pour imaginer le Plan de la modernisation de la France. Nous recherchâmes les hommes les plus ouverts au progrès, les plus écoutés dans leur milieu. […] Tous furent amalgamés en quelque sorte dans l’équipe. Les fonctionnaires n’étaient pas exclus, mais ils étaient au milieu d’un groupe plus diversifié, comprenant un ou deux universitaires, des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des hommes politiques, …, tous appelés à examiner chaque problème dans son ensemble et sur tous ses aspects. Comme toutes les classes sociales étaient associées dès l’origine, les conclusions du Plan étaient automatiquement comprises et acceptées. L’équipe, volontairement réduite, se nourrissait de l’expérience des hommes les plus compétents et les plus directement concernés dans le domaine qu’elle explore. Au diable la volonté de conservation de tant de personnages liés aux formes anciennes de pensée ! Au diable les clivages nuisibles à la circulation des idées ! Au lieu de s’enferrer dans les clivages traditionnels, le groupe de choc, dans sa composition hétéroclite, était invité à essayer toutes formes de raisonnement. – Chiche ! – Pourquoi pas ! Chaque interaction fut pour chaque membre une pique qui le faisait avancer.
Il faut reconnaître que les hauts fonctionnaires, qui dominent le pays, ont toutes les qualités, sauf l’esprit d’entreprise. Jean Monnet lutta pour empêcher la tutelle du Ministère des affaires économiques et des finances sur le Plan. Il ne voulait pas que l’on suive sans penser les oukases la Nomenklatura française. Il voulait qu’on pense ensemble, qu’on imagine des solutions neuves et rigoureuses aux problèmes les plus complexes. Quand on voit comment les « hauts » dirigeants du Trésor et de la Banque de France n’ont pas su contrôler les frasques de leur collègue qui dirigeait le Crédit Lyonnais de 1988 à 1993, on ne peut que souscrire à pareille analyse. Les dons exceptionnels de certains ont coûté 100 milliards de francs (15 milliards d’euros) à la France. Jean Monnet est mort en 1979, mais l’état de la question demeure. La haute fonction publique est plus soucieuse de s’octroyer des droits et des privilèges que de corriger son inaptitude à créer de bonnes décisions en introduisant dans les réunions des gens de tous horizons. Pour transformer la France, il faudrait d’abord transformer les grands corps de l’Etat et peut-être les écoles où on les fabrique. Dixit Jean Monnet, qui ajustait son jugement, dans les pays où il se rendait, sur la sagesse des grands praticiens de la société dont la première règle est de ne pas se tromper en ne prétendant pas tout savoir a priori (27).
Les saint-simoniens de l’Etat ont oublié que leur idole, Saint-Simon, préconisait le mélange des genres. Il en fut lui-même l’incarnation dès la fin du XVIIIe siècle en étant aux côtés des insurgents américains contre l’Angleterre. A son retour en France, Saint-Simon souhaita que l’Etat soit animé par des chefs d’industrie et non aux mains de technocrates qui n’ont aucune expérience des affaires (à commencer par celle des petites et moyennes entreprises). Il aurait pu ajouter, comme Monnet : les banquiers (non aigrefins), les avocats (qui savent mieux négocier et conclure les contrats, du plus simple au plus complexe) et les journalistes – ceux qui font voir, et non ceux qui flattent les gens au pouvoir. Toutes ces professions restent, par nécessité, collées au réel. Ils connaissent les problèmes. La biographie de Saint-Simon suggère une méthode, encore plus révolutionnaire que celle de Monnet :
« J’ai fait mes efforts pour connaître, le plus exactement qu’il m’a été possible, les mœurs et les opinions des différentes classes de la société ; j’ai recherché, j’ai saisi toutes les occasions de me lier avec des hommes de tous les caractères et de tous les genres de moralité. […] J’ai tout lieu de m’applaudir de la conduite que j’ai tenue, puisque je me vois en état de présenter des vues neuves et positives à mes contemporains. […] Pour faire des découvertes, il faut : 1° Mener, dans la vigueur de l’âge, la vie la plus originale et la plus active ; […] 3° Parcourir toutes les classes de la société ; se placer personnellement dans le plus grand nombre de positions sociales différentes, et même créer, pour les autres et pour soi, des relations qui n’aient point existé » (28).
Plus de 2000 milliards de dettes ! Malgré une fonction publique pléthorique vantant l’intérêt général, la France a accumulé dettes sur dettes depuis 40 ans. Des milliards ont été dépensés sans résultat dans la sidérurgie, l’informatique, les « plans calculs », même s’il faut reconnaître certaines réussites (Airbus, Ariane, l’industrie nucléaire, le TGV). Les politiques, qui sont en France souvent fonctionnaires, tant au niveau du Parlement que de celui des ministres, n’ont pas voulu entendre les avertissements de la Cour des comptes et de quelques esprits courageux. L’Etat est devenu une machine, non à faciliter l’innovation, mais à produire des erreurs répétées. Le constat d’aujourd’hui demeure celui d’hier. Pourquoi, se demandait-on déjà, la réussite à un ou plusieurs concours entre vingt et trente ans conférerait-elle des titres de légitimité personnelle supérieurs à ceux que procurent une compétence et une notoriété acquises sur le terrain, au cours d’une carrière professionnelle ? Et d’attester, il y a trente ans, que l’on commence à s’apercevoir que sur les marchés internationaux la brillance et le mépris du détail peuvent rapidement dégénérer en légèreté, la vertu en naïveté, et l’arrogance en masque de l’incompétence. L’amateurisme polyvalent, le pantouflage et le renvoi d’ascenseur, institution consubstantielle au système français, nuisent quelquefois au professionnalisme de nos milieux d’affaires, et expliquent quelques retentissants ratages dont nous avons le secret (29). Le partage entre la loi et le contrat au sein du droit est toujours à l’avantage de la première, entravant le travail de la sphère privée. La législation fiscale – le summum ! – est non seulement des plus lourdes mais des plus instables, ajoutant inutilement du risque à celui de l’offre et de la demande. L’Etat surprotège. La France et son économie sont devenues l’histoire d’une névrose (30).
L’Etat surprotège, mais les plus pauvres, hors statut, sont dans la rue. Que faire, alors que l’initiative privée pousse malgré tout, çà et là, entre les pavés ? Pourquoi pas nous ? revient à la charge l’ex-PDG d’Essilor (31). La France peut se réformer. Les solutions ne manquent pas. Elles sont partout décrites, décortiquées. La nôtre n’a pour but que les conditions de création des idées originales qui concourent et cabossent avantageusement la fonction de production. Il ne s’agit ni d’ordonner, ni d’appliquer des ordres sans comprendre, mais de faire advenir la vraie diversité (pas celle qui est un trompe-l’œil ou qui sert de pot de fleurs sur fond d’homogénéité). Mais ce réquisit ne saurait suffire. Si l’entrepreneur de Schumpeter n’est pas le seul compositeur, il n’en est pas moins le chef d’orchestre. C’est lui qui doit décider, mettre en musique, entraîner les gens pour qu’ils apprennent à bien jouer ensemble. De Gaulle et Léon Blum ont soutenu le plan de reconstruction de la France, élaboré autour de Jean Monnet. Socialiste, Léon Blum fit preuve, et de discernement, et d’énergie. Ses paroles sont d’or :
« Voulons-nous, ou non, mettre la France libérée au pair de la science et de la technique modernes ? Ou bien n’envisageons-nous pour elle, dans l’avenir, qu’une vie chiche de médiocrité et de routine ? Voilà le choix qui se pose pour notre pays. Qu’on note bien que l’économie française, même gérée chichement et médiocrement, ne pourrait pas se priver d’importer sans se condamner à l’asphyxie et à la mort. Pour importer, il faut pouvoir exporter. Pour exporter, il faut pouvoir produire dans des conditions à peu près comparables à celles des autres productions concurrentes, c’est-à-dire qu’il faut refaire et moderniser. Ainsi tout se tient, tout se commande, et l’on aboutit toujours à la même conclusion. Seulement, suivant que l’un ou l’autre choix prévaut, que l’un ou l’autre état d’esprit prédomine, la tâche nécessaire en tout état de cause sera entreprise avec vaillance, décision et hardiesse, ou bien avec une certaine prudence timorée méticuleuse et lésineuse. Dans un cas, on pourra rallier autour d’elle la confiance et la collaboration ardentes du pays ; dans l’autre, elle se traînera lentement, obscurément, au milieu de l’indifférence et du scepticisme publics (32). »
Alain Laraby est médiateur international, accrédité à Londres auprès du London Chartered Institute of Arbitrators et à Paris auprès de l’Association des Médiateurs Européens (Ame). Il est par ailleurs consultant et administrateur d’une société étrangère dans le domaine de l’énergie.
Pendant près de cinq ans, il fut en charge des dossiers de justice internationale et transitionnelle au sein du Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du Quai d’Orsay. Dans ce cadre, il rédigea des Lignes directrices pour le Ministère des Affaires étrangères sur la justice transitionnelle dans le monde. Il entreprit diverses missions à l’étranger, notamment en Afrique du Sud, en Angola, au Cameroun, au Kenya et au Canada.
Alain Laraby est membre du groupe francophone dans le cadre du projet de l’Académie diplomatique internationale (ADI), intitulé « Law & diplomacy », en association avec l’American Bar Association et les autorités suisses. Ce groupe prend part aux travaux de la Task force qui a pour objet de faire des recommandations pour mieux articuler les questions de justice internationale (notamment celles soulevées par la Cour pénale internationale) et les institutions politiques internationales (en particulier le Conseil de sécurité).
Avant d’être diplomate, il fut avocat à la Cour de Paris et solicitor à Londres (membre de la Law Society). Son domaine d’intervention fut l’anti-trust communautaire dans lequel il fut amené à négocier avec la Commission européenne. Il fut également Expert visitor pour diverses organisations internationales effectuant, des missions et formations, dans le domaine de la négociation contractuelle, de hauts fonctionnaires, juristes et hommes d’affaires, en particulier en Europe, en Afrique (RDC, Burkina Faso, Sénégal) et au Moyen-Orient (Liban).
Alain Laraby est intervenant à Sciences Po (Paris) dans le cadre de la formation continue, seul ou en binôme avec un économiste du CEPREMAP (Centre d’Etudes Prospectives et Informations Internationales), il enseigne la négociation et le lobbying à la lumière de la théorie des jeux. Il enseigne par ailleurs les techniques de médiation dans diverses institutions, françaises et étrangères.
Il écrit dans diverses revues littéraires, politiques et philosophiques. En raison de sa formation scientifique, il collabore également à diverses institutions (Institut Henri Poincaré) et revues mathématiques (Quadrature, La Jaune et la Rouge de l’Ecole Polytechnique, …).
(1) Sur le tracé des figures, v. David Stadelmann, La fonction de production Cobb-Douglas, Université de Fribourg, 2003-2004 ; Magnan de Bornier, L’expression de la fonction de production, univ-cezanne.fr, 116.1.2003.
(2) Marc Montoussé, A Bertrand, Kim Huynh, Microéconomie, ed. Bréal, 2007, p.105.
(3) Xavier Fontanet, Si on faisait confiance aux entrepreneurs. L’entreprise française et la mondialisation, Paris, Les Belles lettre, 2010, p.21.
(4) Ibid., pp.74-82.
(5) Ludwig von Mises, L’action humaine [1940], Paris, Institut Coppet, p.137, 203 et 336.
(6) Ibid., p.49, 51, 165, 235, 273 et 413.
(7) X. Fontanet, Si on faisait confiance aux entrepreneurs, ,op. cit., 125.
(8) François Cusset, French Theory, The University of Minnesota, 2008, p.41, 150 , 160 et 330.
(9) Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t.1 : Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960, p.202, 308-309, 343, 477 et 591.
(10) Félix Guattari, La révolution moléculaire, Paris, édit. Encres, 1977, pp.32-33, 48 et 166-167.
(11) Financial Times, A model that everyone wants, Aug. 6, 2012 ; Time magazine, Why Germany must save the Euro, Aug. 12, 2013 ; La Croix, Le Mittelstand allemand se nourrit de « la perfection du banal », 11 oct. 2012.
(12) Jean-Marc Daniel, Le socialisme de l’excellence. Combattre les rentes et promouvoir les talents, Paris, François Bourin éditeur, 2011, pp.25-26, 38, 51, 98, 100, 145 et 172.
(13) Georges Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, L.G.G.J, 1951, p.345.
(14) Gilles Deleuze, Claire Pernet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, pp.57-71.
(15) Gerald Harris, The Art of Quantum Planning. Lessons from Quantum physics for Breakthrough Strategy, Innovation, and Leadership, San Francisco, BK, 2009.
(16) Paul Watzlawick, Ultra-solutions. Ho to fail most successfully, New York, Norton company, 2001, passim.
(17) Scott E. Page, The Difference. How the power of diversity creates better groups, firms, schools, and society, Princeton University Press, 2007, p.11.(18) Ibid., ch. 6 : Diversity and problem solving.
(19) Ibid., p.208. Dans son ouvrage, l’auteur renvoie à des articles plus techniques.
(20) Wikipedia, Espace vectoriel, p.4 ; www.kartable.fr; http://www.cad.zju.edu.cn/home/hwlin/publications.htlm
(21) http://fr.wikipedia.org/wiki/Fonction_gaussienne; http://fr.wikipedia.org/wiki/Logarithme_complexe
(22) Constantine A. Stephanou, Adjusting to EU Enlargement : Recurring Issues in a New Setting, UK, 2006, p.94.
(23) A Riemann surface is a surface-like configuration that covers the complex plane with several, and in general infinitely many, « sheets. » These sheets can have very complicated structures and interconnections. Riemann surfaces are one way of representing multiple-valued functions. (Cf. WolframMathworld, Riemann surface).
(24) Alain d’Iribarne, La compétitivité. Défi social, enjeu éducatif, Paris, Presses du CNRS, 1989, pp.145-146.
(25) Joseph Puzo, « Comment monter en gamme pour une PMI ou un territoire ? », in Journal de l’Ecole de Paris du management, reproduit in Problèmes économiques, Allemagne, Ses choix, ses défis, Documentation française, janv. 2014.
(26) Jean-Pierre Robin, « Les trois mots qui manquent pour avoir une politique économique efficace », in Le Figaro, 3 nov. 2014
(27) Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, passim.
(28) Saint-Simon, Abrégé de l’histoire de ma vie [1809], in Saint-Simon, Textes choisis, Paris, édit. Sociales, 1951, pp.59-60.
(29) Laurent Cohen-Tanugi, La métamorphose de la démocratie française. De l’Etat jacobin à l’Etat de droit [1989], Paris, Folio, 1993, pp.218-219.
(30) Jean Peyrelevade, Histoire d’une névrose, La France et son économie, Paris, Albin Michel, 2014.
(31) Xavier Fontanet, Pourquoi pas nous ? Paris, Fayard, 2014.
(32) Léon Blum, 1946, in Jean Monnet, Mémoires, p.368.