Partout dans le monde, des chercheurs et responsables politiques en nombre croissant reconnaissent que les indicateurs économiques standard qui orientent encore le débat public sont à la fois des horizons trompeurs et des boussoles faussées. Le PIB,comme les indicateurs économiques conventionnels dont il est l’étendard, perd à grande vitesse de sa pertinence en ce début de XXIe siècle.
On peut distinguer trois raisons fondamentales à cela. Tout d’abord, la croissance économique, si forte dans les décennies d’après-guerre (1945-1975), se dissipe peu à peu dans les pays développés et devient en conséquence un objet de poursuite de plus en plus vain pour les politiques publiques (comme l’illustre la quête effrénée de l’introuvable reprise économique en France et en Europe). Ensuite, le bien-être objectif et subjectif – c’est-à-dire ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – sont de plus en plus déconnectés de cette croissance économique. Enfin, le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité environnementale, c’est-à-dire de la compatibilité entre notre bien-être d’aujourd’hui et la vitalité à long terme des écosystèmes dont il dépend en dernier ressort, alors que c’est à coup sûr l’enjeu majeur de notre siècle.
Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ?
En tentant de mesurer le bien-être, ils s’efforcent de cerner les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et notamment de la production nationale et du revenu des personnes. Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ? Parce que l’idée que la croissance économique représente le développement humain au sens où elle constituerait un bon condensé de toutes ses dimensions est tout simplement fausse. La croissance du PIB n’est pas une condition préalable du développement humain, c’est au contraire, désormais, souvent son entrave (comme l’illustre le coût sanitaire exorbitant de la pollution atmosphérique en Inde et en Chine, deux pays qui concentrent un tiers de la population humaine).
Dès lors, l’augmenter ne suffit pas à se développer humainement. Il faut des politiques spécifiques qui se donnent pour objet direct l’éducation, la santé, les conditions environnementales ou encore la qualité démocratique (c’est-à-dire la qualité des institutions politiques et la confiance placée en elles par les citoyens). Sans la considération de cette pluralité du bien-être, une dimension, généralement économique, s’impose aux autres et les écrase, mutilant le développement humain des individus et des groupes (l’exemple de la santé aux États-Unis est particulièrement frappant à cet égard).
Les territoires, vecteurs de la transition
Mais ces indicateurs de bien-être doivent entrer dans un nouvel âge, performatif : mesurer pour comprendre, assurément, mais aussi et surtout mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer. Car le changement politique qu’appellent ces nouvelles visions du monde économique est considérable. Les territoires ont précisément un rôle déterminant à jouer pour accélérer ce passage de l’analyse à la nécessaire réforme des politiques publiques. Il existe en effet au moins trois raisons fortes qui font des territoires – régions, métropoles, villes –, plus que les États-nations, les vecteurs par excellence de la transition du bien-être et de la soutenabilité.
La première tient à leur montée en puissance sous le double effet de la mondialisation et de l’urbanisation. Les territoires ne sont plus des subdivisions administratives de l’espace national, mais des multiplicateurs autonomes de développement. Toute politique publique est désormais territoriale.
Mesurer les inégalités territoriales
Deuxièmement, la nécessité de mesurer et d’améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues par les personnes impose l’échelle territoriale. La qualité de vie varie d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre parfois d’un quartier à l’autre, dans un même espace physique.
Des travaux de recherche, de plus en plus nombreux et de plus en plus robustes, montrent combien l’endroit où les gens vivent façonne leurs chances dans la vie. Parce que la géographie détermine ainsi l’histoire, les politiques publiques doivent s’emparer de l’enjeu du bien-être territorial. L’indice de développement humain calculé pour la France entière est utile pour les comparaisons internationales ou historiques, mais il ne nous dit rien du développement humain réel dans le pays et notamment des différences, parfois fortes, qui peuvent exister entre les territoires, différences souvent plus grandes au sein de l’espace national qu’entre la France et d’autres pays voisins et comparables. À trop négliger la question des inégalités territoriales de bien-être, le risque est donc grand d’assister en spectateur à la fragmentation de l’espace démocratique.
Au plus près des personnes
Enfin, les territoires sont bien plus agiles que les États (sans parler des institutions internationales) et davantage capables qu’eux de mettre en mouvement les nouveaux indicateurs et de les traduire en nouvelles politiques. On parle à ce sujet, à la suite de la regrettée Elinor Ostrom, de « transition polycentrique » pour signifier que chaque échelon de gouvernement peut s’emparer de la transition du bien-être et de la soutenabilité sans attendre une impulsion venue d’en haut.
Les gouvernements locaux exercent en effet des responsabilités importantes pour la plupart des politiques qui portent directement sur la vie des gens. Environ 40 % des dépenses publiques dans la zone OCDE sont le fait des échelons territoriaux de gouvernement et 70 % de ces dépenses publiques territoriales sont consacrés à l’éducation, la santé, la protection sociale et les services publics en général.
Les échelons locaux de gouvernement ont donc souvent un impact immédiat sur le bien-être de la population, y compris sur la confiance des personnes dans la capacité des institutions publiques à relever les défis du moment. En outre, la plupart des interactions entre les politiques sont propres aux territoires : l’usage du sol, le transport et le logement, par exemple, diffèrent selon les lieux et les interactions entre ces différents volets des politiques publiques ne peuvent être compris et administrés que là où ils se produisent effectivement.
Renouveler les problématiques territoriales
Mesurer le bien-être au niveau territorial peut aider les décideurs à donner la priorité à l’intervention publique là où elle est le plus nécessaire, afin de mieux évaluer et de contrôler la concentration spatiale des avantages ou des difficultés, et améliorer la cohérence des politiques en identifiant des synergies dont les territoires peuvent tirer parti. L’enjeu du bien-être territorial est donc considérable. Plusieurs travaux récents permettent de mieux en prendre la mesure en France.
Un numéro spécial de la Revue de l’OFCE consacre ainsi un dossier à ce sujet relativement nouveau en présentant certains des meilleurs travaux et données disponibles à ce jour. Un rapport publié conjointement par l’OFCE et le ministère de l’Écologie met en lumière plusieurs expériences concrètes de territoires français qui s’engagent dans la transition du bien-être et de la soutenabilité. Enfin, un colloque organisé ces jours-ci a permis de progresser sur des sujets capitaux comme les inégalités environnementales et la résilience territoriale. Les fruits de la recherche sont ainsi mis au service du débat public pour renouveler en profondeur les problématiques des territoires français, à l’heure même où leur carte se redessine.
Éloi Laurent, Enseignant à Sciences Po et à l’Université de Stanford, économiste senior à l’Observatoire français des conjonctures économiques, Sciences Po
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.