L’accord CETA, sur le point d’être voté par le Parlement européen ce 15 février, porte atteinte à la Constitution française, selon une analyse de l’ONG foodwatch. Les récents ajouts de textes en annexe, notamment suite aux demandes de la Wallonie, n’y changent rien. C’est ce que nous confirme une nouvelle analyse de Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel (1), Évelyne Lagrange (2) et Laurence Dubin, professeures de droit international public (3) sollicités par foodwatch avec la collaboration de l’Institut Veblen et de la Fondation Nicolas Hulot (FNH). Au-delà du vote du CETA au Parlement européen, cette incompatibilité pourrait rendre impossible, en l’état, la ratification par la France.
Photo © John Thys / AFP
L’Union européenne négocie avec les États-Unis depuis 2013 un traité commercial de libre-échange : le TTIP ou TAFTA (Transatlantic Free Trade Agreement). Moins connu, un texte final pour un autre accord transatlantique est déjà conclu avec le Canada : le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement). Il précède donc le TAFTA, et risque être adopté très prochainement…
Mais à quel prix ? Les opposants continuent de se faire entendre, et dénoncent un accord « opaque », négocié et signé au détriment des citoyens. Ces traités d’un nouveau genre sont bien plus que de simples négociations techniques pour le commerce : ils auront un impact durable sur notre vie quotidienne, car ils menacent de réduire notre liberté à décider de nos règles sociales, environnementales et économiques.
Si nous laissons faire, ces règles seront plus que jamais dictées par les lobbies des multinationales.
Si le Parlement européen adopte le CETA, le 15 février à Strasbourg, cet accord de libre-échange Union Européenne-Canada entrera dans la phase de ratification nationale par les Etats membres. Face aux exigences de la Wallonie, d’un côté, et de la Cour Constitutionnelle allemande, saisie par foodwatch et plus de 120 000 citoyens, de l’autre, presque 40 documents interprétatifs ont été rédigés à la dernière minute et annexés au CETA afin d’obtenir sa signature le 30 octobre.
Mais ces annexes ne résolvent pas les problèmes constitutionnels que pose le CETA. foodwatch, l’Institut Veblen et la FNH mettent l’accent sur trois atteintes fondamentales à la Constitution qui ressortent de l’analyse de Dominique Rousseau, Evelyne Lagrange et Laurence Dubin :
1) Non-respect du principe d’égalité : Le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et État ou Union européenne (RDIE) permet aux investisseurs étrangers, et à eux seuls, d’introduire une plainte devant un tribunal international spécialement constitué pour la protection des investissements.
Ce tribunal sera à même de juger de la compatibilité des mesures prises par un État membre de l’Union européenne ou l’Union européenne avec les dispositions du CETA et les multiples droits qu’il reconnaît aux investisseurs étrangers afin que ces derniers puissent obtenir réparation de mesures préjudiciables.
Ce mécanisme introduit donc une inégalité devant la loi entre investisseurs nationaux et investisseurs étrangers. Or, en dépit des éléments ajoutés dans l’instrument interprétatif commun (« CETA will not result in foreign investors being treated more favourably than domestic investors »), une inégalité de traitement procédural subsiste. En cas de contestation d’une décision de politique publique prise par la France, les investisseurs étrangers bénéficieront d’une voie de droit spéciale pour protéger leurs intérêts, contrairement aux investisseurs nationaux. N’étant toujours pas tenus d’épuiser les voies de recours nationales, les investisseurs étrangers pourront donc les contourner et décider de saisir directement le tribunal international parallèle créé par le CETA.
Atteintes aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » : le CETA dépouille les juridictions nationales de leur compétence ordinaire au bénéfice du tribunal international qui ne peut être saisi que par les investisseurs étrangers. De plus, il modifie les conditions d’exercice des pouvoirs du Parlement – pouvoir normatif et pouvoir de contrôle –, mais aussi des autorités administratives. Le CETA opère ainsi des transferts de compétences vers des organes qui ne se rattachent ni à l’ordre juridique de l’Union européenne, ni à celui de ses États membres, mais dont les pouvoirs peuvent les contraindre directement ou indirectement.
2) « Les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » : Le CETA était et demeure susceptible de porter atteinte aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté » telles que le Conseil constitutionnel les comprend. D’une part, il dépouille les juridictions nationales de leur compétence ordinaire au bénéfice du tribunal international au gré des investisseurs étrangers (voir le principe d’égalité ci-dessus) ; d’autre part, il modifie les conditions d’exercice des pouvoirs du parlement – pouvoir normatif et pouvoir de contrôle –, mais aussi des autorités administratives.
Le CETA crée plus d’une dizaine de comités (le Comité mixte, les comités spécialisés comme le comité de gestion mixte des mesures sanitaires et phytosanitaires, le comité sur les services et les investissements,…) dont certains pourront exercer leurs fonctions dès le début de l’application provisoire. Parmi ces comités, le Comité mixte joue un rôle prépondérant. Il réunit des représentants du Canada et de l’Union européenne mais ne compte aucun représentant des États membres malgré l’important pouvoir de décision et d’interprétation dont il est doté. Collaborant avec les comités spécialisés, le Comité mixte interfère dans l’exercice du pouvoir des États membres et des instances de l’Union européenne en matière législative et réglementaire. Le Conseil et les États membres de l’UE ont précisé dans la déclaration 19 que sur les sujets relevant de la compétence des États membres, les positions européennes seraient prises conjointement avec ces derniers. Il reste que, faute de clarté sur la délimitation précise des compétences respectives ainsi que de détails sur sa mise en œuvre effective, cet engagement, bienvenu, doit être précisé. Or la question de la répartition des compétences entre l’UE et les Etats membres est délicate.
Ainsi, les institutions de l’UE ont à ce jour accepté de considérer le CETA comme un accord mixte ; pour autant, il n’est pas certain que les dispositions retenues par l’UE pour une entrée en vigueur provisoire du CETA ne couvrent que des compétences exclusives et indiscutées de l’Union. De plus, le CETA prévoit que les parties mettent en place des mécanismes de coopération réglementaire afin de réduire les barrières non tarifaires au commerce, par l’harmonisation ou la reconnaissance mutuelle de leurs normes. Ces mécanismes, notamment prévus au chapitre 21 de l’accord, créent de nouvelles contraintes par rapport à la fonction de « faire la loi ». Ces contraintes risquent de porter atteinte aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », telles que définies dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. S’il est rappelé explicitement dans l’instrument interprétatif commun que ces mécanismes sont volontaires, le risque qu’encourt l’Etat de devoir payer des indemnités très importantes en cas de plainte devant le tribunal international par des investisseurs privés ou tout simplement d’être entraîné dans une procédure longue et coûteuse est susceptible de dissuader les autorités nationales de se soustraire aux mécanismes de coopération réglementaire.
Indépendamment de la coopération réglementaire, la faculté donnée aux investisseurs étrangers de saisir le tribunal international contre l’Etat pourrait produire un effet dissuasif au moment d’adopter de nouvelles législations qui pourraient être jugées incompatibles avec les exigences du CETA. C’est d’autant plus vrai que l’Etat est aussi exposé à d’autres recours, réservés cette fois aux parties à l’accord (concrètement ici : le Canada), soit devant l’Organe de règlement des différents de l’OMC (l’ORD), soit devant le mécanisme de règlement des différends entre parties prévu par le CETA (voir son article 29.3). Le CETA opère ainsi des transferts de compétences vers des organes (Comités mixte, comités spécialisés, tribunal compétent pour le règlement des différends entre autorités publiques et investisseurs) qui ne se rattachent ni à l’ordre juridique de l’Union européenne, ni à celui de ses États membres mais dont les pouvoirs peuvent les contraindre directement ou indirectement. Il convient d’autant plus de vérifier la compatibilité de ces transferts de compétences normatives ou juridictionnelles (v. l’analyse sous 1) avec la Constitution que les conditions de dénonciation d’un accord aussi contraignant dans des domaines intéressant « les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » ne sont pas clairement définies. En particulier, la faculté pour un Etat membre de dénoncer unilatéralement l’accord n’est pas certaine. Certaines déclarations intra-européennes prétendent certes clarifier le processus pour arrêter l’application provisoire à la suite d’une éventuelle décision d’inconstitutionnalité d’une cour constitutionnelle ou d’un échec définitif d’un processus national de ratification. Toutefois, elles ne précisent pas ce que recouvre précisément cette notion d’échec définitif. Après notification par l’État membre concerné, il reviendra à l’Union européenne de proposer au Conseil de voter la fin de l’application provisoire de l’accord. Cette décision devrait vraisemblablement être prise à l’unanimité, ce qui ne garantit donc pas à l’Etat concerné que l’application provisoire cessera parce qu’il ne peut ratifier l’accord.
Enfin, la procédure de dénonciation par un État membre de l’accord après son entrée en vigueur pleine et définitive n’a jamais été évoquée. Si l’article 30.9 du CETA sur l’extinction de l’accord prévoit les modalités de dénonciation de l’accord par une partie, il ne contient aucune précision quant à ce que signifie exactement le terme « partie ». Désigne-t-il ici l’UE et/ou les Etats membres (cf. art. 1.1 du CETA) ? En outre, quelle que soit la procédure de dénonciation, l’accord contient une clause de survie selon laquelle l’ensemble du chapitre huit sur les investissements et l’arbitrage restera en vigueur pendant 20 ans après une éventuelle dénonciation du CETA afin de protéger les investissements effectués avant cette date. Là encore, les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » peuvent s’en trouver affectées.
3) Le principe de précaution : Le principe de précaution permet de prendre des mesures visant à protéger les citoyens face à des risques potentiels, particulièrement dans le domaine de la santé ou de l’alimentation. En France, le principe de précaution est inscrit dans la Constitution depuis 2005. L’article 5 de la Charte de l’environnement dispose en effet : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
L’article 9 de la Charte énonce qu’elle inspire l’action européenne et internationale de la France. De fait, l’article 191 TFUE contraint l’UE à fonder son action sur « les principes de précaution et d’action préventive » dans le domaine de l’environnement – et en pratique également dans le domaine de l’alimentation et la santé humaine, animale et végétale. Or, l’accord CETA, intervenant dans de nombreux domaines relatifs à l’environnement, ne prévoit aucune « mesure propre à garantir le respect du principe de précaution », selon la formule utilisée par le Conseil constitutionnel en 2008.
Dans l’accord interprétatif commun, l’UE, ses membres et le Canada, « réaffirment les engagements qu’ils ont pris en matière de précaution dans le cadre d’accords internationaux ». Il reste que la portée de cet engagement est limitée dans la mesure où seule la « précaution » est évoquée dans l’instrument interprétatif – et non le principe de précaution. Or, la consistance et la portée, sinon du principe, du moins de la précaution requise, sont sujettes à variations selon les systèmes juridiques. Elles diffèrent par exemple en droit de l’OMC, en droit de l’UE ou en droit constitutionnel français. Si certaines déclarations, comme celles rédigées par la Commission, la Slovénie et la Belgique, sont plus précises, elles n’engagent de toute façon pas le Canada.
Les difficultés soulevées par le CETA concernant le principe de précaution et analysées dans l’étude publiée par foodwatch en juin 2016 réalisée par quatre juristes européens sont ainsi confirmées et restent d’actualité. En définitive, les instruments interprétatifs communs ou particuliers n’altèrent pas la nécessité de soumettre le CETA tant à la CJUE qu’au Conseil constitutionnel avant ratification.
« Comment pourrait-on accepter le CETA, un accord qui non seulement menace les règlementations protégeant l’environnement, les droits sociaux ou encore l’alimentation (OGM, pesticides, etc…), mais en plus s’avèrerait inconstitutionnel ? », insiste Karine Jacquemart, de foodwatch France.
Mathilde Dupré, de l’Institut Veblen, ajoute : « Le CETA touche au fonctionnement même de la démocratie et à la capacité des États de réguler. A cet égard, le Conseil Constitutionnel doit être saisi pour en vérifier la légalité. »
Les politiques ne sont pas en reste. Yannick Jadot dénonce : « A travers ces accords, on voit l’Europe, et plus particulièrement la Commission européenne, incapable d’avancer sur les perturbateurs endocriniens, on voit l’Europe qui a filé en cadeau au Canada le fait de ne pas sanctionner les carburants issus des sables bitumineux. Et on va voir les entreprises pouvoir attaquer les Etats dès que ces derniers voudront prendre des mesures de protection de l’environnement, de la santé, ou du service public ».
(1) Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’École de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature de 2002 à 2006. Ses recherches portent principalement sur le contentieux constitutionnel et la notion de démocratie.
(2) Évelyne Lagrange est professeure de droit public à l’école de droit de la Sorbonne, et directrice du Master recherche Droit international public et organisations internationales de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent notamment sur les organisations internationales et les rapports entre droit interne et droit international.
(3) Laurence Dubin est professeure de droit public à l’Université Paris 8 Saint-Denis et directrice du laboratoire de recherche juridique Forces du droit. Ses recherches portent notamment sur le droit international des échanges.
Textes ajoutés en annexe à l’accord CETA :
TAFTA et CETA : l’Europe prête à brader le principe de précaution, avis juridique commissionné par foodwatch le 28/06/2016
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