Total, l’une des cinq « supermajors » mondiales, s’apprête à se renommer TotalEnergies pour symboliser sa diversification dans les énergies plus propres. Mais, face à une pression grandissante, il peine à convaincre les investisseurs et le public qu’il en fait assez pour le climat. Et que changer de nom suffira à faire oublier sa vraie nature.
Le géant pétrolier et gazier, qui investit désormais aussi dans l’éolien ou le solaire, tient son assemblée générale annuelle ce vendredi 28 mai. Les actionnaires devront se prononcer sur une résolution très symbolique : le changement d’identité de l’entreprise, fondée en 1924 sous le nom de Compagnie française des pétroles, en TotalEnergies. « Le groupe affirme sa volonté de se transformer en une compagnie multi-énergies pour répondre au double défi de la transition énergétique : plus d’énergie, moins d’émissions », a expliqué à l’AFP le PDG Patrick Pouyanné, dont le mandat doit aussi être renouvelé pour trois ans à l’Assemblée générale.
Comme ses pairs européens, et à la différence des géants américains, Total se développe dans les renouvelables et veut accélérer. L’entreprise allouera ainsi en 2021 plus de 20% de ses investissements nets dans les renouvelables et l’électricité. Mais le groupe se trouve sous une pression croissante des défenseurs de l’environnement, ainsi que des investisseurs désormais, afin de faire plus pour lutter contre le changement climatique. C’est ainsi que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) vient de presser le monde d’oublier, « dès maintenant », tout nouveau projet d’exploration pétrolière ou gazière pour garder le réchauffement sous contrôle.
L’an dernier, c’étaient onze investisseurs (La Banque Postale Asset Management, Crédit Mutuel, Meeschaert…) qui avaient proposé une résolution pour contraindre Total à des objectifs climatiques plus ambitieux. Combattue par la direction, cette motion avait été rejetée par les actionnaires mais avait tout de même engrangé 16,8% de votes favorables. Chez Shell, une résolution analogue en faveur d’objectifs plus ambitieux — et non soutenue par la direction — vient d’obtenir un peu plus de 30% des votes.
Cette fois-ci, Total a donc pris les devants en promouvant des objectifs pour 2030 sur le chemin de la neutralité carbone visée en 2050. S’agissant des produits énergétiques utilisés par ses clients (comme l’essence brûlée dans les voitures), sur un périmètre dit « scope 3 », Total s’engage par exemple à ce que les émissions aient reculé dans le monde d’ici 2030 par rapport à 2015. Le CA100+, qui réunit 575 investisseurs gérant collectivement 54000 milliards de dollars, avait déjà recalé Total dans son évaluation des performances climatiques des plus gros émetteurs publiée en mars. Total a depuis réhaussé à la marge certains de ses objectifs mais sans réussir à convaincre les investisseurs.
Stratégie de diversion
Critiquant la résolution de la direction, les ONG Greenpeace et Reclaim Finance ont dénoncé une « stratégie de diversion » et une « énième tentative de Total pour contrer une possible résolution d’actionnaires sur le climat ». « On n’est pas du tout en face d’une entreprise en transition », critique Lucie Pinson, fondatrice de Reclaim Finance, citant ses nouveaux projets de production d’hydrocarbures. Elle déplore aussi des objectifs et des moyens peu détaillés : « non seulement c’est risqué pour le climat mais c’est aussi risqué pour le portefeuille des actionnaires puisqu’ils sont incapables d’évaluer les risques liés à leurs investissements ».
Les ONG critiquent, mais elles ne sont plus les seules. Les financiers s’y mettent aussi. 33 investisseurs de la coalition CA100+ ont publié ce 25 mai une déclaration concernant la stratégie « climat » de la major française. Verdict : celle-ci ne permettra pas à la major d’atteindre la neutralité carbone. Cette déclaration a été initiée par les trois investisseurs en charge de mener l’engagement actionnarial auprès de Total dont Meeschaert qui a également annoncé hier qu’il votera contre la résolution 14 portant sur le plan « climat » de Total. Tous se réfèrent au scénario net zéro publié mardi par l’Agence internationale de l’énergie, et qui appelle à ne plus ouvrir de nouveaux projets pétroliers et gaziers afin de baisser la production d’hydrocarbures.
Au contraire, la confiance des actionnaires en la capacité de Total à se transformer pour résister aux risques de transition est amenée à s’effriter encore plus alors que l’AIE a indiqué le cap à suivre : renoncer à tout investissement dans de nouveaux projets de production pétrolière et gazière. La déclaration du CA100+ est arrivée quelques heures après que Meeschaert a emboîté le pas au néerlandais PME et au français OFI AM en annonçant qu’il votera contre la stratégie « climat » de Total (3). L’Ircantec, qui est membre du comité de pilotage du CA100+, a aussi annoncé qu’il votera contre la résolution Total (4).
« Total essuie camouflet après camouflet. Sa tentative de dissimuler ses velléités d’expansion dans les énergies fossiles derrière une communication bien rodée a échoué. Les investisseurs ne sont pas dupes et cette déclaration après le désaveu de sa stratégie « climat » par un des chefs de file du CA100+ et d’autres investisseurs montre que l’étau se resserre » a commenté Lucie Pinson, fondatrice et directrice générale de Reclaim Finance. Elle poursuit : « La décision de Meeschaert démontre que les investisseurs peuvent poursuivre leur dialogue actionnarial tout en votant en cohérence avec leurs engagements climatiques. Nous appelons les autres actionnaires de Total à suivre l’exemple de Meeschaert, Ircantec, OFI AM et PME à voter exclusivement à l’aune des recommandations de l’AIE et des scientifiques du climat »
« Je pense qu’on est quand même beaucoup d’actionnaires à être d’accord sur le fond du sujet et à avoir comme objectif les marges de progression qui sont encore nécessaires pour pouvoir être aligné avec les Accords de Paris », juge Aurélie Baudhuin, directrice de la recherche ISR chez Meeschaert AM. Le Crédit Mutuel a pour sa part choisi l’abstention, qui « vaut exigence pour la suite », avec en vue « la réduction de la production de pétrole et l’arrêt de l’activité d’exploration de nouveaux champs pétroliers ».
Stratégie de façade
Pour les défenseurs de l’environnement, Total adopte une stratégie de façade incompatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. En continuant à miser massivement sur les hydrocarbures, Total menace les vies de millions de personnes en France et dans le monde, arguent-ils, et s’expose à des risques juridiques et financiers importants.
À contre-courant des recommandations de l’AIE, Total n’a en effet pas prévu de renoncer à ses nombreux nouveaux projets pétroliers et gaziers. Bien au contraire. Total prévoit d’accroître sa production de gaz de 30% entre 2019 et 2030, et ses projections indiquent une augmentation de 50% de sa production d’hydrocarbures entre 2015 et 2030. Enfin, Total prévoit de consacrer encore 80% de ses dépenses d’investissement au pétrole et au gaz à horizon 2030, échouant totalement à aligner ses capex avec une trajectoire 1,5°C.
Le groupe pétrolier affiche son ambition de croître dans le gaz que le groupe qualifie d’énergie “bas carbone”. C’est pourtant une énergie au potentiel de réchauffement global 84 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone sur vingt ans ! Pour compenser cela, le groupe compte sur les technologies de capture et de séquestration de carbone (CCUS). Celles-ci ne sont pourtant même pas disponibles. Les bioraffineries, à base d’huile de palme ne peuvent représenter non plus une mesure concrète de lutte contre le changement climatique. Et les énergies renouvelables ? Seulement 0,5 milliards ont été investis par Total en 2018 dans les énergies “bas carbone” dont le gaz contre 9,2 milliards dans l’exploration – production d’hydrocarbures.
D’autant que les projets pétroliers de Total vont bon train. Avec son projet « Tilenga » en Ouganda, Total envisage notamment de forer plus de 400 puits reliés par un réseau de pipelines (et produire 200 000 barils par jour), dont 132 dans le parc national des Murchison Falls. « Total est aussi le principal développeur du projet EACOP (…), un oléoduc géant de 1 445 km de long (qui) sera chauffé à 50 degrés et transportera le pétrole extrait aux abords du lac Albert en Ouganda » jusqu’à la côte nord-est de la Tanzanie. « Ces deux projets impliquent des déplacements massifs de population », dénonce un rapport intitulé « Un cauchemar nommé Total », publié en octobre 2020.
En Arctique, Total participe à un projet gazier colossal, au cœur d’une des régions les plus fragiles de la planète. Le projet Arctic LNG est porté par le groupe russe Novatek et le français Total. L’idée consiste à bâtir une méga-usine de liquéfaction qui permette d’exporter du gaz naturel vers l’Europe et l’Asie. Après extraction, le gaz est refroidi sur place et transporté par bateau à travers la route du Nord. Coût du projet : environ 21 milliards de dollars (17,6 milliards d’euros). Un coût colossal qui laisse augurer la taille du chantier dont une grande partie de la mise en œuvre sera assurée par le franco-américain TechnipFMC.
Selon un communiqué de Total, le projet est singulièrement ambitieux : « D’une capacité de production de 19,8 millions de tonnes par an (Mt/a), soit 535 000 barils équivalent pétrole par jour (bep/j), Arctic LNG 2 permettra de valoriser plus de 7 milliards de bep de ressources du gisement onshore de gaz et de condensats d’Utrenneye. Le projet prévoit l’installation de trois plates-formes gravitaires (gravity-based structures) dans le golfe de l’Ob qui accueilleront les trois trains de liquéfaction d’une capacité de 6,6 Mt/an chacun. » Total ajoute une précision qui n’est pas pour rassurer les défenseurs de l’environnement : « Le transport de la production d’Arctic LNG 2 vers les marchés internationaux sera assuré par une flotte de méthaniers brise-glace qui pourront utiliser la route du Nord ainsi qu’un terminal de transbordement du Kamchatka pour les cargaisons à destination de l’Asie et un autre proche de Mourmansk pour les cargaisons destinées à l’Europe. »
Stratégie du double-jeu
Influencés par la pression considérables des compagnies pétrolières, les grandes institutions bancaires comme les gouvernements jouent encore, en matière d’économie énergétique, la stratégie du double jeu. Sous les belles paroles vertes, les investissements vont bon train. Un rapport récent révélait ainsi que les soixante plus grandes banques du monde ont apporté 3 800 milliards de dollars de financement aux entreprises du secteur du charbon, du pétrole et du gaz depuis l’Accord de Paris sur le climat en 2015. Malgré la pandémie de Covid-19 qui a réduit la consommation d’énergie, le financement global reste sur une tendance à la hausse. En 2020, les financements étaient plus élevés qu’en 2016 ou 2017, un fait que les auteurs du rapport qualifiaient de « choquant ».
Le rapport Banking on Climate Chaos démontre que les financements fossiles continuent sans relâche. Pourtant, un rapport distinct publié mi-mars 2021 par l’Agence internationale de l’énergie et l’Imperial College de Londres a révélé que les investissements dans les énergies renouvelables ont connu un rendement supérieur de 367 % à celui des combustibles fossiles depuis 2010.
En effet, à première vue, l’avenir n’est plus au pétrole. En matière de mobilité, le véhicule électrique s’impose désormais comme une nouvelle norme de la mobilité individuelle. Selon Philippe Copinschi dans un article publié par The Conversation, « au rythme actuel, l’essentiel des nouvelles immatriculations en Europe sera électrique d’ici quelques années à peine ». Il prévient : « Un siècle après s’être imposé comme l’énergie incontournable dans le transport, le pétrole va ainsi perdre une grande partie de son statut de ressource stratégique ».
Va-t-il pour autant disparaître, au grand dam des banquiers qui le financent à tour de bras ? Rien n’est moins sûr tant les groupes comme Total s’acharnent à maintenir le pétrole en vie : le transport de marchandises, routier et maritime, dépend encore quasi exclusivement du pétrole – à 99 % pour le transport maritime (AIE), et en 2020 en Europe, les ventes de camion étaient à 96 % au diesel, même si les alternatives (gaz naturel, biocarburants, hydrogène, électricité…) gagnent en compétitivité. Quant au transport aérien, il devrait rester encore totalement tributaire du pétrole pour de nombreuses années.
Pour ce qui concerne la production énergétique, les énergies renouvelables ne détrôneront pas le pétrole de sitôt dans les pays en développement, où l’accès aux technologies de pointe est souvent limité. L’or noir deviendrait ainsi « l’énergie du pauvre » sans perdre, avant longtemps, ses atours aux yeux des banquiers, qui continueront, même si la planète brûle et s’asphyxie, leur business as usual.
Le vent tourne
Total utilise toutes les stratégies d’influence possibles pour préserver son image et maintenir son emprise sur la société, dans le but d’assurer l’acceptabilité d’un modèle économique dangereux pour le climat. L’influence douce des masses, le soft power, est un art parfaitement maîtrisé par Total. Malgré cela, malgré tous les efforts déployés par la multinationale pétro-gazière, le vent semble en train de tourner. Comme pour d’autres géants du pétrole — Shell vient d’être condamné par la justice de son pays à l’issue d’un procès retentissant, « le peuple contre Shell » — Total se retrouve pris au piège de sa propre influence.
Chaque jour, de plus en plus d’acteurs et d’instances se détournent du géant pétrolier. Des étudiants se mobilisent contre l’ingérence de Total dans les écoles, des acteurs de la culture lèvent la voix pour ne plus être instrumentalisés en laissant Total utiliser leur image prestigieuse pour redorer son blason, la justice climatique avance et pointe du doigt la responsabilité des entreprises comme Total et des responsables politiques dans le dérèglement climatique, des publicitaires refusent de participer à un greenwashing organisé… Chaque jour, le nombre de personnes qui ouvrent les yeux sur la toxicité de Total est un peu plus grand. La ville de Paris a refusé que l’entreprise sponsorise les Jeux Olympiques de 2024. De plus en plus de jeunes s’engagent pour le climat et affirment qu’ils ne travailleront pas chez Total. Aujourd’hui, ce sont des actionnaires du groupe qui déposent des résolutions environnementales pour le pousser à opérer un revirement stratégique complet. Ce sont des signes qui s’accumulent et ne trompent pas.