Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 37 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
Sommes-nous véritablement en guerre, comme le déclare Emmanuel Macron, ou bien cette formule a-t-elle quelque chose d’excessif ? Faut-il croire Mme Sibeth Ndiaye lorsqu’elle soutient que les masques ne sont utiles que pour les soignants, ou doit-on suspecter l’exécutif d’avoir louvoyé sur le sujet au gré des stocks ? Peut-on approuver le porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Chine lorsqu’il affirme que le virus « n’a pas de nationalité » face au Président des États-Unis qui parle de virus chinois ?
L’esprit balance ; car à chaque fois l’une et l’autre options semblent avoir leurs raisons. Il est vrai que le vocabulaire martial du chef d’État a pu paraître peu proportionné à la retraite domestique suggérée à une large part des Français. Le même scepticisme nous guette quand les masques, prétendument inutiles pour le tout-venant, demeurent indispensables pour certains et ont été pleinement partie prenante de la contention de la pandémie dans d’autres pays. Quant au virus, si son premier foyer géographique ne permet peut-être pas de lui conférer la nationalité chinoise, il devrait toutefois autoriser à noter son origine.
Comment alors expliquer des exposés aussi fallacieux ? Qu’est-ce que les responsables politiques ont dans la tête en en formulant de tels ? Ou plutôt : qu’ont-ils derrière la tête, pour reprendre l’expression d’un certain Pascal ? L’auteur des Pensées opère en effet un découpage éclairant entre une interrogation sur le vrai et un questionnement, qui prime, sur le bien social. La notion de vérité s’y trouve en quelque sorte éclatée à travers la distinction entre le lieu et le point de la vérité : autrement dit entre la pertinence d’une croyance et la raison profonde de cette pertinence, entre ce que l’on croit et ce en quoi cela est digne de crédit.
Il faudrait donc remonter des énoncés à l’énonciation pour saisir l’à-propos de ces éléments de langage : il est certes exagéré de se déclarer en guerre, mensonger de dire les masques inutiles, incorrect de dénier toute origine au virus, mais ceux qui fabulent ainsi ont peut-être raison, comme le dirait Pascal, par la pensée de derrière, laquelle pointe moins ce qui est que ce qu’il nous faut.
Or, en ces temps de confinement, de pénurie et possiblement de troubles, il faut un strict respect des consignes, des économies de masques et une cohésion nationale. Devant de telles priorités, il s’agit alors moins de peser ses mots que d’imposer ses vues quant à la gravité de la situation et le civisme qu’elle requiert.
Cette chance laissée à l’individu de se hisser à la hauteur du citoyen éclairé et responsable, c’est précisément le pari (pascalien ?) qu’implique nécessairement une démocratie pas tout à fait désenchantée.
Tsolag Paloyan
Tsolag Paloyan, « Tracts de crise » n° 37 Gallimard, 7 avril 2020, 20h
Photo d’entête : Portrait de Blaise Pascal (1623-1672)