Les événements en cours liés à l’expansion mondiale du coronavirus devraient être l’occasion de mener une réflexion d’abord personnelle, ensuite collective, sur ce que l’on appelle la mondialisation, qui n’est qu’une conséquence de la croissance technico-économique échevelée de ces cinquante dernières années. Aujourd’hui, voilà que la nature nous rappelle à nouveau à l’ordre avec la pandémie qui se répand implacablement à travers le monde menaçant autant la santé que l’économie. Dorénavant, nous pénétrons dans un nouvel âge de l’humanité qui ne sera plus une partie de plaisir mais un nouvel affrontement avec la nature et surtout avec la société qui la détruit.
TRIBUNE LIBRE
Illustration d’en-tête : « La revanche de la nature », acrylique vernie sur toile, 70×50cm – Œuvre de Emeline Dilly (Em) – Artmajeur, 2018. Avec l’aimable autorisation de l’artiste (Compte Instagram : emzone.art)
L’homme moderne possède un sentiment de toute puissance qui lui a été donné par les moyens qu’il a inventés et utilisés massivement partout dans le monde. Il s’agit là de la fameuse « honte prométhéenne » chère au philosophe germano-américain Günther Anders qui désigne le complexe d’infériorité des hommes vis à vis de la puissance des moyens scientifiques et techniques qu’il utilise aujourd’hui à grande échelle.
Les yeux s’ouvrent
De cette expérience historique est né un sentiment étrange d’abord en Occident et plus précisément en Amérique de dépendance de nos sociétés industrielles vis à vis de la nature vécue comme honteuse. Plus particulièrement chez nous, cela s’est manifesté après-guerre par l’emprise des fameuses « trente glorieuses » sur l’opinion de toutes les catégories sociales. S’en sont suivies toutes les destructions que la génération des baby-boomers a pu connaître du fait de l’urbanisation, de l’agriculture agrochimique, de la réalisation des grandes infrastructures de transport et de notre cher programme nucléaire dont nous avons tant de mal à nous débarrasser.
Au lieu d’en tirer des leçons positives en réagissant contre ces dérives, tous les pays se sont efforcés de suivre le modèle occidental de développement, reproduisant chez eux toutes les conséquences catastrophiques que nous avons connues ! Or il semble aujourd’hui que les yeux s’ouvrent enfin timidement sur ces dernières, cette prise de conscience étant déclenchée par des événements exceptionnels qui ont jalonné notre modernité depuis plus de quarante ans, telles que les catastrophes nucléaires ou encore le réchauffement climatique à l’origine de la fréquence des multiples désordres environnementaux et que nous connaissons.
Or, aujourd’hui, après les incendies monstrueux d’Australie, voilà que la nature nous rappelle à nouveau à l’ordre avec la pandémie née en Chine, qui se répand implacablement à travers le monde, menaçant autant la santé que l’économie. Il semble maintenant que les fameuses « limites de la croissance » chères à Denis Meadows et autres pionniers de la critique écologique sont en passe d’être franchies avec toutes les conséquences que cela suppose. Dorénavant, nous pénétrons dans un nouvel âge de l’humanité qui ne sera plus une partie de plaisir mais un nouvel affrontement avec la nature et surtout avec la société qui la détruit.
Le confort nous a fait croire échapper à la nature
Si l’on réfléchit bien, ce rappel à la réalité n’a pourtant rien de négatif car il nous dit, comme l’ont déjà écrit de nombreux écrivains, quelle est la condition humaine dont fait partie la nature. Cette nature qui à la fois nous permet encore de fuir les horreurs de la société technicienne hyper développée mais aussi de toujours nous rappeler que nous faisons partie des êtres vivants destinés un jour à mourir et à subir les violences de la nature.
Le confort de la société de consommation nous a fait croire échapper à ce destin par notre domination de la nature. Or cette illusion perverse nous a précipités au contraire dans un destin tragique.
Avec la diffusion planétaire du coronavirus, le monde assiste incontestablement à la réponse de la nature faite à la mondialisation. À l’ignorance des frontières résultant de la logique technico-économique expansionniste du marché répond celle de la pandémie. Le virus suit l’itinéraire du flot croissant des marchandises à travers le monde. Les « routes de la soie » sont aussi celles du virus !
Dès lors, des mesures plus ou moins strictes de confinement des populations sont prises par les États au nom de la prévention. En Italie, fortement atteinte par le virus, le confinement total par bouclage du territoire national a été imposé tandis que chez nous, trois stades plus ou moins contraignants ont été définis, le dernier n’ayant pas encore été imposé qui peut, suivant le modèle totalitaire chinois, atteindre son paroxysme alors même que le nombre de victimes chez nous reste pour l’instant assez modeste.
Il faut alors dire que ces mesures carcérales rendent toute vie sociale et économique impossible en conférant aux autorités de l’État des pouvoirs exorbitants pour des motifs sanitaires. Or cet objectif prométhéen est à l’évidence impossible à atteindre à l’échelle de la planète car il faudrait que soit institué pour cela un gouvernement mondial sous une forme dictatoriale, avec l’aide du numérique. Trop de contraintes culturelles et de conflits politiques en découleraient.
D’autant que la paralysie de l’économie mondiale serait considérée par l’oligarchie comme insupportable pour la pérennité du système. Il y a là une contradiction insurmontable au sein du système industriel.
Une fois de plus, faut-il le répéter, la sécurité sanitaire et la protection de l’environnement, envisagées autrement que sur un mode rhétorique, sont totalement inconciliables avec la croissance démographique et technico-économique qui a colonisé l’imaginaire de l’homme moderne. Reste à mener une réflexion à la fois individuelle et collective pour savoir où une telle situation va mener l’humanité.
Fragilité de la puissance
En l’état actuel de l’absence d’une telle réflexion, due à la démission des intellectuels dans ce domaine qui, eux, continuent à cultiver des repères idéologiques datant du XIXe siècle comme le libéralisme et le socialisme, on ne peut malheureusement qu’envisager l’avenir avec pessimisme. Il faut dire que l’absence de toute réflexion anticipatrice d’ordre politique relative aux conséquences d’un développement galopant, a quelque chose d’incroyable. Pourtant, cela fait déjà longtemps qu’en Occident une minorité d’esprits éclairés a mené une réflexion sur les conséquences multiples de cette avalanche pour l’homme et son habitat terrestre. Sans rechercher « les grands ancêtres » qui, très tôt au XXe siècle, ont tiré la sonnette d’alarme dans des publications souvent ignorées. On peut ainsi par exemple citer le travail récent du sociologue Alain Gras sur la « fragilité de la puissance » qui explique clairement de quelle manière le système industriel peut s’effondrer. Il affirme ainsi : « Les défenseurs de la démocratie technologique n’ont pas compris que le projet inscrit dans le progrès technique moderne a pour objectif de ruiner toute contestation du devenir » (1).
Il en résulte un aveuglement généralisé, cultivé en particulier par l’oligarchie mondiale, qui nous a persuadés que le « développement serait durable » et inévitable. De cet aveuglement est né le désarroi actuel du monde politique et culturel qui ne sait quelle réponse donner à des événements comme la pandémie qui proviennent des désordres causés par l’homme.
Seule réponse envisagée : continuer à faire la guerre contre la nature en recourant aux méthodes expérimentées de l’État totalitaire, initié d’abord en Chine, qui prétend, par une organisation parfaite, prévenir ces désordres pour les faire disparaître. Et ceci sans recourir à un État mondial mais en diffusant des méthodes identiques dans tous les États mises au point par des experts sous l’égide de l’OMS.
Ce totalitarisme sanitaire, aujourd’hui en train d’être expérimenté partout dans le monde, justifié par les craintes du public, ne fait en fait que continuer l’entreprise prométhéenne inventée par l’Occident de maîtrise totale de la nature par la combinaison de la science et de la technique. Rien de ce que peut produire la nature ne doit échapper aux rigueurs de l’organisation scientifique de la sécurité sanitaire, même ce que l’on ignore !
Il en résultera certainement de grands désordres au sein des sociétés humaines qui, à leur tour, entraîneront de la part des États de violents efforts pour renforcer encore les contraintes existantes. Et ici on retombe sur le fameux cercle vicieux du « système et du chaos » caractérisant le développement (2). On peut alors aisément imaginer le naufrage de l’humanité travaillée par une course aux armements —actuellement en cours— débouchant sur des guerres d’anéantissement de toute vie sur terre ; guerres rendues possibles par l’impitoyable logique du développement.
Après les temps optimistes où l’avenir était inévitablement positif, est venu celui des « cygnes noirs » (3) qui peut justifier toutes les démissions tant individuelles que collectives. Or il est évident aujourd’hui que l’expérience acquise par l’homme des temps modernes devrait lui permettre d’emprunter une voie qui ne soit plus celle de la quête permanente d’un surcroît de puissance. Renoncer à cette quête pour établir un équilibre avec la nature pour faire la paix avec elle devrait être pourtant notre seul objectif.
Simon Charbonneau, Maître de conférences honoraire à l’Université Bordeaux-I, juriste, spécialisé dans le droit de l’environnement. Auteur du « Prix de la démesure » – Editions Libre et Solidaire 2015.
(1) « La fragilité de la puissance, se libérer de l’emprise technologique » d’Alain Gras – Editions Fayard, 2003
(2) « Le système et le chaos » de Bernard Charbonneau – Editions Anthropos 1973
(3) « Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible » de Nassim Nicholas Taleb – Editions Les belles lettres, 2012 – Nouvelle édition en 2019
Pour aller plus loin :
- Livre « Internet ou le retour à la bougie » d’Hervé Krief – Edition écosociété, mars 2020