Sous couvert de se protéger de la Covid-19, se sont développées cet été de multiples stratégies pour tenter de maintenir les foules à distance. Mais, n’est-ce pas tout simplement que l’on ne supporte plus l’autre ?
On se souvient, au début de l’épidémie, des islois se plaignant de la migration des Parisiens vers leurs maisons secondaires. Une analyse statistique des données téléphoniques réalisée par l’opérateur Orange a ainsi estimé que près de 17 % des habitants de la métropole du Grand Paris ont quitté leur région entre le 13 et le 20 mars (Le Monde, 26 mars). Dès le 16 mars, un arrêté préfectoral a limité les traversées du continent vers l’île d’Yeu « aux habitants munis d’une carte de passage (résidents permanents) ». Une nouvelle qui avait été accueillie avec satisfaction sur l’île.
À Noirmoutier, les résidents s’étaient plaints de l’afflux de ces nouveaux habitants : les magasins et les stations essence ne permettaient plus de répondre à la demande.
Une narration du rejet de l’autre
Au-delà des seuls risques sanitaires, ces récriminations relèvent d’« un vieux contentieux, la France a été construite sur ce clivage entre Paris et le reste, c’est-à-dire la province ou les régions » pour reprendre les mots du sociologue Jean‑Didier Urbain (Le HuffPost, 28 avril 2020).
L’ancien maire de Noirmoutier déplorait alors « Les gens se baladent sur la plage, prennent des selfies qu’ils partagent sur les réseaux sociaux, c’est un comportement irresponsable ». (France 3 Région, 26 mars).
Ces différends régionaux ont été réglés par le rappel du décret national de lutte contre la propagation du virus (16 mars 2020) appliqué sans nuance, quel que soit le seuil épidémique des régions. Un confinement strict devait être observé aussi bien à la ville qu’à la plage.
Cependant une brèche s’est peut-être ouverte à ce moment de l’épidémie : il avait été possible de dire, d’écrire qu’on ne voulait plus de l’autre. La narration au sujet du rejet de l’autre avait paru sinon acceptable, du moins compréhensible et s’était en tout cas exprimée, y compris du côté des édiles.
Identification de « classes à risques »
Le déconfinement s’est fait selon des déclinaisons régionales, voire départementales, en fonction du niveau de circulation du virus, tel que le recommandait d’ailleurs le conseil scientifique (Avis n°6). Des stratégies locales de déconfinement ont été mises en place concernant les accès aux plages, le port du masque, etc.
En même temps qu’une volonté s’affirme de solidarité et de bienveillance à l’égard d’autrui, notamment des plus âgés, s’installe insidieusement une société morcelée où chacun cherche à exclure en identifiant les catégories de population à risque, que l’on peut mettre en parallèle avec des classes potentiellement dangereuses.
Or dans la définition desdites « classes dangereuses », la frontière entre le risque biologique et le risque social semble ténue. Au fil du XIXe siècle, la classe dangereuse a ainsi été assimilée aux classes pauvres, dangereuses et vicieuses comme l’a montré Louis Chevalier.
Hygiène et équilibre moral de classe se chevauchent : « décrotter le pauvre équivaut à l’assagir ; convaincre le bourgeois de se laver, c’est le préparer à l’exercice des vertus de sa classe » (Alain Corbin, Le miasme et la jonquille p. 208.) La bourgeoisie cherche alors à se prémunir de l’odeur nocive et nauséabonde des classes dangereuses. Ironiquement, l’anosmie comme symptôme associé à la Covid-19 nous préserve de cette réaction. Reste qu’il y a bien des préjugés et des ambiguïtés sociales à vaincre.
Si le rejet ne se tourne pas aujourd’hui vers les pauvres, hygiène et équilibre moral de classe continuent de se chevaucher. Les classes dangereuses désignent aujourd’hui d’autres populations. D’abord les jeunes, ceux-là qui depuis le déconfinement se pressent de se retrouver en grande promiscuité dans les bois, sur les plages ou dans des free parties organisées illégalement.
Promiscuité indésirable
Mais plus largement, ce sont les « masses », venant d’ailleurs, toute classe sociale confondue, qui semblaient constituer cet été la classe dangereuse. Ces vacances qui devaient se passer sous le sceau de l’insolite, hors des « sentiers battus » ont révélé la difficulté à échapper à la « masse », à la standardisation des comportements, provoquant aussi un afflux et une promiscuité indésirable inédits vers certains lieux.
Sur les réseaux sociaux, on a pu voir fleurir les bons plans pour « se mettre au vert » ou encore se baigner en Île-de-France. Ces petits coins isolés et méconnus, ces étendues d’herbe verte au bord d’une rivière aux eaux transparentes sont devenus des joyaux que certains, fiers de leur trouvaille, ont pris plaisir à dévoiler sur la toile. Les applications « rando » ont conduit des dizaines de personnes à se déverser sur les étroits chemins forestiers. La réserve naturelle des Hauts de Chartreuse a vu arriver les randonneurs en nombre. Les plages étaient bondées de vacanciers coincés dans l’Hexagone.
Ces afflux massifs, sinon hors normes, de populations ont, là encore, déclenché mécontentements et rejets de la part des populations locales. Ainsi, il y a quelques jours, pour répondre à la fois à la concentration de baigneurs en bord de rivière, mais aussi aux incivilités dont se sont plaints les autochtones, le port du masque sur les quais et dans les rues commerçantes de Moret-sur-Loing a été rendu obligatoire. « Avant, c’était une baignade familiale. Là, c’est devenu comme une base de loisirs. Les gens s’imaginent en bord de mer » regrette le maire (propos rapporté par Le Parisien dans son édition du 20 août 2020).
L’obligation du port du masque, outre les contrôles de police, aurait en effet le pouvoir dissuasif de renoncer à s’aventurer en dehors des territoires familiers. Dans le sillage de cette France qui s’est vue divisée, morcelée pendant le déconfinement, le rejet de l’autre parait presque décomplexé.
Le masque pour mieux tenir à distance
S’il est impossible de désinfecter ces corps et leurs miasmes qui se propageraient, semble-t-il, par voie aérienne, il convient de les masquer, mais aussi de les tenir à distance. C’est alors son propre espace territorial sanitaire, puis par extension et confusion, son propre espace social que l’on protège.
Il ne s’agit plus seulement de préserver la santé biologique. Les classes dangereuses sont priées de ne pas se baigner ou seulement dans les zones de baignade qui leur incombent : les piscines municipales de leur périmètre d’habitation.
On contrôle les corps en contrôlant les accès à l’espace, en quadrillant et en codifiant les territoires et c’est désormais avec ces mêmes règles (sanitaires) que l’on tente d’éloigner et de maintenir à distance l’afflux dérangeant des populations.
Au-delà du risque épidémique, c’est l’accès à l’espace public que l’on cherche à contrôler pour préserver cet entre-soi géographique qui préserve le plaisir « d’être en compagnie de ses semblables, de partager avec eux le quotidien, à l’abri des remises en cause et des promiscuités gênantes », comme le faisaient remarquer les Pinçon-Charlot (Sociologie de la bourgeoisie, 2001).
Dans un contexte où les questions de sécurité sanitaire sont omniprésentes, le besoin de trouver sa place au sein d’un espace sécurisé répond à des incertitudes et à des peurs tant réelles (importation du virus) que fantasmées (peur de l’autre, de son mépris, de sa domination…).
Ainsi Proshansky et coll. (1983) avait posé le concept de « place identity » comme définissant les mémoires, idées, expériences, attitudes, valeurs, préférences se rapportant on monde physique dans lequel vit le sujet. Cette place identity permet ainsi de projeter son « Soi » dans l’espace, d’interagir avec l’autre en se sentant en sécurité sur un périmètre géographique familier.
Si l’identité géographique rassure, elle divise aussi. Il parait fondamental d’en prendre toute la mesure dans un contexte pandémique où le pouvoir local se traduit aussi en un pouvoir sur l’espace et la façon de l’occuper. L’arrêté du préfet de police des Bouches-du-Rhône concernant l’interdiction du port du maillot du PSG constitue l’exemple cinglant du recours à cette escalade réglementaire pour réguler notre vivre ensemble territorial, au-delà de la pandémie. Le texte publié le 21 août 2020 interdisait à Marseille « toute personne se prévalant de la qualité de supporter du Paris-Saint-Germain, ou se comportant comme tel, de circuler ou de stationner sur la voie publique sur le Vieux-Port et sa périphérie ».
Des frontières sanitaires, sociales, mais aussi communautaires s’érigent localement sur le territoire national. Il convient de s’interroger sur cet amalgame idéologique entre catégories à risque du point de vue sanitaire et classes dangereuses, sans quoi ces mesures discrétionnaires pourraient être le prélude à une normalisation du rejet de l’autre.
Elsa Gisquet, Sociologue, Centre de Sociologie des Organisations (CSO), Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.
Pour aller plus loin :
- « Masquer le monde – Pensées d’anthropologues sur la pandémie », de Julie Hermesse, Frédéric Laugrand, Pierre-Joseph Laurent, Jacinthe Mazzocchetti, Olivier Servais, Anne-Marie Vuillemenot – Edition L’Harmattan, août 2020 – 180 Pages
Bonjour, Merci de votre article, proposition de réflexion sur un sujet éminent important lié au confinement, déconfinement et Covid-19 et ce que cela a révélé de nos conflictualités sociales. Oui, celles-ci ont été très certainement renforcées par le contexte actuel. Néanmoins, votre analyse mériterait d’avoir confirmation par des données de terrain, notamment par des entretiens, et d’autres angles conceptuels complémentaires. Car ce n’est pas principalement, du peu que j’ai peu entendre de la bouche de différents « autochtones », surtout en Bretagne, la logique de « classes laborieuses/classes dangereuses » qui se jouent. Car la plupart des personnes qui sont venues se mettre « au… Lire la suite »