Alors même que le nombre d’étudiants vulnérables augmente sous l’effet de la crise sanitaire, détecter les individus en grande détresse et à risque suicidaire est essentiel pour permettre d’intervenir le plus précocement possible. Alors comment prédire le risque suicidaire chez les étudiants ? Une équipe de chercheurs de l’Inserm et de l’Université de Bordeaux, en collaboration avec les universités de Montréal et McGill au Québec, ont identifié, grâce à l’intelligence artificielle, un ensemble restreint d’indicateurs de santé mentale qui prédisent avec précision les comportements suicidaires des étudiants. Les résultats sont publiés dans la revue Scientific Reports.
C’est une question d’actualité, alors que les effets délétères de la crise sanitaire sur la santé mentale des étudiants sont de plus en plus visibles, et que l’on connait l’importance d’une détection et d’une prise en charge précoce de ce risque.
Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans et les étudiants sont particulièrement exposés au risque de comportements suicidaires. Plusieurs facteurs connus peuvent contribuer à l’augmentation des risques chez cette population : le passage du lycée à l’université, l’augmentation de la charge de travail, l’augmentation du stress psychosocial et des pressions scolaires, et l’adaptation à un nouvel environnement. Ces risques ont par ailleurs été exacerbés par la situation de crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19.
Selon la pédopsychiatre à l’université de Strasbourg, Julie Rolling, « Les chiffres de Santé Publique France indiquent qu’en 2021, les épisodes dépressifs auraient augmenté de 43 % chez les 12-17 ans par rapport aux autres années et les idées suicidaires auraient progressé de 31 %. Dans ce contexte, depuis le début de l’année, les passages aux urgences pédopsychiatriques ont explosé (+80 %), avec plus de 79 % d’hospitalisation dans les suites de ces passages ».
Une détection précoce des comportements suicidaires (les pensées suicidaires et les tentatives de suicide) est primordiale afin de permettre l’accès à une prise en charge adéquate. Grâce à une méthode d’apprentissage automatique [1], ( machine learning method ), les chercheurs de l’Inserm et de l’Université de Bordeaux ont développé un algorithme permettant d’identifier de façon précise les principaux facteurs prédictifs des comportements suicidaires parmi une population étudiante.
Suivi sur un an de plus de 5 000 étudiants français
Les résultats de cette étude portent sur l’analyse de données recueillies auprès de 5 066 étudiants qui ont été suivis sur une période supérieure ou égale à un an, entre 2013 et 2019. Tous appartiennent à la cohorte i-Share qui porte sur la santé des étudiants, dirigée par Christophe Tzourio, professeur d’épidémiologie à l’université de Bordeaux, praticien au CHU de Bordeaux et directeur du centre de recherche Bordeaux Population Health.
Les participants sont âgés de plus de 18 ans, francophones et inscrits dans une université française. Ils ont rempli deux questionnaires en ligne détaillés : un au moment de leur inscription, l’autre un an plus tard. Les informations recueillies par ce biais renseignent les chercheurs à la fois sur la santé des participants, leurs consommations de drogue et d’alcool, leurs antécédents médicaux et psychiatriques ainsi que sur leur état psychique.
Ce suivi a révélé qu’environ 17% des étudiants participants, filles (17,4%) comme garçons (16,8%), ont présenté des comportements suicidaires au cours de l’année qui s’est écoulée entre les deux questionnaires.
Avant d’initier le travail de modélisation s’appuyant sur l’intelligence artificielle, les chercheurs ont d’abord identifié 70 facteurs prédictifs potentiels, recueillis dans le questionnaire d’inclusion, ayant une influence sur les comportements suicidaires selon les données de la littérature scientifique. Il s’agit notamment des données sociodémographiques, de certains paramètres de santé physique et mentale, des antécédents personnels et familiaux de comportements suicidaires, des conditions et habitudes de vie, de la consommation de substances et des traumatismes liés à l’enfance.
La méthode d’apprentissage automatique, qui consiste à analyser simultanément de nombreux facteurs associés au risque suicidaire, a ensuite permis de dresser un classement de ces 70 facteurs prédictifs potentiels, selon leur importance dans la prédiction des comportements suicidaires des étudiants.
Les résultats de l’étude révèlent que parmi ces 70 prédicteurs potentiels mesurés à l’inclusion, quatre permettent de détecter environ 80% des comportements suicidaires lors du suivi. Il s’agit des pensées suicidaires, de l’anxiété, des symptômes de dépression et de l’estime de soi.
Pour les chercheurs, ces résultats suggèrent que des échelles psychologiques validées et couramment utilisées comme l’échelle de Rosenberg qui mesure l’estime de soi, l’échelle STAI-YB de Spielberger pour l’anxiété et la PHQ-9 pour la dépression, seraient suffisamment informatives pour identifier les étudiants susceptibles de présenter des comportements suicidaires.
« Ces travaux demandent confirmation mais ils ouvrent la possibilité de dépistage à grande échelle en identifiant, grâce à des questionnaires courts et simples, les étudiants à risque de suicide pour les orienter vers une prise en charge adéquate », explique Christophe Tzourio, coordinateur de l’étude.
L’estime de soi : un marqueur important et jusqu’alors méconnu
Dans des analyses secondaires effectuées sur un sous-échantillon incluant uniquement les participants qui ne présentaient pas de comportements suicidaires à leur entrée dans la cohorte, soit 3946 étudiants, les principales variables prédictives qui se sont démarquées dans l’analyse statistique étaient les symptômes dépressifs, l’estime de soi et le stress académique chez les filles et majoritairement l’estime de soi chez les garçons. L’estime de soi représenterait donc un marqueur prédictif indépendant et important du risque suicidaire.
« Les spécialistes de santé mentale dans nos équipes ne s’attendaient pas à ce que l’estime de soi fasse partie des quatre facteurs prédictifs majeurs des comportements suicidaires », souligne Mélissa Macalli, doctorante en épidémiologie et auteure de l’étude. « Ce résultat, qui n’aurait pas été obtenu sans l’utilisation de techniques d’intelligence artificielle, qui ont permis de croiser un grand nombre de données de façon simultanée, ouvre des nouvelles perspectives aussi bien de recherche que de prévention », conclut-elle.
L’étude « VSAIL » de Vanderbilt
Une autre équipe, à l’université Vanderbilt (Nashville) démontre aussi dans le JAMA Network Open, la précision d’un algorithme d’apprentissage automatique à prédire le risque de tentative de suicide (TS) : cet algorithme développé, le « VSAIL » pour Vanderbilt Suicide Attempt and Ideation Likelihood, basé sur les données des dossiers de santé électroniques (DSE) permet de calculer le risque à 30 jours de nouvelle consultation pour tentative de TS et donc la prévalence des pensées suicidaires.
Au cours des 11 mois de test, 78.000 patients adultes ont été suivis à l’hôpital, aux urgences et aux cliniques chirurgicales du VUMC. Les chercheurs ont validé les performances de l’algorithme prédictif en répartissant les patients participants en 8 groupes en fonction de leurs scores de risque,
Le premier groupe représentant à lui-seul plus d’un tiers de toutes les TS recensées durant le suivi de l’étude et environ la moitié de tous les patients éprouvant des pensées suicidaires. 395 personnes de ce groupe ont déclaré avoir des pensées suicidaires et 85 ont vécu au moins une tentative de suicide, 23 ont survécu à des TS répétées. Pour 271 personnes identifiées comme à risque le plus élevé, 1 est revenue consulter pour TS.
Une première alternative à l’évaluation psychologique : « Il est impossible de dépister tous les patients à risque de suicide à chaque consultation », explique l’auteur principal de cette étude, le Dr Colin Walsh, professeur d’informatique biomédicale, de médecine et de psychiatrie. Il est en effet impossible d’évaluer pour le risque de suicide, les millions de personnes qui viennent consulter chaque année. Certains patients ne sont ainsi jamais dépistés malgré des facteurs qui pourraient indiquer un risque plus élevé.
Ces études menées en milieu hospitalier ouvrent ainsi la voie à une intervention transparente d’aide à la décision, basée sur une analyse simple des données du DSE, un outil qui pourra s’avérer précieux durant les crises pandémiques. Ces résultats représentent une étape vers la détection précise et évolutive du risque et permettent de comprendre comment le risque de tentative de suicide évolue dans le temps. L’IA pourra-t-elle aider à faire de la prévention en amont ? Le dépistage par IA pourrait permettre un premier niveau de détection menant, le cas échéant, à des tests plus poussés.
Faire face aux problèmes de santé mentale est l’une des tâches les plus difficiles de la vie et avec l’aggravation des statistiques mondiales sur les troubles de la santé mentale, toute innovation et technologie qui vise à réduire la prévalence de la dépression, du risque de suicide ou de tout autre trouble mental est la bienvenue. Les statistiques indiquent que toutes les 40 secondes, une personne meurt d’un suicide et que pour chaque personne qui meurt d’un suicide, il y a plus de 20 autres qui ont tenté de mettre fin à leur vie. S’il est possible d’empêcher une seule personne de s’enlever la vie à l’aide de la technologie, il faut avancer en ce sens, même si rien ne remplacera jamais l’attention humaine à la souffrance. A moins que l’Homme ne soit déjà dépassé et en échec dans les rapports humains …
« Quelle place restera-t-il pour « l’agir humain ? » questionnait déjà en 2018 le généticien Axel Kahn : « L’intelligence artificielle c’est le big data, la capacité à stocker d’énormes quantités de données, l’algorithme pour exploiter cette ressource, la robotique, et l’intelligence artificielle proprement dite. Ensuite nous n’avons plus qu’à imaginer les performances qu’atteindra l’intelligence artificielle d’ici dix ans. Sachant par exemple qu’un système expert peut sans doute déjà délivrer des diagnostics médicaux plus fiables qu’un médecin. Dans ce contexte, quelle place laissera l’évolution de l’intelligence artificielle à un agir proprement humain ? ».
[1] L’apprentissage automatique, également appelé apprentissage machine ou apprentissage artificiel et en anglais machine learning, est une forme d’intelligence artificielle (IA) qui permet à un système d’apprendre à partir des données et non à l’aide d’une programmation explicite.
Image d’en-tête : Film A.I. Intelligence artificielle de Steven Spielberg, 2001