Sculpteure et peintre franco panaméenne, formée aux États-Unis et en France, Isabel De Obaldia est invitée à partir de fin novembre par la Maison de l’Amérique latine à Paris. Son installation, faite de grands dessins et de corps de verre colorés, de son et de vidéo, vise à témoigner de la catastrophe humaine et écologique de la région du Darién, qui sépare le Panama de la Colombie. Observatrice attentive des violences propres à notre temps, la plasticienne rendra compte du désastre occasionné par un flux migratoire, transit du désespoir qui fut un temps massif et dont l’assèchement brutal actuel a, à son tour, des conséquences violentes.
« De ce côté de l’Atlantique, le Darién est une région mal connue. L’Europe a sa Méditerranée, traversée par des migrants qui risquent leur vie à tenter de la franchir ; l’Amérique a cette mer végétale, un « bouchon » qui sépare l’isthme de Panama de la Colombie, et plus généralement de l’Amérique du Sud. Dans cette région humide et montagneuse où le risque d’être détroussé s’ajoute à ceux de la nature, entre 2021 et 2023, un demi-million de migrants ont souffert et beaucoup sont morts avant d’atteindre le petit village de Bajo Chiquito, peuplé de pêcheurs et de paysans indigènes, dont l’équilibre économique s’est trouvé bouleversé de façon éphémère par leur arrivée. » explique Nadeije Laneyrie-Dagen, commissaire de l’exposition.
« Celles et ceux qui ont vécu là l’enfer et se voient forcés à présent d’emprunter le chemin du retour, les natifs pris au piège de mouvements incohérents qui les ont faits otages plutôt que bénéficiaires, et la jungle, prolifique, admirable, et défigurée, sont les héros de l’installation immersive » que propose Isabel De Obaldia pour la Maison de l’Amérique latine.

Isabel De Obaldia, Et nous voici, déchirés (détail installation) 2025. Peinture sur papier (technique mixte : acrylique, pastel, fusain), 350 cm x 480 cm. Sculptures en verre, dimensions variées entre 28 x 18 x 10 cm. Photo : Sebastián Icaza
Isabel de Obaldia et les fantômes du Darién
Par Nadeije Laneyrie-Dagen – Extraits du texte du catalogue
En Europe, le cauchemar de la migration se fixe sur la mer : la Méditerranée ou la Manche, où les exilés se noient. À la jonction de l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale, dans le Darién au sud-est du Panama, c’est la jungle qui fut, à partir de 2015 et particulièrement de 2021 à 2023, la route d’un transit dangereux pour les humains et funeste pour la nature. Dans une région de marécages et de montagnes, un demi-million de personnes en provenance du Venezuela, d’Haïti, de l’Équateur ou de la Colombie, parfois de Chine ou du Cameroun, des hommes, des femmes et des enfants, ont risqué leur vie. Au cours d’une marche exténuante, ils et elles ont souffert de la faim et de la soif, traversé des rivières périlleuses et subi des violences, en tâchant de franchir la première étape cruciale d’un voyage qui devait les mener vers les États-Unis.
À la biennale de Venise 2024, Des Étrangers partout ( Foreigners everywhere), Isabel De Obaldia avait consacré à ce drame une installation plastique et picturale sobrement appelée Selva, Jungle. Des pastels couvraient les murs, des corps de verre oscillant devant eux : les spectres des déplacés. […]
Une année a passé et la situation au Darién a changé, comme elle s’est transformée dans le monde. Avec l’élection du président Trump, le flux des gens qui tentaient leur chance s’est tari. De Obaldia s’était rendue sur place à la fin de 2023, et elle y est retournée en avril 2025.
Les villages de fortune ou plus organisés où transitaient celles et ceux qui avaient triomphé de la jungle sont désormais déserts. Dans les cabanes en mauvais état et dans les rues fantômes, l’empreinte des faits s’est fixée. Elle est aussi visible dans la nature, dans les restes d’un campement et dans les débris innombrables, toiles de tente et autres détritus accrochés à des branches ou flottant dans une rivière naguère préservée.
L’artiste est donc revenue sur ses pas. Pour cette création à la Maison de l’Amérique latine, elle propose un ensemble associant une nouvelle fois pastels, sculptures, son, et une vidéo. Mais son installation résonne de façon différente. […] À la fois belle et menaçante, la luxuriance de la végétation est créatrice de malaise. Dans une telle nature, note De Obaldia, on perd toute espèce de repères : « c’est cela que je cherche à rendre », ajoute celle qui, pour avoir été l’invitée en 2023 du Smithsonian Tropical Research Institute de Barro Colorado, réserve naturelle insulaire au cœur du canal du Panama, connaît bien la jungle. Sur un mur de l’espace d’exposition, quatre dessins collés les uns aux autres tombent sur trois mètres cinquante, du plafond jusqu’au sol. Leur verticalité résulte de l’expérience, dans un terrain où les arbres prospèrent en se dressant très haut : « Dans la jungle […] tout semble vertical. On passe la plupart du temps à regarder vers le haut » commente De Obaldia — en 2023, elle avait présenté au Musée du canal un Paysage vertical (Vertical landscape ) de 9 mètres de haut. Les quatre feuilles pourraient représenter les étapes d’un parcours. La première figure la mangrove : les racines des palétuviers plongent en rhizomes dans un sol boueux, faisant sentir la pesanteur d’un monde où l’homme n’est pas bienvenu. La deuxième montre une piste qui, loin dans le haut, débouche sur un éclat de ciel : l’espoir, pourvu que ceux qui tentent leur chance ne perdent pas ce chemin que la croissance végétale occulte. Une cascade occupe la troisième, et la dernière laisse apercevoir la côte, le terme provisoire de l’épreuve. […] Suspendues au plafond, des figures de verre se balancent devant ces grandes peintures. Elles sont colorées, diverses, nombreuses comme le furent les migrants ; petites — leurs dimensions donnent la démesure de la nature autour d’eux ; d’un fini délicat ; et saisies dans des attitudes dynamiques — au bout des fils ténus auxquels elles sont suspendues, leurs gestes révèlent des émotions. […] Pour les corps de Selva, De Obaldia avait adopté une technique mixte inspirée du moulage au sable (sand casting) dont elle connaît bien le procédé, et de la fonte à la cire (lost-wax casting).
Les figures étaient rudes, réduites parfois à des troncs meurtris. Pour son exposition parisienne, la sculptrice a repris ce procédé pour une minorité de sculptures, les plus rudes, les plus douloureuses. Pour la majorité cependant, elle a utilisé exclusivement la cire perdue. […] La cire permet un fini précis. Elle a favorisé une évolution dont l’artiste n’a pris la mesure qu’au cours du travail. Comme elle l’exprime de nouveau dans son journal : « C’est un peu bizarre pour moi de penser qu’il y a trois ans je faisais des figures brutales, abstraites et rudes, et que pour ce projet je suis en train de les travailler si délicates. Quelques-unes aussi brutales mais il y
en a aussi des tendres ».
« Abstraction » et « rudesse », versus « tendresse » et, ainsi que le formule encore le journal, « un réalisme un peu étrange » ? L’artiste s’explique à elle-même cette métamorphose : « J’essaie de réaliser pourquoi. […] Auparavant, je travaillais sur l’abstrait, l’idée symbolique. L’homme fort, l’homme qui souffre. L’homme avec l’esprit animal. Pour ce projet-ci je pense aux gens. À toutes ces personnes qui ont fait le trajet de la jungle, et beaucoup plus, pour trouver un meilleur futur. Leur “El Dorado”. Ce sont des gens concrets. Ils existent ou ils ont existé. Je ne les connais pas, mais je leur dois une présence ».
Alchimie du témoignage : Isabel De Obaldia
Par Monica E. Kupfer – Extraits du texte du catalogue
Depuis plus de trente ans, Isabel De Obaldia s’est fait connaître pour son engagement à la fois politique et artistique. Lorsque les chars américains ont roulé dans les rues de Panama en décembre 1989, l’artiste documentait déjà depuis quelques années la violence sous la dictature militaire — qui prit fin avec cette invasion des États-Unis. Ses dessins clandestins de corps jetés à la mer depuis des hélicoptères et ses peintures sur la répression militaire ne se limitaient pas à témoigner d’une époque de terreur : ils révélaient aussi une personnalité capable de transformer la brutalité historique en acte créatif et de résistance esthétique.
Les années de crise à la fin des années 1980 au Panama, suivies de la transition démocratique des années 1990, furent une période d’une grande fécondité pour De Obaldia. Elle pratiquait un style néo-expressionniste dans des peintures où foisonnaient de luxuriants paysages tropicaux. Parfois habités par des figures solitaires inscrites dans des récits énigmatiques — combinaison d’homme et de jungle, ces paysages semblent rétrospectivement annoncer sa production actuelle. En même temps, elle commença à créer des sculptures en verre, matériau qui orienterait plus tard sa pratique artistique. […]
Trente ans après l’invasion américaine, en 2019, le MAC de Panama organisa une grande exposition commémorative intitulée Une invasion en 4 temps. Cette manifestation, cathartique et révélatrice, permit aux jeunes publics et aux visiteurs étrangers de comprendre ces événements. […] En préparation de cette exposition, De Obaldia réalisa un documentaire, Por Panamá la vida (2019), construit à partir d’un précieux fonds intime et familial : journaux, photographies, vidéos et dessins réalisés entre 1987 et 1990. La vidéo entremêle sphère sociale et privée, juxtaposant des images familiales à des scènes filmées par l’artiste ou diffusées à la télévision, montrant les manifestations. […]
De Obaldía participa activement aux manifestations et filma les affrontements entre citoyens, journalistes et militaires. Après un épisode particulièrement menaçant dans la rue, elle prit conscience des risques encourus et retourna dans son atelier, où elle se déchargea de la violence vécue, aussi bien dans son journal, que dans de nombreux dessins et peintures. […] Pour sa première exposition personnelle en France, De Obaldía poursuit cette démarche qui la caractérise désormais. La représentation des tragédies migratoires du Darién se nourrit de sa longue réflexion sur le conflit, la résistance et la survie. De Obaldia transforme l’urgence historique en forme esthétique, tout en restant engagée dans la complexité formelle et la force critique.

Une artiste engagée
Isabel De Obaldia est née à Washington DC en 1957 de parents franco-panaméens. Elle a grandi au Panama, où son père, Guillermo Trujillo, était un peintre renommé. Formée en Amérique et en Europe (elle a étudié l’architecture à l’Université de Panama et le dessin à l’École des Beaux-Arts de Paris, obtenu une licence en graphisme et cinématographie à la Rhode Island School of Design en 1979 ; étudié à l’Art Students League de New York en 1982 ; puis en 1987, commencé à travailler le verre à la Pilchuck Glass School, une école de verre mondialement reconnue), Isabel De Obaldia est une artiste aux moyens d’expression multiples : peinture, sculpture – principalement le verre — vidéo, animation, son.
Elle a bénéficié, à Panama, aux États-Unis et en Europe, d’expositions personnelles, et a participé à de nombreuses manifestations collectives. Elle mène, depuis quatre décennies, un travail engagé, attentif aux vicissitudes politiques du Panama (la dictature de Manuel Noriega, l’invasion américaine) et aux désastres du monde (notamment les crises climatiques et sanitaires).
En 2006, Isabel De Obaldia a reçu la bourse du Creative Glass Center of America à Wheaton Arts. Elle y retourne régulièrement pour réaliser ses moulages au sable de grande taille. En 2009, elle a reçu la commande Rakow du Corning Museum of Glass.
De septembre 2011 à mai 2012, le Musée d’Art de Fort Lauderdale a organisé une exposition rétrospective de son travail « Primordial : Peintures et Sculptures d’Isabel De Obaldia ». En 2015, elle a été invitée au Symposium international du verre à Novy Bor, en République tchèque, où elle a commencé à expérimenter la technique du verre soufflé au moule. En 2019, De Obaldia a réalisé « Por Panamá la vida » , un court documentaire personnel sur les années de vie sous la dictature du général Noriega. Ce documentaire a été présenté au Musée d’art contemporain de Panama en collaboration avec « ManiObras », une série de peintures et de dessins réalisés par De Obaldia entre 1998 et 1999. L’exposition « Une invasion en 4 temps » a été créée pour commémorer le 30e anniversaire de l’invasion américaine du Panama.
En 2022, De Obaldia a été invitée à participer à la 58e édition du Carnegie International, la plus ancienne exposition d’art international en Amérique du Nord. Sous le commissariat de Sohrab Mohebbi et intitulée « Est-ce le matin pour vous ? », l’exposition explore les réactions des artistes à l’empreinte géopolitique des États-Unis depuis 1945. Une sélection de ses dessins de la série ManiObras de 1988, ainsi que « Por Panama la vida », étaient exposés, ainsi que son dernier court-métrage.
En 2024, pour le pavillon panaméen de la biennale de Venise où elle comptait parmi les quatre artistes représentant son pays, elle a proposé l’installation nommée
Selva (la Jungle) portant sur la région du Darién, où ont transité l’année auparavant, entre Colombie et Panama, non moins de 500 000 hommes, femmes et enfants.
À l’automne 2025, à la Maison de l’Amérique latine, pour sa première exposition monographique en France, elle revient sur cet exode mal connu en Europe. Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses collections publiques, notamment au Panama, aux États-Unis, en Espagne, en République Tchèque et en Hongrie.
Exposition Et nous voici déchirés, d’Isabel De Obaldia, du 26 novembre 2025 au 26 février 2026 – Maison de l’Amérique latine 217 Boulevard Saint-Germain, 75007 Paris
www.mal217.org
Photo d’en-tête : Isabel De Obaldia Et nous voici, déchirés (détail installation), 2025. Peinture sur papier, (technique mixte : acrylique, pastel, fusain), 350 cm x 480 cm. Sculptures en verre : 28 x 18 x 10 cm. Photo : Sebastián Icaza.







