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Jo Cameron

Même pas mal ! Cette femme ne perçoit ni douleur, ni peur, ni peine. Sera-t-elle le modèle génétique d’un futur humain modifié ?

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Nul doute que cette paisible Écossaise, retraitée de l’enseignement, n’a jamais imaginé un instant que tous les projecteurs des médias se braqueraient un jour sur elle, et qu’elle pourrait entrer dans l’histoire de l’humanité.  C’est pourtant ce qui est en train de se produire depuis que des médecins britanniques ont découvert la particularité extraordinaire de Jo Cameron. Elle bénéficie d’une mutation génétique qui l’empêche de ressentir toute douleur physique ou psychologique. Elle ne perçoit rien quand elle se brûle ou qu’elle se blesse, rien quand elle subit une opération chirurgicale ; elle est toujours joyeuse, ne ressentant aucun des maux existentiels dont peuvent souffrir ses congénères : pas d’anxiété, pas de peur, pas de dépression. Grâce à CRISPR, la particularité exceptionnelle de Jo Cameron pourra-t-elle servir de point de départ à la modification génétique des pauvres humains sensibles que nous sommes ?
 
Les médecins n’en sont pas revenus. Leur patiente, cette joyeuse septuagénaire écossaise vient de subir une opération chirurgicale de la main et elle ne ressent aucune douleur. Logiquement elle devrait souffrir le martyr. On lui a pratiqué une trapézoctomie consistant à lui enlever un petit os du poignet, puis les chirurgiens ont procédé à une reconstitution ligamentaire et réaligné muscles et tendons. Du lourd.  Or, sur une échelle de douleur de 0 à 10, elle déclare au chirurgien éberlué se situer à 0.
 

Zéro douleur

Ce n’est pas une nouveauté pour Jo Cameron : quand elle se brûle, c’est l’odeur de chair grillée qui l’alerte. Elle a subi, il y a quelques années, une opération importante de la hanche ; les médecins lui ont prescrit des antalgiques et de la morphine. Ils étaient parfaitement inutiles car elle n’avait pas mal. Elle a raconté aux journalistes qui se pressent autour d’elles depuis que son cas est connu,  que ses accouchements ont toujours été indolores, qu’elle a eu maints accidents, bobos, coupures, blessures mais qu’elle ne s’en aperçoit pas. D’autant qu’elle présente la caractéristique de guérir et de cicatriser à toute vitesse. Une camionnette a un jour barré la route de sa voiture, elle s’est retrouvée renversée dans un fossé avec de multiples contusions. La première chose qu’elle fit en s’extrayant, en sang, de son véhicule c’est de se précipiter pour réconforter le chauffeur de la camionnette, terrorisé d’avoir causé l’accident. Une vraie héroïne à la Marvel.
 
Plus encore, Jo Cameron n’est jamais anxieuse, angoissée, un peu déprimée comme nous le sommes tous un jour ou l’autre. Elle ne connait pas les maux existentiels touchant des centaines de millions d’humains à travers le monde, qui tentent de s’en guérir à coup d’opioïdes et de molécules chimiques. Notre écossaise miracle na jamais pris d’antalgique ni d’antidépresseur car elle n’en a tout simplement pas besoin. Elle se dit très heureuse et se montre d’un optimisme inébranlable. Des médecins lui ont fait subir des tests. Son score est de 0 sur 21 sur l’échelle du trouble anxieux généralisé (GAD-7) et quand on recherche des signes de dépression, elle se positionne à 0 sur l’échelle dite du Patient Health Questionnaire-9 (PHQ-9) qui comporte 29 niveaux.
Jo Cameron est non seulement paisible et sereine, elle ne connaît pas la peur. Elle déclare ne jamais céder à la panique, même dans des situations dangereuses ou effrayantes.
 

À la recherche du gène perdu

Autant de faits qui ont mis la puce à l’oreille de ses médecins. Ils décidèrent de lui faire une série d’analyses pour comprendre ce qui se passait dans son code génétique. Ce sont les spécialistes en génétique de la douleur à l’Université d’Oxford et à l’University College de Londres qui se sont emparés de ce cas étrange. Ils ont publié ce 29 mars les résultats de leurs investigations dans un article dans le British Journal of Anaesthesia.
 
Le cas de Jo Cameron s’explique par une mutation génétique de deux gènes : FAAH et FAAH-OUT. Une telle transformation génétique n’avait jamais été observée chez un être humain. Le premier gène FAAH agit sur des parties du système nerveux qui régissent la douleur et l’humeur. Ce gène appartient au système dit endocannabinoïde et produit des effets comparables aux dérivés du cannabis en abolissant la sensibilité douloureuse et en diminuant l’anxiété. Marc Gozlan, ce médecin qui tient un blog réputé publié par Le Monde, nous aide à comprendre le mécanisme biochimique qui se déroule.
Il explique que les neurones et d’autres cellules nerveuses du cerveau présentent sur leur surface, des récepteurs. Parmi ceux-ci, on trouve l’anandamide (AEA), un lipide qui joue un rôle crucial dans la perception de la douleur. Ce lipide a pour rôle de réduire la douleur et de procurer un état de félicité quasi extatique. Le problème, c’est que le gène FAAH produit une enzyme qui dégrade l’anandamide ; c’est la raison pour laquelle nous avons mal. Or chez Jo Cameron, les médecins ont découvert de grandes quantités d’anandamide dans son sang.  Ce qui veut dire que ce lipide, chez elle, n’est pas dégradé. Le sang de notre écossaise contient, plus que chez quiconque, les molécules de la félicité. Pour quelle raison Jo Cameron bénéficie-t-elle de cette spécificité ? Les généticiens ont découvert que son gène FAAH n’était pas comme le nôtre. Il avait muté et perdu une seule lettre de son code génétique – les scientifiques parlent de microdélétion. Une toute petite différence qui a une énorme conséquence : elle désactive partiellement le gène en question.  
 
Mais ce n’est pas tout, car les généticiens penchés sur le cas de Jo, ont découvert que cette microdélétion atteignait un deuxième gène. Un gène caché, un pseudogène, qui est en quelque sorte la copie d’une ancienne version du gène FAAH. Quand a lieu une mutation génétique – et nous en avons tous subi, c’est le principe de l’évolution – le gène ancien, avant mutation, est conservé mais il est désactivé. Or les médecins ont constaté que ce pseudogène, appelé FAAH-OUT, était toujours actif mais qu’il lui manquait un bout d’ADN. Une autre microdélétion serait intervenue sur ce gène caché, le faisant muter. Cette mutation le transforme en une sorte d’interrupteur du gène FAAH. Quand le commutateur est éteint, c’est ce qui se passe chez Jo Cameron, le gène FAAH se tait et laisse passer dans le sang l’anandamide, la fameuse molécule de la félicité. C’est ainsi que la septuagénaire ne ressent ni la douleur ni l’anxiété. Dans son sang coulent librement les molécules du bonheur car son code génétique contient le bouton de volume de la souffrance humaine.
 

Modifier la condition humaine avec CRISPR ?

Face à cette découverte, on imagine que les scientifiques des laboratoires pharmaceutiques vont se creuser les méninges pour trouver le médicament qui reproduise ces effets. Un médicament qui rangerait au rayon des vieux souvenirs les antalgiques, opioïdes, morphine et autres drogues que nous prenons quotidiennement. Mais il y a mieux. Il y a CRISPR, le ciseau d’édition génétique capable de faire très simplement du copier-coller avec nos gènes. Quoi de plus simple que de l’utiliser pour reproduire la mutation dont « bénéficie » Jo Cameron ? On pourrait ainsi génétiquement éliminer non seulement la douleur, mais aussi la peur et l’angoisse existentielle de la condition humaine.
 
Une question qui excite particulièrement les scientifiques aux États-Unis, qui luttent pour sortir d’une épidémie d’opioïdes tuant par overdose cinq personnes par heure dans tout le pays. Une hécatombe plus meurtrière que les armes à feu ou les accidents de la route. Les scientifiques s’accordent à dire, qu’avec CRISPR, on ne va pas tarder à donner naissance à une toute nouvelle façon de traiter la douleur, sans prendre de médicaments.
 
Selon le magazine Wired, James Cox, le généticien moléculaire de l’University College de Londres qui a identifié l’anomalie génétique de Cameron, affirme que son groupe utilise maintenant CRISPR dans des lignées cellulaires humaines pour essayer d’imiter sa microdélétion et mieux comprendre ses effets. Cela aidera les médecins à trouver la meilleure stratégie pour des traitements potentiels. Comme la mutation se produit dans le pseudogène FAAH-OUT, c’est-à-dire un gène qui produit une longue chaîne d’ARN qui ne code pas pour une protéine mais qui agit comme régulateur ailleurs dans le génome, ils auront de multiples options. Certaines d’entre elles incluent la conception et l’injection d’une séquence d’ARN complémentaire qui réprime la production de FAAH-OUT. Cela pourrait éventuellement apporter un soulagement temporaire et local. Mais la prise en charge de la douleur chronique nécessiterait des injections ou des perfusions fréquentes. Les scientifiques cherchent donc aussi une solution plus permanente : utiliser CRISPR pour modifier directement l’ADN dans les cellules afin de répliquer la microdélétion de Cameron qui bloque la douleur. « C’est le début, il y a donc beaucoup de choses à prendre en considération », confie James Cox. « Mais nous pensons qu’un grand nombre de patients pourraient être aidés »
 

Dérives inévitables

Mais, car il y a un mais, quand on parle de CRISPR, on ne peut manquer de penser aux dérives. Le cas de ce chercheur chinois ayant donné naissance à deux bébés génétiquement modifiés est suffisant pour s’en convaincre. Si les chercheurs parviennent à trouver le moyen d’éradiquer la douleur, la peine, la peur, d’un coup de ciseau CRISPR, il ne faut pas être très imaginatif pour entrevoir les conséquences. Les parents voudront faire modifier les embryons de leurs futurs enfants pour leur épargner toutes les peines dont eux-mêmes souffrent actuellement. Ce sera la course à la félicité. Un marché juteux en perspective.
Mais on peut aussi parier que les parents de futurs bébés ne seront pas les seuls intéressés. Imaginer une armée composée de soldats qui ne ressentent ni la douleur ni la peur ressemble un peu à de la mauvaise science-fiction. Eh bien pas pour tout le monde ! Certains en rêvent et leurs rêves pourraient devenir réalité.
 
C’est le cas de Vladimir Poutine. Invité fin 2017 à Sotchi lors d’une réunion de jeunes étudiants il évoquait les progrès accomplis en matière génétique et la capacité que nous détenons désormais « d’entrer dans le code génétique créé par la nature ou, comme le diraient les gens religieux, par Dieu ». Il poursuivait en rêvant à haute voix : « Toutes sortes de conséquences pratiques peuvent s’ensuivre. Un homme peut créer un homme non seulement théoriquement mais aussi pratiquement. Ce pourrait être un mathématicien de génie, un brillant musicien… » et il ajoutait « …ou un soldat, un homme qui peut se battre sans peur, compassion, regret ou douleur ». Il terminait son rêve éveillé par ces mots : « Ce que je viens de décrire pourrait être pire qu’une bombe nucléaire. ».
Ce n’est pas pour rien que l’ancien chef des services secrets américains avait qualifié l’édition génétique d’arme potentielle de destruction massive dans son rapport national de 2016 sur les menaces à la sécurité.
 
Il est à peu près certain que l’on parviendra techniquement à modifier le gène dont bénéficie Jo Cameron. Pour le meilleur – la mise au point de traitements antidouleurs efficaces – mais aussi pour le pire, on vient de le voir avec, notamment, les fantasmes poutiniens. Toutefois, plus fondamentalement, est-ce vraiment un bien de vouloir supprimer la douleur, la peur ou l’angoisse ?
Jo Cameron dit elle-même regretter ne jamais ressentir cette « montée d’adrénaline » dont elle a tant entendu parler. Elle confie que ne pas avoir de système interne d’alarme pour prévenir des fractures, le développement de son arthrose ou la moindre maladie, peut être une gêne voire un handicap. La capacité de ressentir la douleur, bien qu’elle soit une partie désagréable de la vie, ne s’est pas installée, dans le fil de l’évolution, pour rien. C’est une façon pour notre corps de nous alerter quand quelque chose de mal lui arrive. Perdre complètement cette sensation protectrice peut sembler, à courte vue un progrès confortable, mais elle peut aussi être aussi terriblement dangereuse.
En toute hypothèse, le futur humain modifié que prétendent vouloir nous concocter les apprentis sorciers du vivant sera très différent de nous. En abrogeant la douleur, la peur ou l’anxiété, on aura sans doute perdu l’essentiel : la nature humaine.
 
 

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