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Earth BioGenome Project

Davos : lancement de la Banque du Vivant. Vers un accaparement de la vie par l’économie ?

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L’annonce qui vient d’être faite à l’occasion du World Economic Forum qui se tient à Davos en Suisse pourrait prendre une dimension historique impactant l’ensemble de l’humanité. Il s’agit ni plus ni moins que de séquencer le génome de tout ce qui vit sur Terre, et d’en conserver les codes dans une banque garantissant la propriété, l’origine et la commercialisation. Les codes de la vie seront ainsi mis à disposition des chercheurs mais aussi des industriels et des laboratoires pour leur permettre de concocter une masse inédite de bio-innovations. Une « quatrième révolution industrielle » qui s’ouvre par un plan sur dix ans, financé à hauteur de plus de 4 milliards de dollars. D’où vient cette mesure ? Qui en sont les porteurs ? Quelles en sont les intentions avouées et cachées ? Quels enjeux et conséquences ? Décryptage.
 
Tout a commencé par une réunion discrète, en novembre 2015, au Smithsonian Institute à Washington. Vingt-trois des plus grands spécialistes que compte la biologie contemporaine fomentent un projet démesuré.
 

Naissance d’une idée

Ils décident de recueillir des séquences d’ADN, à partir de spécimens, de toute la vie complexe sur Terre. Le projet est immédiatement baptisé Earth BioGenome Project (EBP). Cela fait douze ans déjà que la séquence génétique complète d’Homo sapiens a été publiée. Les génomes d’autres organismes avaient été déchiffrés dans l’intervalle, mais les projets qui s’inscrivaient dans cette optique semblaient fragmentaires aux yeux des vingt-trois biologistes. Certains, prévisibles et ponctuels, concernaient les poulets, les abeilles domestiques ou le riz. D’autres étaient plus ambitieux comme celui d’échantillonner la biodiversité des vertébrés, des insectes et des arachnides en observant les représentants de plusieurs milliers de genres. Mais ces travaux n’avançaient que lentement. Le comité a conclu que ce qu’il fallait, c’était un projet d’envergure, similaire à celui du génome humain, mais d’ampleur globale pour recenser toute la vie sur Terre.
 
A peu près au même moment, à Sao Paulo au Brésil, un entrepreneur d’origine péruvienne, particulièrement audacieux, mûrit une idée folle. Juan Carlos Castilla-Rubio observe que les industries extractives, forestières et d’élevage ont littéralement pillé le bassin amazonien. Cela veut bien dire que si l’écosystème de l’Amazone est si convoité, c’est qu’il est exceptionnellement riche. Alors pourquoi ne pas fonder une économie sur l’exploitation des organismes vivants de la région et des informations biologiques qu’ils contiennent ? Les entreprises de plantations d’hévéa qui ont produit le caoutchouc, les laboratoires pharmaceutiques qui, à partir du venin de serpents amazoniens, ont fabriqué des médicaments hypertenseurs, tous ont créé des industries valant des milliards de dollars. Ce qu’entrevoit Juan Castilla c’est que l’explosion actuelle des connaissances biologiques devrait permettre de nombreuses autres possibilités de ce type, et rapporter beaucoup d’argent. Mais dans le cœur de Castilla, il y a une fibre humaniste. Il voudrait que ceux qui vivent dans le bassin amazonien puisse participer aux bénéfices de cette manne colossale et ne pas en être écartés, comme ce fut le cas pour l’hévéa. Notre visionnaire péruvien n’est pas le seul à penser ainsi. Un accord international, entré en vigueur en 2014, le protocole de Nagoya, donne déjà des droits légaux au pays d’origine d’un matériel biologique exploité. Mais ce qu’observe Castilla, c’est que les réglementations destinées à faire respecter ces droits peuvent entraver la recherche nécessaire pour transformer le savoir en profit. Il développe donc le projet de créer une bibliothèque ouverte des données biologiques de l’Amazonie (en particulier les séquences d’ADN) d’une manière qui permette également de savoir qui fait quoi avec ces données et de distribuer automatiquement au pays d’origine une partie de toute valeur commerciale qui résulterait de ces activités. Il appelle son idée the Amazon Bank of Codes, la Banque Amazonienne des Codes.
 
Les deux idées, celles des biologistes de Washington et celle de Juan Castilla, vont converger pour aboutir à un partenariat présenté le 23 janvier sous les auspices, ce n’est pas anodin, du World Economic Forum de Davos.
 

Un projet de dimension industrielle

L’objectif déclaré du projet est de séquencer, en l’espace d’une décennie, les génomes de toutes les espèces d’eucaryotes connues. Il s’agit d’organismes complexes comme les plantes, les animaux, les champignons et toute une gamme d’organismes unicellulaires, les protistes. Sont, pour l’instant, laissés de côté les procaryotes composés de bactéries ainsi que le groupe des archaea. Au total, c’est 1.5 million d’espèces différentes dont le génome sera séquencé. Le calendrier est ambitieux avec une montée en puissance forcenée :  8 génomes séquencés par jour, puis 140, puis environ un millier. Pour y parvenir est prévu l’achat d’un nombre important de machines de séquençage et l’embauche d’armées de techniciens pour faire tourner les séquenceurs. Un budget de plus de 4.7 milliards de dollars est avancé pour mener le projet à son terme.
 
Dans une interview à The Economist, Harris Lewin, un génomiste de l’Université de Californie, coparticipant à la mise au point du projet, estime que l’extraction de données génétiques d’une espèce non encore examinée coûtera entre 40 000 et 60 000 $ pour la main d’œuvre, sans compter les réactifs et l’amortissement du coût des machines. De grands centres de séquençage participeront au projet ; c’est le cas du Beijing Genomics Institute (BGI) à Shenzhen en Chine, du Centre de ressources génomiques de l’Université Rockefeller en Amérique, du Sanger Institute en Grande-Bretagne, ainsi que d’une foule de petits séquenceurs universitaires comme le Smithsonian Institute, tous impatients d’avoir leur part du gâteau. Les startups ne sont pas oubliées à l’instar de la californienne Complete Genomic, qui affirme pouvoir faire baisser le coût d’un séquençage à 100 $.
 
La partie compliquée du projet sera vraisemblablement celle de la récolte des spécimens nécessaires. Certains d’entre eux, dont le volume est estimé à 500 000 unités, proviendront des jardins botaniques, des zoos ou des herbiers conservés par nombre d’institutions de par le monde. Mais le reste devra être collecté sur le terrain. Les promoteurs du projet estiment que ce sera l’occasion de mettre en œuvre des techniques innovantes comme les drones autonomes par exemple, mais aussi de faire appel au crowdsourcing en mettant à contribution des citoyens chasseurs d’échantillons. Le plus dur sera toutefois d’obtenir la permission de chaque État dont le territoire sera échantillonné. Une démarche qui peut vite virer au cauchemar bureaucratique. Un cauchemar atténué par la présence dans le projet de Juan Castilla qui, avec son idée de reverser une partie des dividendes générés par l’exploitation de ce patrimoine vivant aux populations d’origine, sert de gage de bonnes intentions.
 

Numérisation du vivant et blockchain

L’opération de séquençage du vivant consiste, ni plus ni moins, à numériser les ressources biologiques de la planète. Conserver sous forme de code numérique un objet matériel est parfaitement trivial aujourd’hui. Nous le faisons tous les jours, et échangeons, vendons ou achetons quantité de biens dits immatériels. L’objectif du projet est bien de conserver, sous forme de codes, les séquences ADN d’un organisme vivant. Dès lors tout est possible. D’un clic on pourra transférer le patrimoine génétique d’une espèce d’un bout à l’autre de la planète. S’agissant d’un code numérisé, on pourra le doter de métatags pour l’identifier, associer sa source et sa propriété.
Les promoteurs du projet envisagent ainsi de construire une base de données d’informations génétiques en recourant à la technique de la blockchain. Cet outil est largement utilisé dans le domaine des cryptomonnaies, comme le Bitcoin, pour identifier précisément toutes les transactions opérées et rémunérer à leur juste part les acteurs du processus. Plus précisément, ces technologies sont employées pour créer des « contrats intelligents » qui surveillent les ordres et s’exécutent tout seuls.
L’accès à la banque des codes génétiques équivaudrait alors à signer un contrat numérique permettant de suivre à la trace toutes les utilisations ultérieures des connaissances obtenues. Si une telle utilisation était commerciale, il serait ainsi possible de transférer un paiement automatique aux propriétaires désignés des données utilisées.
Ce type de contrats fondés sur la chaîne de bloc rassurerait inévitablement les gouvernements face à la biopiraterie et au pillage des ressources naturelles des pays concernés.
 

Bonnes intentions ?

Le projet qui a été présenté à Davos hier est pétri, en apparence, de bonnes intentions. Harris Lewin, professeur émérite d’évolution et d’écologie, titulaire de la chaire Robert et Rosabel Osborne à l’Université de Californie, membre de la National Academy of Science des États-Unis et président du Earth BioGenome Project, affirme, la main sur le cœur : « Le partenariat construira un projet mondial d’infrastructure biologique pour séquencer la vie sur la planète afin de mettre en œuvre des solutions destinées à préserver la biodiversité de la Terre, gérer les écosystèmes, dessiner des activités bio-industrielles et soutenir les sociétés humaines ». Des grands mots qui évoquent à la fois la protection de la biodiversité sur Terre et l’émergence d’une bio industrie, qualifiée de Quatrième révolution industrielle.
 
Son collègue, Juan Castilla est plus concret ; il clame : « La quatrième révolution industrielle a le pouvoir transformationnel de libérer une valeur économique jusqu’alors inaccessible, en décodant l’ADN de la nature et en tirant les leçons de sa fonction et de ses processus ». Il poursuit : « Les scientifiques et les entrepreneurs sont maintenant capables d’exploiter une nouvelle source de connaissances qui pourrait être le moteur de la prochaine génération de nouvelles technologies. »
En clair, l’intention –louable– est de mettre ces données biologiques à la disposition des bio-innovateurs du monde entier. « L’objectif est de libérer le potentiel de la biodiversité de la planète tout en faisant progresser le marché des produits chimiques, matériaux, procédés et innovations bio-inspirés capables de résoudre certains des problèmes les plus pressants auxquels l’humanité est confrontée. »
 
Derrière ces belles paroles, il y a un marché. Particulièrement juteux. Jusqu’à présent c’est seulement 0.1 % de l’ADN des espèces animales et végétales qui a été séquencé. Cela a suffi pour stimuler l’agriculture et la bio-industrie de plusieurs milliards de dollars. Le communiqué du World Economic Forum annonçant le partenariat affirme que chaque dollar investi dans la bioéconomie rapporte 65 dollars à l’économie américaine.
 

« Les primevères et les paysages ont un défaut grave : ils sont gratuits »

Dans ce projet, chaque brique du vivant pourra être exploitée et monétisée. Aldous Huxley écrivait jadis « Les primevères et les paysages ont un défaut grave : ils sont gratuits » Ce ne sera plus le cas. Depuis l’aube des temps, la nature, dans sa diversité, dans ses matériaux renouvelables, a été une mine d’ingrédients dans laquelle les hommes ont puisé, sans limite. Pour se nourrir, se déplacer, s’habiller, s’abriter…. L’économie puis l’industrie s’est forgée et déployée dans une logique d’affranchissement des contingences biologiques.
S’intéresser à la nature pour y trouver des solutions durables et des modèles inspirants, est une démarche relativement nouvelle. La bioéconomie naît de la prise de conscience d’un franchissement de seuil. Mais, comme l’écrit l’essayiste Dorothée Browaeys, ce mouvement « porte en germe le meilleur comme le pire. Il peut organiser une économie de prédation redoutable – en considérant l’environnement comme un bien économique quelconque », forçant la nature à intégrer la logique économique et la configuration marchande. Le vivant serait alors réduit à des composants informationnels, des biobriques porteuses de fonctions brevetables.
 
Le code génétique porté par la molécule d’ADN structurerait alors les investissements et les innovations. Le génie génétique, la biologie moléculaire s’arriment ainsi à une logique économique de fragmentation du vivant en biobriques ou gènes stratégiques possédant une valeur d’échange. Avec les progrès qu’offre l’édition génétique –comme le ciseau moléculaire CRISPR–, une fonction peut être encapsulée dans un gène et faire l’objet d’une appropriation par brevet. C’est ainsi que d’ores et déjà on observe, partout dans le monde, des productions inédites permises par la reprogrammation des organismes vivants afin de leur faire fabriquer des biocarburants, des médicaments, des molécules à forte valeur ajoutée. Un véritable eldorado dans lequel le vivant est conçu comme une accumulation de briques Lego dans lequel les ingénieurs peuvent puiser à volonté. Le Earth BioGenome Project est typiquement de cet acabit. Il est destiné à offrir – vendre ? – dans un immense catalogue, toutes les briques Lego du vivant.
Ce mouvement est permis par la convergence NBIC, mouvement qui connecte nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et science cognitive. La valeur centrale est donnée à l’information et ouvre tous les champs du possible. Des opérations peuvent désormais se propager depuis le code jusque dans les matériaux (nanotechs), les organismes vivants (biotechs) et les cerveaux (neurotechs).
 
La logique qui préside ici est celle de la standardisation industrielle. Les machines moléculaires fournies par le vivant sont abstraites de leur environnement naturel et considérées comme des dispositifs fonctionnels. Elles sont conçues comme une force de travail parmi d’autres. Mais cette logique ne tient plus aujourd’hui. A deux titres : la biologie d’abord conteste ce réductionnisme génétique ; la communauté internationale ensuite exige un autre modèle de développement.
 

Un projet « has been » ?

Cela fait maintenant quelques décennies que les biologistes nous disent que les structures et fonctions individuelles du vivant ne peuvent être sorties de leur contexte. Ce sont les relations et interrelations qui étayent le vivant. L’épigénétique, en étudiant les mécanismes moléculaires qui modulent l’expression du patrimoine génétique en fonction du contexte, renforce cette vision d’un vivant malléable en constant ajustement à son milieu. Dorothée Browaeys poursuit, dans son article : « Notre époque s’ouvre à ces dimensions comme le manifeste l’engouement pour l’agroécologie centrée sur les symbioses végétales ainsi que l’agroforesterie, prônant la cohabitation des organismes animaux et végétaux. Ces pratiques valorisent les écosystèmes, non pas comme support mais comme condition de toute régénération ».
 
Isoler les briques du vivant pour les considérer comme des matériaux de construction indépendants de leur environnement est une démarche réductionniste typique des années 1970.  En ayant en perspective l’optimisation des potentialités de la vie en elle-même, ce type de bioéconomie, même qualifiée d’ « inclusive » par les auteurs du projet EBP, représente le stade ultime d’un capitalisme globalisé désormais hors mode.
 
Le monde change. Depuis la prise de conscience par la quasi-totalité de la planète du changement climatique, des effets néfastes de l’emprise que nous avons eue sur elle, des risques de perte de la biodiversité avec l’extinction programmée de 50% des espèces, les initiatives se multiplient pour adopter un autre régime. Les signes lancés par la COP 21, le One Planet Summit, les efforts des ONG dans la lutte climatique, ont tous contribué à faire changer les esprits. Les grands argentiers de la planète, financiers, investisseurs, ne s’y sont pas trompés et ont pris le train de la finance verte. Plus récemment encore, dans le secteur jusqu’ici sacré des nouvelles technologiques, le retour de bâton se fait sentir. Pendant que le Earth Biogenomic Project était présenté au World Economic Forum, au même endroit, dans le même temps, des voix s’élevaient pour contester la « big Tech ».  Sylvie Kaufmann décrit aujourd’hui dans un article du Monde comment les géants américains des technologies, jadis « les chouchous de Davos, où étaient mises en valeur les promesses infinies qu’offraient leurs innovations pour le bienfait de l’humanité » sont sous le feu des projecteurs et des questions, en position d’accusés. Sur l’utilisation des données personnelles, l’obsolescence programmée des produits, les phénomènes d’addiction, les algorithmes malfaisants, l’exploitation des contenus des médias -traditionnels, l’intelligence artificielle, les critiques ne cessent de pleuvoir.
 
Alors quand la bioéconomie, qui est pourtant une belle idée quand elle entreprend de s’inspirer de la nature sans chercher à se l’accaparer, devient une méga machine à fabriquer des dollars, sans souci de sa matière première principale, en l’occurrence le vivant, un malaise nous envahit. Un sentiment amer de démodé, de non pertinent et surtout de non conforme aux aspirations du temps. Comme un goût bizarre de colonialisme aux accents paternalistes, cette fois-ci, sur l’ensemble des espèces vivantes.
 
 

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