Les Audionautes. Sur les traces des chants de la Terre, de Caroline Audibert – Éditions Actes sud, 8 octobre 2025 – 464 pages
Depuis Ulysse, nous restons sourds aux chants du monde, oublieux des puissances partout à l’œuvre et des êtres vivants qui en procèdent. Les sirènes d’Homère chantent pourtant “tout ce qui advient sur la terre féconde” ; en les écoutant, le héros antique se faisait le premier “audionaute”. Dans son sillage, Caroline Audibert est partie à la rencontre des audionautes d’aujourd’hui qui naviguent à l’oreille à travers les sonorités de la Terre. Des Alpes à l’Amazonie, de la taïga russe aux laboratoires high-tech et jusque dans les lieux les plus abîmés, l’autrice redécouvre le monde à travers un sens racinaire et malmené : l’écoute. Au fil de ses pérégrinations, ses oreilles – et les nôtres – s’ouvrent, s’affinent, l’augmentent et l’engagent toujours plus avant dans une écologie du lien, voire de la réparation.
« Si nous faisions pousser nos oreilles, le monde en serait changé” : telle est la proposition de ce récit immersif, poétique et initiatique. Au cœur des vacillements planétaires, une invitation à rejoindre une communauté à l’écoute des chants de la Terre, qu’il ne tient qu’à nous de faire grandir.
En ouvrant son récit par la figure d’Ulysse, Caroline Audibert élabore immédiatement un cadre symbolique fort. Les Sirènes — traditionnellement associées au danger — deviennent ici les gardiennes d’un savoir primordial : celui du monde vivant. Dans cette perspective, Ulysse n’est plus celui qui résiste au chant, mais celui qui consent à une écoute maîtrisée. Le terme d’« audionaute », forgé par l’autrice, construit alors une filiation entre le héros mythique et les explorateurs contemporains qui « naviguent à l’oreille ».
Cette relecture du mythe inscrit le livre dans une démarche double : réhabiliter l’écoute comme outil de connaissance et la hisser au rang d’acte fondateur d’une relation renouvelée au vivant.
L’écoute comme sens racinaire et malmené
Audibert part du constat que notre société moderne a largement atrophié notre capacité à entendre le monde. Le bruit permanent, les rythmes urbains, les technologies qui médiatisent nos perceptions ont contribué à une forme d’anesthésie sensorielle. Son projet s’inscrit alors dans une redécouverte : retrouver l’écoute comme manière d’habiter la Terre. Ce faisant, elle rejoint une écologie sensible, proche de celle de David Abram ou Baptiste Morizot, qui invite à percevoir avant d’interpréter, à recevoir avant de projeter.
Une exploration globale : des milieux, des voix, des techniques
Le voyage de l’autrice traverse des lieux aux ambiances sonores contrastées : les Alpes, où le silence apparent recèle une multitude de vibrations ; l’Amazonie, matrice sonore d’une biodiversité débordante ; la taïga russe, où les sons rares témoignent de la rudesse et de la fragilité des écosystèmes boréaux ; les laboratoires high-tech, où l’écoute se fait outil technologique, scientifique, presque chirurgical.
À travers ces espaces, Audibert rencontre des spécialistes — bioacousticiens, chasseurs de sons, ingénieurs, bergers, peuples autochtones — qui ont en commun de se relier au monde par l’oreille.
Chacun devient une sorte de passeur, révélant que le paysage sonore est un révélateur écologique, un indicateur de santé du vivant.
Une écriture immersive et poétique
Le récit ne se contente pas de décrire : il fait entendre. Sa prose est sensorielle, vibrante, souvent lyrique, multipliant les descriptions auditives et les métaphores acoustiques. Cela donne au lecteur l’impression d’entrer dans un espace d’écoute élargi. Cette écriture accompagne le geste philosophique du livre : replacer l’humain dans un tissu de résonances. Là où d’autres approches écologiques s’appuient sur les chiffres ou les diagnostics, Audibert choisit une écologie de la perception, profondément incarnée.
Une écologie du lien et de la réparation
L’un des fils rouges du livre est l’idée que le monde se délite parce que nous ne l’écoutons plus. La crise écologique est aussi une crise sensible. Réapprendre à entendre les chants des oiseaux, les craquements des glaces, les murmures des forêts, même les silences des zones détruites, c’est renouer avec la trame du vivant.
L’auteure propose ainsi une « écologie du lien » où l’écoute devient outil de connaissance, geste éthique et acte politique. Écouter, c’est reconnaître. Reconnaître, c’est s’engager. Le livre fait alors de l’audionaute une figure contemporaine du soin — soin des milieux, soin des relations, soin de l’attention.
Une dimension initiatique : faire pousser nos oreilles
La phrase centrale — « Si nous faisions pousser nos oreilles, le monde en serait changé » — résume l’ambition transformative du livre. Il s’agit moins d’un programme que d’une proposition poétique : élargir notre champ perceptif pour élargir notre champ d’action.
L’audionaute n’est pas seulement un expert : c’est quelqu’un qui accepte de se laisser transformer par ce qu’il entend. Le récit devient alors une initiation, invitant chaque lecteur à rejoindre cette « communauté à l’écoute ».
Un livre qui appelle à une écoute active du monde
Les audionautes se situe au croisement du récit de voyage, de l’essai écologique et de la méditation philosophique. Caroline Audibert y déploie une conviction forte : pour affronter les vacillements planétaires, il faut d’abord réapprendre à entendre.
Son livre agit comme un accordeur intérieur, une tentative de retendre les fils sensibles entre nous et le vivant. À l’heure où tant d’écosystèmes disparaissent sans même que leurs voix aient été entendues, cette proposition résonne comme un geste d’urgence et de beauté.
Caroline Audibert poursuit une œuvre géopoétique dans la veine de la non-fiction et du nature writing. Philosophe de formation, journaliste, elle est l’auteur de Des loups et des hommes (Plon, “Terre humaine”, 2018, prix 30 millions d’amis) et du roman Nés de la nuit (Plon, 2020, finaliste du prix Roblès, prix Pauline de Simiane) dans lequel elle expérimente “la langue fauve”. Elle vit à Nice, entre Mercantour et Méditerranée, et se déplace volontiers.






