La fin des choses – Bouleversements du monde de la vie, de Byung-Chul HAN – Essai traduit de l’allemand par Olivier Mannoni – Editions Actes sud, janvier 2022 – 144 pages
“Nous n’habitons plus la terre et le ciel, nous habitons Google Earth et le Cloud. Le monde devient de plus en plus insaisissable, nuageux et spectral.” Tel est le constat de Byung-Chul Han : le monde des choses est en voie de disparition ; le monde concret et durable est érodé au profit d’un univers éphémère où le travail accompli par la main a laissé place au glissement des doigts sur l’écran du smartphone et à une “intelligence” artificielle, qui “pense à partir du passé”, est “aveugle à l’événement”.
“Seule la main reçoit le don de la pensée,” souligne Han. L’ère de la numérisation transforme les choses en simples acteurs traitant de l’information. Mais que deviennent les choses lorsque, pénétrées par les informations, elles s’immatérialisent ?
Le smartphone, la photographie numérique et l’intelligence artificielle sont les principales cibles de cette étude sur l’inhumanité en marche, dont le point d’orgue, a contrario, est un hymne émouvant au juke-box – la chose par excellence. “Son vrombissement lui vient des profondeurs du ventre, comme s’il était l’expression de sa volupté. Le son numérique est dénué de tout bruit de chose. Il est incorporel et lisse. Le son que le juke-box produit relève à la fois de la chose et du corps.” C’est l’une des métaphores les plus puissantes de Han que celle de ce juke-box, qu’il oppose à la musique numérique. Le juke-box, avec ses mécanismes bruyants et son esthétique rétro, incarne la résistance contre l’érosion du sensoriel et du tangible. Le son qu’il produit, chargé de « bruits de choses », contraste avec la pureté aseptisée des fichiers numériques, reflétant ainsi la richesse d’une époque révolue où la matérialité était synonyme de présence et d’authenticité.
Dans « La fin des choses – Bouleversements du monde de la vie« , Byung-Chul Han explore avec une finesse critique la dématérialisation du monde sous l’effet de la numérisation croissante. Han dépeint un tableau où les objets tangibles et les interactions physiques cèdent la place à un univers dominé par l’éphémère, où les gestes humains se limitent souvent à des effleurements sur des écrans tactiles et à des commandes vocales adressées à des assistants artificiels.
Han articule sa pensée autour de la disparition progressive du monde des « choses », remplacé par un espace numérique, symbolisé par des icônes comme Google Earth et le Cloud. Ces médiums, selon lui, transforment notre relation au monde en une expérience distante et dénuée de la matérialité qui ancre l’humain dans le concret. Le philosophe y voit une perte de l’engagement sensoriel et intellectuel de l’individu avec son environnement, ce qui, à terme, réduit la profondeur de notre expérience du monde.
Ce livre est sans doute l’un des essais les plus nostalgiques et polémiques de Han, où il ne cache pas son scepticisme voire sa critique acerbe de l’ère numérique. Il invite le lecteur à réfléchir sur ce que signifie vraiment le progrès et à quel prix il se fait. L’œuvre de Han est un appel poignant à ne pas oublier le monde des choses, à reconnaître la valeur de l’expérience physique et tangible qui forme le substrat de notre humanité.
Dans son style caractéristique, mêlant philosophie et critique culturelle, Byung-Chul Han offre une réflexion essentielle sur les transformations profondes de notre rapport au monde, imposées par la technologie et la numérisation. Son analyse est un vibrant plaidoyer pour un équilibre entre le virtuel et le tangible, où les deux sphères coexistent pour enrichir, plutôt que réduire, notre expérience du monde.
Né en Corée en 1959, Byung-Chul Han a étudié la philosophie, la littérature allemande et la théologie catholique en Allemagne. Docteur en philosophie, il a enseigné cette matière dans plusieurs universités, dont celle des arts de Berlin à partir de 2012, avant de se retirer de la vie académique. Ses ouvrages sont traduits dans de nombreuses langues.
Aux éditions Actes Sud : Dans la nuée. Réflexions sur le numérique (2015), Sauvons le beau. L’esthétique à l’ère numérique (2016), La Fin des choses. Bouleversements du monde de la vie (2021), Éloge de la terre. Un voyage dans les jardins (2023) et Vita contemplativa. Ou de l’inactivité (2024).