Au cœur de l’Allier, la forêt de Tronçais, l’une des plus majestueuses d’Europe, traverse une crise sans précédent. Réputée pour ses chênes centenaires, qui ont façonné les fûts de cognac et les charpentes des cathédrales, cette chênaie emblématique subit de plein fouet les effets du changement climatique. Sécheresses à répétition, vagues de chaleur extrêmes et affaiblissement des écosystèmes fragilisent un équilibre séculaire. Face à cette menace existentielle, l’Office national des forêts (ONF) mène une véritable course contre-la-montre : expérimenter, adapter, et surtout, transmettre aux générations futures les clés d’une résilience forestière. Entre désarroi et espoir, ce combat pour la survie d’un patrimoine naturel exceptionnel est aussi une lettre adressée aux descendants, témoignant d’un engagement sans faille pour préserver l’avenir des forêts françaises.
« La France périra faute de bois«
Jadis propriété des ducs de Bourbon, la forêt de Tronçais est devenue propriété de l’État sous François 1er. Au XVIIe siècle, Colbert a initié la rénovation et le reboisement de la forêt afin de créer une réserve de bois pour les chantiers de marine pour faire de la France une grande puissance maritime dans les siècles à venir. Le ministre édicte la première grande loi forestière de 1669 qui établit les premières règles sylvicoles, et détermine des objectifs à long terme de production de hautes futaies qui s’appliquent alors à Tronçais.
En 1669, les forêts de France sont en lambeaux. Paysans et nobles lutinent les forêts, pour se chauffer, faire marcher les forges, les tuileries, les verreries. On se remet à peine de la Fronde contre Louis XIV, et une guerre de trente ans contre les Habsbourg a révélé le terrible point faible d’un royaume qui pourtant rayonne en Europe : sa marine. « La France périra faute de bois », déclare Colbert. Pour dominer en mer dans les siècles à venir, il faut que la France puisse construire ses propres vaisseaux, et dispose de bois de bonne qualité en quantité. Le ministre choisit la forêt de Tronçais pour y planter les essences de chêne les plus à même de devenir les pièces centrales de navires qui feraient la gloire des générations de Français à venir. (Source : France culture, 2021)
Plus tard, la première révolution industrielle entailla la forêt nouvellement créée : 2/3 des futaies furent abattues pour fournir en bois les nouvelles forges. C’est aussi à cette époque que furent creusés des étangs pour fournir les forges en énergie hydraulique.
Entaillée à maintes reprises, Tronçais a repris ses droits et est aujourd’hui reconnue comme une forêt écologiquement riche avec un modèle de gestion durable, raisonnée, afin de garder un équilibre global des classes d’âge de peuplements forestiers. Cette gestion conduit à réaliser des éclaircies et à régénérer naturellement des peuplements. Le renouvellement des futaies adultes produit ainsi des bois exceptionnels. Les chênes d’exception de la forêt, pour certains plusieurs fois centenaires, sont utilisés pour la création de tonneaux de cognac ou de grands vins, l’ébénisterie (de renommée mondiale) ou, avec les bois les moins nobles, le chauffage. Elle est labellisée Forêt d’exception® depuis 2018, en raison de son patrimoine forestier remarquable. Certains chênes, nés il y a plus de 350 ans au cœur de cette Forêt d’exception®, ont traversé les siècles, car leur forme empêchait leur exploitation. Aujourd’hui, 19 spécimens sont reconnus arbres remarquables.

A l’épreuve du changement climatique
Aujourd’hui, la forêt est touchée par le changement climatique : « Au cœur de cette forêt de plus de 10.000 hectares, dont les chênes donnent depuis des siècles les fûts de cognac d’exception ou la charpente de cathédrales, un arbre se tient encore debout, ignorant qu’il est « presque déjà mort », explique Corentin Gervais, technicien forestier de l’ONF.
Ce chêne sessile a encaissé trop de coups. Il a eu trop soif, trop chaud, s’est affolé, a gaspillé ses dernières forces dans des repousses vouées à l’échec. Son houppier (sommet) est totalement dégarni, il a perdu trop de branches.
« L’an prochain, il ne sera plus là« , tranche le forestier, désignant par contraste son voisin, centenaire comme lui, qui « devrait s’en sortir« , avec son sommet constellé de jeunes branchettes serties de bourgeons printaniers.
Le chêne, roi d’une forêt française majoritairement composée de feuillus et qui représente à lui-seul 81 % du peuplement de Tronçais, traverse une crise majeure.
Le changement climatique a un impact significatif sur les chênes des forêts françaises. Les sécheresses répétées et les vagues de chaleur affectent leur santé, entraînant une augmentation notable de la mortalité. Selon l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), la mortalité des arbres en France métropolitaine est passée de 7,4 millions de mètres cubes par an entre 2005 et 2013 à 15,2 millions de mètres cubes par an entre 2013 et 2021, soit une hausse de près de 80 % en dix ans.
Cette dégradation est particulièrement préoccupante pour des essences majeures comme les chênes. Une étude publiée dans la Revue forestière française indique une augmentation de la défoliation atteignant jusqu’à 30 % pour le chêne sessile et le chêne pédonculé entre 1992 et 2016.
Ces chiffres soulignent la vulnérabilité croissante des chênes face aux changements climatiques en cours, mettant en péril la santé et la pérennité des forêts françaises.

Quels impacts sur la santé des forêts ?
Le changement climatique affecte significativement les chênes des forêts françaises, entraînant divers problèmes tels que le dépérissement, une croissance ralentie et une vulnérabilité accrue aux maladies et parasites :
Dépérissement accru : Depuis 2018, plus de 300 000 hectares de forêts publiques en France ont subi un taux de mortalité inédit, soit l’équivalent de 30 fois la superficie de Paris.
Ralentissement de la croissance : La croissance des arbres a diminué de 4 %, passant de 91,5 millions de mètres cubes par an entre 2005 et 2013 à 87,8 millions de mètres cubes par an entre
Augmentation de la mortalité : La mortalité des arbres a doublé en 10 ans, passant de 7,4 millions de mètres cubes par an entre 2005 et 2013 à 15,2 millions de mètres cubes par an entre 2013 et 2021.
Vulnérabilité aux parasites : Le manque d’eau rend les arbres plus vulnérables aux attaques parasitaires. Par exemple, dans l’est de la France, les scolytes ont décimé un tiers des forêts d’épicéas entre 2018 et 2022.
Ces données soulignent l’importance d’adapter la gestion forestière pour renforcer la résilience des chênaies face aux défis climatiques actuels et futurs.
Le hêtre, premier touché
La récolte de bois dépérissant est passée de 1.000 m³ à 24.000 m³ par an depuis 2020 à Tronçais. L’ONF estime que 70 % des peuplements de chênes et de hêtres y sont aujourd’hui en situation de vulnérabilité.
Plus que d’autres chênaies, celle-ci a subi de plein fouet une succession de sécheresses entre 2018 et 2020, accentuées par des périodes de fortes chaleurs, puis en 2023.
« Ça a commencé par le hêtre (environ 10 % des peuplements) », raconte Samuel Autissier, directeur de l’agence ONF du Berry-Bourbonnais, qui gère les forêts domaniales de l’Allier. Cet arbre, qui grandit sous le chêne, permet à ce dernier d’avoir « la tête au soleil et les pieds à l’ombre », ce qui favorise un tronc puissant et la finesse du grain du bois.
La mort du hêtre expose en pleine lumière le chêne, le déstabilise. « Quand, au 13 octobre 2023, il faisait 36 °C au sol à Tronçais, sur la canopée, on est monté à plus de 40 °C. On a eu des phénomènes d’embolie, avec des bulles d’air dans les vaisseaux empêchant la sève de circuler« , relate le forestier. Potentiellement fatal pour un arbre qui boit « 200 litres d’eau par jour ».
« On a des arbres qui sont morts en trois semaines, on n’avait jamais vu ça« , se souvient Loïc Nicolas, responsable du service forêt sur ce territoire. « On a connu des sécheresses, comme en 1976, avec des coins de France qui ont souffert. Mais ce qui fait peur, c’est que là, c’est généralisé à toute la forêt« , souffle-t-il.
À Tronçais, les plus vieux chênes sessiles, dont nombre sont nés au « petit âge glaciaire » de la fin du XVIIIe siècle, peinent à s’adapter. Passé la sidération, dès 2020, la riposte se met en marche. L’ONF lance des « îlots d’avenir » où sont testées sur deux hectares des essences plus prometteuses avec 4 °C de plus qu’à l’ère préindustrielle : séquoia, pin maritime, cèdre de l’Atlas, mais aussi d’autres chênes, vert ou liège.
« On teste une quinzaine d’espèces pour que les forestiers de 2100 aient une base de travail. C’est notre lettre aux descendants« , explique Samuel Autissier.
Coup de pouce
Au côté de ces îlots, la gestion forestière consiste notamment à favoriser le renouvellement de la chênaie : la moitié de la forêt se régénère naturellement, mais ailleurs, l’ONF donne « un coup de pouce ». Ainsi, une parcelle de chênes sessiles est enrichie de chênes pubescents, qui captent mieux l’humidité de l’air grâce aux poils sous leurs feuilles, ou de chênes verts, peu valorisés commercialement, mais qui résistent bien au feu et pourraient remplacer le hêtre comme compagnon. Les plants sont géoréférencés et surveillés.
« On introduit de la diversité, on compte aussi sur la capacité du chêne sessile à évoluer : 80 % du pollen qui féconde les fleurs femelles vient de l’extérieur de la parcelle. Ce brassage génétique renforce les chances de survie« , explique encore Samuel Autissier.
Jeudi, le 100.000ᵉ arbre a été planté à Tronçais : Lou, six ans, a porté un jeune chêne vert dans sa nouvelle demeure, accompagnée d’une petite troupe d’élèves d’écoles voisines.
Pour préserver la forêt, l’ONF introduit de nouvelles espèces plus résistantes. Cette implantation est indispensable pour assurer « l’avenir de la forêt de Tronçais », précise Samuel Autissier.
Photo d’en-tête : Forêt de Tronçais, au cœur de l’Auvergne (Allier – 03)