Une flotte mondiale de quelque 4 000 engins robotisés sous-marins est dispersée dans tous les océans du monde. Ces navires-robots sont appelés « flotteurs », bien qu’ils passent presque tout leur temps sous l’eau, plongeant à des milliers de mètres tout en effectuant des mesures de température et de salinité. Dérivant au gré des courants océaniques, ils font surface tous les dix jours environ pour transmettre leurs informations aux centres de données de Brest et de Monterey, en Californie. Les données sont ensuite mises à la disposition des chercheurs et des météorologues du monde entier.
Dans le puzzle du changement climatique, les océans de la Terre sont une pièce immense et cruciale. Ils constituent un acteur clé du système climatique de la Terre. Les océans agissent en effet comme un énorme réservoir de chaleur et de dioxyde de carbone, le gaz à effet de serre le plus abondant. Mais la collecte de données précises et suffisantes sur les océans pour alimenter les modèles climatiques et météorologiques a constitué un énorme défi technique.
L’avenir de la Terre est déterminé par l’océan
Au fil des ans, cependant, une image de base des schémas de réchauffement des océans a émergé. Le rayonnement infrarouge, visible et ultraviolet du soleil réchauffe les océans, la chaleur étant absorbée en particulier dans les basses latitudes de la Terre et dans les zones orientales des vastes bassins océaniques. Grâce aux courants poussés par les vents et aux schémas de circulation à grande échelle, la chaleur est généralement poussée vers l’ouest et vers les pôles, et se perd en s’échappant dans l’atmosphère et l’espace.
Cette perte de chaleur provient principalement d’une combinaison d’évaporation et de reradiation dans l’espace. Ce mouvement de chaleur océanique contribue à rendre la Terre habitable en atténuant les extrêmes de température locaux et saisonniers. Mais le transport de la chaleur dans les océans et sa perte éventuelle vers le haut sont influencés par de nombreux facteurs, tels que la capacité des courants et du vent à se mélanger et à s’agiter, entraînant la chaleur vers le bas, dans l’océan. Le résultat est qu’aucun modèle de changement climatique ne peut être précis s’il ne tient pas compte de ces processus compliqués de manière détaillée. Et c’est un défi de taille, notamment parce que les cinq grands océans de la Terre occupent 140 millions de kilomètres carrés, soit 71 % de la surface de la planète. D’une certaine manière, on peut penser que l’avenir du climat – l’avenir de la Terre – sera déterminé en partie par ce que nous ferons, mais aussi par la façon dont l’océan réagira.
La mesure du réchauffement de l’océan, à cet égard, cruciale. Alors que le système terrestre se réchauffe, la plupart de cette chaleur supplémentaire est en fait piégée dans l’océan. C’est une bonne chose que cette chaleur soit absorbée et séquestrée par l’océan, car cela ralentit le taux de changement de la température de surface. Mais en absorbant cette chaleur, l’océan se dilate. Et c’est ce qui entraîne l’élévation du niveau de la mer. L’océan pompe la chaleur dans les régions polaires, ce qui entraîne la fonte de la glace de mer et de la calotte glaciaire. Et nous savons qu’il commence également à modifier les schémas météorologiques régionaux. Dans ce contexte, il est très important de savoir où se trouve cette chaleur et comment la circulation océanique la déplace pour comprendre ce qui se passe actuellement dans notre système climatique et ce qui va se passer à l’avenir.
Surface et profondeurs
De manière traditionnelle, les océans sont surveillés par une constellation de satellites gérée par de nombreuses nations, est très important. Mais ils ne mesurent que la partie supérieure de l’océan. Ils ne pénètrent que de quelques mètres tout au plus. La plupart ne voient vraiment ce qui se passe que dans les quelques millimètres supérieurs de l’océan. Et pourtant, l’océan lui-même est très profond, de 5 à 6 kilomètres, partout dans le monde. Et c’est ce qui se passe dans les profondeurs de l’océan qui est crucial, car les choses changent dans l’océan. Il se réchauffe, mais pas de manière uniforme. Ce réchauffement est richement structuré, et tout cela est important pour anticiper ce qui va se passer à l’avenir.
Fournir de tels détails est l’objectif du programme Argo, géré par un consortium international impliquant 30 nations. Le groupe exploite une flotte mondiale de quelque 4 000 engins robotisés sous-marins dispersés dans tous les océans du monde. Ces navires sont appelés « flotteurs », bien qu’ils passent presque tout leur temps sous l’eau, plongeant à des milliers de mètres tout en effectuant des mesures de température et de salinité. Dérivant au gré des courants océaniques, les flotteurs font surface tous les dix jours environ pour transmettre leurs informations aux centres de données de Brest, en France, et de Monterey, en Californie. Les données sont ensuite mises à la disposition des chercheurs et des météorologues du monde entier.
Le système de robots Argo
Le système Argo, qui produit plus de 100 000 profils de salinité et de température par an, constitue une amélioration considérable par rapport aux méthodes traditionnelles, qui reposaient sur des mesures effectuées à partir de navires ou de bouées. En effet, avant Argo, le principal moyen d’obtenir des informations sur la subsurface, en particulier sur la salinité, était de les mesurer à partir de navires, ce qui est assez coûteux. Il s’agit de navires de recherche qui utilisent des instruments très sensibles et dont l’équipage est essentiellement formé de scientifiques. Ces navires sont extrêmement utiles mais pour obtenir une couverture mondiale des océans, le coût est tout simplement prohibitif. Et de fait, il n’y a pas assez de navires de recherche dans le monde pour faire cela. Les scientifiques ont donc décidé d’exploiter la robotique pour résoudre ce problème.
Ces robots passent 90 % de leur temps à 1 000 mètres sous la surface de l’océan – un environnement où il fait sombre et froid. Susan Wijffels, scientifique principale à la Woods Hole Oceanographic Institution à Cape Cod, Massachusetts, et coprésidente du comité directeur d’Argo explique dans une interview à EEE Spectrum le processus : « Un flotteur dérive là pendant environ neuf jours et demi. Ensuite, il se réduit un peu en volume, ce qui augmente sa densité par rapport à l’eau de mer qui l’entoure. Cela lui permet ensuite de descendre jusqu’à 2 000 mètres. Une fois-là, il arrêtera sa trajectoire descendante et allumera son ensemble de capteurs. A partir du moment où il a collecté le complément de données prévu, il se dilate, réduisant sa densité. Lorsque l’automate, plus léger que l’eau, remonte vers la surface, il prend une série de mesures dans une seule colonne. Puis, une fois qu’il a atteint la surface de la mer, il nous transmet ce profil via un système satellitaire. Et nous obtenons également la localisation de ce profil grâce au réseau de satellites du système de positionnement global. La plupart des flotteurs Argo en mer mesurent actuellement la température et la salinité avec un niveau de précision assez élevé ».
Ces données arrivent ensuite à terre depuis le système satellitaire vers des centres de données nationaux. Elles sont codées et vérifiées, puis envoyées immédiatement. Elles sont connectées à l’Internet dans un centre mondial d’assemblage des données, mais elles sont également envoyées immédiatement à tous les centres de prévision opérationnels du monde. Les données sont donc partagées librement, dans les 24 heures, avec tous ceux qui veulent les consulter. Grâce au flux de données, on dénombre plus d’un article scientifique par jour qui sort en utilisant Argo.
De nouveaux courants océaniques dont nous ne savions rien
« Nous avons découvert grâce à Argo de nouveaux systèmes de courants dont nous ne savions rien… Il s’agit d’une véritable révolution dans notre capacité à faire des découvertes et à comprendre le fonctionnement de l’océan » fait valoir Susan Wijffels. Le changement climatique n’est qu’une des questions pour lesquelles Argo a été conçu. Il est maintenant utilisé pour étudier presque tous les aspects de l’océan, du mélange des eaux à la cartographie de la circulation profonde, des courants dans les profondeurs de l’océan. Nous disposons maintenant de cartes très détaillées de la surface de l’océan grâce aux satellites, mais il est en fait très difficile de comprendre ce que sont les courants dans les profondeurs de l’océan. Cela est particulièrement vrai pour les courants lents, et non pour les turbulences, qui sont partout dans l’océan comme dans l’atmosphère. C’est maintenant possible parce que Argo fournit aux scientifiques une carte des champs de pression. C’est à partir de ces champs de pression, que les chercheurs peuvent déduire les courants. Ils ont ainsi découvert, grâce à Argo, de nouveaux systèmes de courants que personne ne connaissait auparavant. Les chercheurs utilisent ces connaissances pour étudier le champ de tourbillons océaniques et la façon dont il déplace la chaleur dans l’océan.
C’est grâce à ce système technologique que l’on sait aujourd’hui observer le comportement des grands courants marins. C’est le cas notamment d’un courant majeur de l’océan Atlantique qui est déjà en train de ralentir, probablement en partie à cause du changement climatique causé par l’homme. Selon une étude publiée ce 6 juin dans la revue Nature Climate Change, les scientifiques ont découvert que si la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC) s’effondrait complètement, il y aurait des répercussions jamais prévues auparavant.
Les chercheurs ont déterminé que, sans l’AMOC, l’océan Pacifique tropical se refroidirait, et les alizés s’intensifieraient et se déplaceraient vers le sud. L’état climatique en résultant ressemblerait à une La Niña permanente et pourrait déclencher des moussons et des inondations catastrophiques dans le Pacifique Sud, ainsi qu’une augmentation de la sécheresse et de la chaleur dans certaines parties de l’Amérique du Nord. En d’autres termes : Si les actions humaines font déraper l’AMOC, le chaos climatique qui s’ensuivra sera encore pire et plus étrange que prévu.
Image d’en-tête : visualisation de la flotte Argo dans le Pacifique – NASA Scientific Visualization Studio