À quelques mois de la COP28 de Dubaï, de faux comptes fleurissent sur Twitter pour défendre les Émirats et leur ministre de l’Industrie, patron du principal groupe pétrolier du pays et président de la prochaine conférence sur le climat. Cette manipulation, qui se double d’un greenwashing sur Wikipédia, ne va pas améliorer l’image des Émirats, ni celle d’une COP28 déjà décriée.
Ils ou elles (surtout elles) s’appellent Ben, Brianna, Emma, Caitlin ou Chloé. Elles affichent sur Twitter une photo de profil sensuelle et se présentent comme scientifique, avocate ou ingénieur en environnement. Leur point commun : ces écologistes enthousiastes sont très optimistes sur le rôle dans la promotion de l’action climatique des Émirats arabes unis et du dirigeant pétrolier Sultan Al Jaber, également ministre de l’Industrie et surtout président de la prochaine COP28, qui doit se tenir du 30 novembre au 12 décembre 2023 à Dubaï. Sur Twitter, leurs messages vantent par exemple « la passion » d’Al Jaber pour « l’action climatique » et affirment même que dans ce domaine, il pourrait « changer la donne ».
De faux comptes Twitter pour manipuler l’information
Mais la principale particularité de ces personnes, c’est qu’elles n’existent pas, elles ne sont pas réelles. Impossible de retrouver ailleurs en ligne une trace de leur existence. Il s’agit en fait de faux profils identifiés par les chercheurs sous le nom de « blondes américaines ». Leurs photos, qui ressemblent parfois à des dessins d’un roman fantastique, ont apparemment été concoctés à l’aide d’un générateur d’images alimenté par l’intelligence artificielle.
Selon une analyse menée par Climate Action Against Disinformation (CAAD), tous ces profils ont été créés en quelques heures en août 2022, puis ont régulièrement publié des messages similaires presque simultanément, y compris des retweets de l’ambassade des Émirats à Washington. Leur objectif ? Manipuler l’opinion et vanter les mérites des actions en faveur du climat prétendument menées par les Émirats et le Sultan Al Jaber, président de la COP28 et dirigeant de la compagnie pétrolière publique ADNOC (Abu Dhabi National Oil Company). La CAAD a ainsi détaillé un « effort coordonné » impliquant au moins 28 comptes avec des « schémas suspects » de tweets.
Les spécialistes interrogés par l’AFP ont même identifié plusieurs dizaines de comptes impliqués dans ce type d’offensives pro-Émirats : c’est le principe de l’« astroturfing », une technique visant à influencer l’opinion publique sur les réseaux sociaux, grâce à une action coordonnée donnant l’illusion d’une campagne populaire. L’analyste de la désinformation numérique Marc Owen Jones a ainsi partagé avec l’AFP une liste de 93 comptes impliqués dans cette manipulation. Selon Jamie Henn, directeur de Fossil Free Media, en dix ans de négociations climatiques de l’ONU, on n’a « jamais vu une campagne de désinformation aussi étendue ».
Et cela ne s’arrête pas là. Le journal anglais The Guardian a aussi pris Sultan Al Jaber en flagrant délit de « greenwashing » de sa fiche Wikipedia. Un anonyme a en effet suggéré aux éditeurs de l’encyclopédie en ligne de retirer la référence à un article du Financial Times qui pointait la contradiction entre la nomination d’Al Jaber comme président de la COP28 et ses activités pétrolières. Cet internaute non identifié a également proposé d’enlever la mention d’un accord de quatre milliards de dollars signé en 2019 par le dirigeant avec deux géants américains de l’investissement, BlackRock et KKR, pour développer des oléoducs. Cet anonyme préconise plutôt d’expliquer que la compagnie pétrolière utilise ses bénéfices pour « investir dans les technologies de captage du carbone et les carburants verts ». Surprise : cet anonyme a finalement reconnu être payé par l’ADNOC, la compagnie dirigée par Al Jaber. Le responsable marketing de la COP28, Ramzi Haddad, a aussi ajouté plusieurs citations décrivant Al Jaber comme le « premier PDG à la présidence de la COP qui a joué un rôle clé dans le chemin à suivre par le pays en matière d’énergie propre » ou le présentant comme « le genre d’allié dont le mouvement climatique a besoin ».
COP28 de Dubaï : les élus occidentaux et les ONG s’interrogent
Ces tentatives de manipuler l’information visent à contrer les interrogations croissantes qui entourent depuis le début le choix des Émirats arabes unis pour organiser la prochaine COP, puis celui de nommer un patron de l’industrie pétrolière comme président de la conférence.
Le 23 mai dernier, plus de 130 élus du Congrès américain et du Parlement européen exhortaient ainsi le président américain Joe Biden, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, à « faire pression pour que les Émirats arabes unis renoncent à la nomination de Sultan Al Jaber ». Dans leur lettre, les élus demandaient également de limiter « l’influence des industries polluantes » dans ces réunions climatiques, déplorant la présence grandissante des lobbys pétroliers et gaziers dans les COP.
La nomination de Sultan Al Jaber pour présider la prochaine conférence de l’ONU sur le climat avait déjà été vivement critiquée en janvier par une centaine d’ONG. Pour l’organisation Climate Action Network International, « la nomination de Sultan Al Jaber à la présidence de la COP28, alors qu’il occupe le poste de PDG de la compagnie pétrolière nationale d’Abu Dhabi, constitue un conflit d’intérêts scandaleux. La menace constante des lobbyistes des combustibles fossiles lors des négociations a toujours affaibli les résultats de la conférence sur le climat, mais cette situation atteint aujourd’hui un niveau dangereux et sans précédent ».
Difficile en effet d’imaginer que ce PDG et ministre puisse œuvrer contre les intérêts de son pays et de son entreprise. En 2021, Al Jaber plaidait ainsi pour « investir 600 milliards de dollars tous les ans dans le pétrole jusqu’en 2030, pour satisfaire la demande mondiale ». Pour tenter de verdir son image, il a appelé, le 7 juin dernier à un développement rapide des énergies renouvelables et a reconnu que « la réduction progressive des combustibles fossiles est inévitable ».
Même si les Émirats arabes unis se sont engagés à atteindre la neutralité carbone en 2050, le pays reste aujourd’hui l’un des principaux exportateurs de pétrole du monde. C’est à cette énergie fossile que la pétromonarchie doit sa croissance fulgurante depuis un demi-siècle, et les Émirats sont bien installés dans le top 5 mondial des pays les plus émetteurs de CO2 par habitant. On fait sans doute mieux comme lieu d’accueil d’une conférence sur le climat.
Plus que sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre et sur l’abandon progressif des énergies fossiles, Al Jaber mise avant tout sur les technologies de « capture du carbone ». Une logique qui ne l’empêche pas, ainsi, en tant que patron de l’ADNOC, de chercher à augmenter sa production de pétrole brut de 3 millions de barils par jour en 2016 à 5 millions d’ici 2030. L’attribution de la COP28 profite ainsi clairement aux objectifs de greenwashing et de soft power de la pétromonarchie du Golfe. Mais ce choix va-t-il réellement profiter à la lutte contre le changement climatique ? Avec de nombreux élus, ONG et experts du climat, on peut sérieusement en douter.
De plus, les ONG de défense des droits de l’homme sont également inquiètes : elles redoutent une COP28 complétement étouffée par les organisateurs, dans un pays où toute critique est interdite. Au nom de la sécurité et de la stabilité, les Émirats arabes unis pratiquent en effet une politique de tolérance zéro vis-à-vis de toute critique : la surveillance électronique y est généralisée, les voix dissidentes en prison ou harcelées. De plus, l’invitation à la prochaine COP de Bachar-al-Assad n’est pas non plus vu somme un bon signe pour les défenseurs des droits de l’homme. La COP28 s’annonce donc plus que jamais clivante et sulfureuse.
Simon Vernier, Chroniqueur invité
Photo d’en-tête : Al-Jaber, ministre de l’Industrie des Émirats arabes unis lors de son discours à la COP26 à Glasgow, en Écosse, le 10 novembre 2021. AP Photo/Alberto Pezzali